L'ethnologie de la Corse
 
« Dans la tête de chaque Corse, il y a une Corse dessinée.
L’île est partout. Elle est partout en elle-même.
Cela donne des phénomènes étranges, comme cette habitude qu’ont tous les Corses de découvrir dans le contour d’une montagne, dans le dessin d’un caillou ou dans les fentes des murs, dans la silhouette d’un nuage ou sur l’écorce d’un arbre, le profil de l’île.
« Mi ! (Tiens !) La Corse ! » disent les enfants lorsqu’ils retrouvent, une fois encore, dans un émerveillement inépuisable, le dessin de la Corse produit par la nature. »
 

1Si la Corse peut apparaître comme la plus proche des îles lointaines, ethnologiquement, elle demeure la plus lointaine des îles proches.

Avec une histoire qu’ouvre l’Odyssée et que traversent les Celtes, les Ibères, les Grecs, Carthage, Byzance, les Étrusques, les Romains, les Vandales, les Sarrasins, les Pisans, les Aragonais, les Génois, les Français, les Anglais, un roi allemand, un conseiller de tsar, un empereur – qui, à sa façon, voulut unifier le continent –, dix-neuf changements de domination depuis les Romains et trente-sept révoltes générales, la première Constitution (dix ans avant l’Amérique, trente ans avant la France), cette petite île n’en finit pas d’« étonner le monde », selon les termes de Rousseau, pressenti pour rédiger le texte de cette Constitution.

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2Les rapports pour le moins complexes qu’elle a entretenus et entretient encore avec la France ajoutent encore à la difficulté d’une anthropologie de l’ici dont le premier problème reste la définition de son ailleurs. Les relations entre l’île de Corse et l’État français sont en effet entachées par le péché originel de la conquête militaire de 1769 : « Si d’un côté l’État c’est l’ennemi, l’autre, le joug abhorré de l’étranger, une invention continentale ; de l’autre, l’État est le père nourricier dont on attend tout » [Tafani, 1986 : 1083]. Ainsi, chaque développement continental de l’actualité insulaire contemporaine rappelle-t-il les propos du duc de Choiseul : « Si d’un coup de trident on pouvait mettre la Corse sous la mer, il faudrait le faire. » Ou encore ceux, rapportés par le journaliste monarchiste Jacques Bainville, de deux administrateurs en poste dans l’île : « Pour faire quelque chose de la Corse, il eût fallu commencer par en supprimer les indigènes en leur réservant quelque coin de territoire et suivre l’exemple des Américains avec les Iroquois et les Sioux […] » [cité par Culioli, 1990 : 44]. Cette anthropologie sans homme n’empêche pas de constater que malgré les critiques, « toujours conquis, mais jamais intégrés, les Corses défièrent le temps historique pour émerger en cette fin de millénaire comme une survivance miraculeuse » [id. : 9]. Tout peuple, en effet, « vit, subit, et exprime son histoire plus qu’il ne la connaît et ne la domine », et c’est « dans l’interaction entre les individus et cette tempête qui les emporte [que] se joue ce qu’on nomme la culture » [ibid.].

3La Corse n’est pas un terrain ethnologique nouveau. Bien après les travaux princeps – de Maximilien Bigot [1887] à Isac Chiva [1963] – elle a été investie par des recherches qui, depuis les années 1970-1980, font référence, tant pour le monde rural et agropastoral insulaire [Lenclud, 1977 ; Ravis-Giordani, 1978, 1983] que pour les coutumes, le légendaire, les pratiques magiques [Desideri et Thievant, 1994], le symbolique [Caisson, 2003, 2004]. Les travaux ont également porté sur les côtés obscurs d’un terrain quelque peu inconfortable, en particulier sur le clanisme [Briquet, 1997] – système « parallèle » surajouté au système de la République, qu’il utilise, noyaute et pervertit. Les chercheurs locaux, issus de l’Université de Corse, ont, quant à eux, promu l’herméneutique des territoires, l’imaginaire insulaire, la centralité de l’oralité, les formes structurantes de l’identité [Bosseur-Salini et al., 1987 ; Pula, 1994, 1997 ; Segni, 1996]. De l’ethnographie de la communauté rurale à une anthropologie impliquée de l’acteur insulaire, la Corse apparaît ainsi à la fois comme un objet et un sujet ethnologique à part entière [pour une synthèse, Galibert, 2003, 2005].

4Or, en dépit de cette richesse, ces travaux continuent de véhiculer l’image d’une société ancestrale et rurale, communautaire, où sont mis en relief des aspects exotiques négatifs (immobilisme, politique, violence, non-droit, subventions, racisme…). Parfois même le regard des chercheurs est happé par le prisme de la présentation des insulaires par eux-mêmes et devient la dupe d’aspects stéréotypés (vendetta, honneur…). Ainsi, face à la Corse contemporaine, l’ethnologie a, au mieux, appliqué l’approche classique avec les codes et les outils de la discipline, saisissant par exemple l’instantanéité de la vie du berger d’hier, mais sans s’interroger sur sa situation d’aujourd’hui, ou fixant le chant dans son aspect immuable et non dans ses modalités dynamiques. La Corse s’est ainsi trouvée inévitablement réifiée telle une Laputa suspendue et flottant hors de l’espace et du temps de la Méditerranée. Force est de reconnaître que le terrain du traditionnel a masqué celui du contemporain : l’insistance sur la Corse traditionnelle a rendu invisible la Corse contemporaine. Or, quoiqu’ils s’en défendent, ce que les ethnologues prenaient pour un glissement de terrain [Ravis-Giordani, 2003] était bel et bien un terrain glissant de leurs mains. Les mutations dans l’approche anthropologique qui auraient dû enregistrer les transformations sociétales n’ont tout simplement pas eu lieu.

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5La modernité et les dynamiques sociétales ont donc été plutôt investies par les sociologues dont plusieurs contribuent à ce numéro [Dressler, 2005, 2006 ; Meistersheim, 1991, 1997, 2001], les essayistes [Carrington, 1981 ; Culioli, 1990 ; Gil, 1984 ; Giudici, 1996], les journalistes [Andreani, 1999 ; Casta et Antonmarchi, 1995], les géographes [Castellani, 1994 ; Martinetti, 1989 ; Simi, 1981] ou les érudits locaux et folkloristes [Multeddo, 1982] – voire par des chercheurs de domaines traditionnellement plus prégnants dans l’île, comme l’histoire [De Franceschi, 1986 ; Pomponi, 1981], l’ethnohistoire [Casanova, Ravis-Giordani et Rovere, 2005], l’archéologie [De Lanfranchi et Weiss, 1997] ou la littérature [Mediterraneans, 2001 ; Thiers, 1989]. C’est sur l’invisibilité de la Corse d’aujourd’hui que cette livraison d’Ethnologie française se propose de réfléchir.

Un numéro-labyrinthe

6Île la moins peuplée de Méditerranée (277 000 habitants), caractérisée à la fois par une faible densité de population (32 hab./km2) avoisinant parfois même la désertification et par une forte polarisation citadine (90 000 hab. pour Ajaccio et Bastia), la Corse est marquée par le vieillissement de sa population (25 % de plus de 60 ans), une structure d’emploi fortement tertiarisée (66 %) dont le premier employeur est la fonction publique.

Elle se trouve aujourd’hui devant l’obligation de gérer tant la protection d’un environnement exceptionnel, et donc exceptionnellement fragile et menacé, que l’émergence des questions de précarité et de pauvreté, sur fond de mutations des valeurs et des comportements.

7Mais la Corse se distingue aussi par son inventivité dans le domaine de la protection de l’environnement, du développement durable, des actes citoyens pilotes (comme la suppression des sacs plastique), dans la dynamique de ses festivals et associations (Festival du vent de Calvi, Université rurale de Bocognano, Journées de réflexion de l’association Scopre à Marignana, Semaine philosophique au Lazaret d’Ajaccio), ainsi que dans ceux de la création artistique, musicale ou littéraire : une île qui s’ouvre.

La Corse est ainsi, également, une région française comme les autres, avec des acteurs sociaux connectés à la fois sur le local et sur l’extérieur, sur la singularité et sur la mondialisation [Galibert, 2007].

8L’île, ce n’est pas nouveau, constitue un miroir de la France :

« un microcosme qui réunit tellement d’aspects de la société française d’aujourd’hui, des peuples méditerranéens, des îles et de l’insularité, du monde dans lequel nous vivons et de l’existence humaine.

Cette île flottante est en quelque sorte un cuirassé, son histoire et sa présence ont à voir avec les limites, les frontières, les intégrations, les ségrégations, la tolérance et l’intolérance, les minorités, les groupes ethniques, les communautés linguistiques et religieuses, les questions de couleur et de répression, de civilisation et de barbarie »

[Kenneth Brown, 2001, Mediterraneans, présentation].

9S’il existe une frilosité toute nordique à l’approche des Sud anthropologiques, l’insularité a tout à voir avec :

« un laboratoire de recherche particulièrement stimulant pour appréhender toute la gamme des relations possibles avec l’autre qui n’est ici ni trop proche ni trop lointain, ni trop petit ni trop grand […] ; comparatisme à bonne distance, ni englué dans la contemplation des différences marginales, ni emporté dans le tourbillon de spéculations incontrôlables »

[Bromberger et Durand, 2001 : 733-766].

10Cette livraison dEthnologie française s’efforce de proposer une vision plus contemporaine de l’île.

Cette perspective révèle aussi bien la tension entre la défense et la transformation de ses aspects les plus traditionnels que ses facettes les plus modernistes.

De ce fait, les articles proposent parfois des points de vue différents sur le même sujet et ce numéro que le lecteur a entre les mains est comme un labyrinthe ou un rhizome souterrain, par lequel les textes s’interpellent ou s’évitent.

11Rien d’étonnant à cela puisqu’en Corse les rapports humains – dans tous les domaines de la vie sociale, que ce soit le groupe familial, la lutte politique, le sport ou la recherche – sont mus par la passion, prenant volontiers les formes de l’envie et de l’affrontement, convoquant des points de vue opposés, provoquant des frictions et des combats.

Ils s’illustrent dans les figures de l’île décrites par Anne Meistersheim [1997, 2001] que sont l’ambivalence, l’ouverture/fermeture, la nécessité du secret, l’usage des masques, la théâtralisation par le tragique ou la dérision, caractéristiques d’une société d’interconnaissance.

Du riacquistu aux nouvelles identités

12Ces figures ont été actives dans l’élaboration même de ce numéro – véritable expérience de rencontre entre des approches et des visions différentes.

Ainsi certaines contributions se complètent-elles, ou, au contraire, semblent-elles critiques les unes par rapport aux autres, par exemple lorsqu’il est question du riacquistu, des savoir-faire, de la patrimonialisation.

En ce sens, ce numéro est bien « politique » – et non polémique.

Sans doute moins dans l’acception proposée par Wanda Dressler lorsqu’elle souligne la distance entre les politiques corse et continentale, le donné à voir et le non-vu, ou l’analyse de l’histoire corse des trente dernières années, que dans la position à laquelle oblige en un sens l’objet même (en Corse, dit-on, on n’existe pas si l’on n’a pas d’ennemi).

13Ainsi l’entrée par le thème de la langue produit-elle des analyses différentes selon la perspective du chercheur : Jean-Marie Arrighi parle de l’intérieur, tandis qu’Alexandra Jaffe, ethnolinguiste américaine, s’efforce d’appréhender l’évolution de la société corse contemporaine à travers celle de sa langue.

Un autre regard extérieur, celui d’Elena Filippova, anthropologue russe, est interpellé par les proximités entraperçues entre la situation corse et la mise en sommeil de l’anthropologie russe, dans les États nés de l’effondrement de l’Empire soviétique.

14La Corse n’en finit plus de se réinventer des identités.

Depuis 1990, à l’appel de groupes associatifs, de syndicats et de partis politiques, on cherche à instaurer le 8 décembre comme « fête nationale » de l’île.

À travers l’analyse du discours lycéen et l’observation des représentations symboliques qui accompagnent cette  « renaissance », Eugène Gherardi s’interroge sur la question scolaire en Corse depuis la troisième République.

15De même, Bernard Biancarelli et Christine Bonardi cherchent à cerner la profondeur historique (voire archéologique) de quelques figures qu’ils qualifient de « monstres » anthropologiques – Atlantes, Shardanes, constitution de l’île en roue zodiacale ou en paradis originel – et qui participent, par leur longévité, à la production symbolique d’une identité largement mythique mais toujours revendiquée.

16Et c’est cela aussi qu’il importait de donner à voir : l’extrême beauté de cette île, sa beauté violente qui laisse muet et émerveillé, dans la position d’un philosophe enfant tout habité d’un monde que l’on ne peut appréhender autrement qu’en s’y donnant – un peu, beaucoup, passionnément.

17La Corse serait-elle inévitablement marquée de la double empreinte de sa proximité et de son éloignement par rapport au continent – à la France ?

Y aurait-il, de ce fait même, une vision déformante, d’un côté comme de l’autre de la mer, qui, en quelque sorte, demanderait à être redressée, corrigée par un bilan de ces strabismes, une transformation de la focale d’appréhension, voire la nécessité d’une multiplication des approches, des postures, des méthodes d’enregistrement du réel ?

Telles semblent bien être, chacune à sa façon, l’interrogation de Max Caisson sur les chances historiques manquées d’une ethnologie de la Corse, « denrée rare » à ses yeux, par rapport notamment à l’entreprise volontariste de la demologia italienne, et celle de Philippe Pesteil sur une anthropologie de l’institution universitaire corse dont il déconstruit sans concession les orientations et les oblitérations.

18On ne saurait donc s’étonner de ce que notre échappée anthropologique s’ouvre aussi à des représentants de disciplines proches (histoire, sociologie politique, linguistique, littérature).

C’est ainsi que Marco Cini étudie la dynamique des relations de l’île avec l’Italie voisine.

André Fazi, pour sa part, sort l’île de son isolement, en inscrivant l’histoire de ses rapports au pouvoir national dans celui des îles de la Méditerranée occidentale.

19Le riacquistu occupe une place centrale dans les contributions ici rassemblées.

On ne saurait s’en étonner car ce mouvement (politique, culturel, associatif) des années 1970/1980 sert de trait d’union entre la Corse d’hier et celle d’aujourd’hui.

Cette « prise de conscience identitaire », contemporaine des événements d’Aléria, s’est concentrée sur la réappropriation d’une culture volontiers désignée comme traditionnelle.

Anne Meistersheim, qui fut une actrice de la première heure du mouvement associatif et une fine analyste de son devenir contemporain, en livre un bilan à la fois vivant et nostalgique en mettant l’accent sur la singularité de ce cultural revival insulaire par rapport aux autres régions françaises.

Elle tire le fil rouge de cette réappropriation jusqu’à un aujourd’hui quelque peu désenchanté et pourtant volontariste, sous la forme d’une interrogation sur ce que la Corse peut être et devenir.

Si Wanda Dressler refait le parcours de cette même période, c’est sous l’angle des dynamiques politiques qui ont agité la société corse de ces trente années, la conduisant aujourd’hui à des choix capitaux pour l’avenir même de l’île.

Quant à Geneviève Michon et Jean-Michel Sorba, ils étudient un projet européen, tourné vers l’avenir en même temps qu’héritier du riacquistu, et proposent une anthropologie en acte, impliquée.

20Enfin, pour enrichir le tableau culturel du contemporain, la parole a été donnée aux responsables de deux de ses plus grandes institutions : le Musée anthropologique de Corse et l’Université de Corte.

Jean-Marc Olivesi et Dumenica Verdoni en exposent ici les orientations, réalisations et projets.

21Au milieu du xviiie siècle, Pasquale Paoli prévint un jour James Boswell – jeune voyageur anglais venu lui rendre visite à Corte et qui publia un livre sur son séjour [1765] – en le priant de rapporter ce qu’il aurait vu :

« Un homme qui arrive de la Corse sera comme un homme qui arrive des Antipodes. »

Lors des journées de Bercy de janvier 1996, le philosophe Jean-Toussaint Desanti, présentant un briquet blasonné du drapeau à tête de Maure et estampillé made in China comme métaphore d’un universalisme pouvant être aussi bien négateur que promoteur de différence, s’interrogeait :

« Faut-il le regretter ? Non, car s’il n’y a pas d’ailleurs, il n’y a pas d’identité. S’il n’y a pas de Chine, il n’y a pas de Corse. »

À deux siècles d’intervalle, ces anecdotes rappellent que l’insularité n’est pas l’isolement, comme ce numéro s’efforce d’en faire la démonstration en abordant la question des identités et des territoires, comme celle des terrains sensibles, voire minés.

Il n’en demeure pas moins que la difficulté et la complexité de l’approche anthropologique tiennent pour partie à ce que la Corse n’est pas simplement un objet.

Cette île, dont, au matin, les montagnes bleues jaillissent de la mer, et dont, le soir, les senteurs du maquis se diluent dans les vagues, serait-elle décidément trop belle pour être pensée ? ?

 

Source : L'ethnologie de la Corse : pistes et hors piste

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