La frégate la Belle Poule, Antoine Léon Morel-Fatio  © Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais - Giovanni Dagli Orti

La frégate la Belle Poule, Antoine Léon Morel-Fatio © Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais - Giovanni Dagli Orti

FAIRE REVENIR NAPOLÉON EN FRANCE :

À BORD DE LA BELLE POULE EN 1840.

Le 7 juillet 1840.
La frégate la Belle Poule, commandée par le prince de Joinville, troisième fils du roi Louis-Philippe, appareillait de Toulon pour aller chercher à Sainte-Hélène les cendres de l’Empereur Napoléon 1er que La Grande-Bretagne acceptait de nous restituer.
À 25 ans, Philippe de Rohan-Chabot  alors attaché d'ambassade à Londres, accompagne François d'Orléans, prince de Joinville.

La Mission de Sainte-Hélène arriva à l’île de Saint-Hélène le 8 octobre après des escales festives et mouvementées à Cadix, Madère, Santa Cruz de Ténériffe et Bahia (au Brésil).

L’exhumation et l’identification du corps eurent lieu le 15 octobre, avant le retour et l’achèvement de la mission en apothéose  aux Champs-Elysées et aux Invalides le 15 décembre.

Cet événement constitue l’un des éléments majeurs de la construction de la légende napoléonienne.

François d’Orléans, prince du sang royal de France, prince de Joinville, est le troisième fils et septième enfant de Louis-Philippe, duc d'Orléans puis roi des Français et de Marie-Amélie de Bourbon, princesse des Deux-Siciles. Il est né le 14 août 1818 à Neuilly-sur-Seine et est décédé à Paris le 16 juin 1900.  C’est un membre de la maison capétienne d’Orléans.(  Franz Xaver Winterhalter  )

François d’Orléans, prince du sang royal de France, prince de Joinville, est le troisième fils et septième enfant de Louis-Philippe, duc d'Orléans puis roi des Français et de Marie-Amélie de Bourbon, princesse des Deux-Siciles. Il est né le 14 août 1818 à Neuilly-sur-Seine et est décédé à Paris le 16 juin 1900. C’est un membre de la maison capétienne d’Orléans.( Franz Xaver Winterhalter )

Philippe-Ferdinand-Auguste de Rohan-Chabot (1815-1875), comte de Jarnac, militaire et diplomate français. En 1840, à 25 ans, alors attaché d'ambassade à Londres, il accompagne François d'Orléans, prince de Joinville, fils de Louis-Philippe, capitaine de vaisseau commandant la frégate La Belle Poule à Sainte-Hélène, pour aller chercher les "cendres" de Napoléon Ier.(  Étienne-Gabriel Bocourt )

Philippe-Ferdinand-Auguste de Rohan-Chabot (1815-1875), comte de Jarnac, militaire et diplomate français. En 1840, à 25 ans, alors attaché d'ambassade à Londres, il accompagne François d'Orléans, prince de Joinville, fils de Louis-Philippe, capitaine de vaisseau commandant la frégate La Belle Poule à Sainte-Hélène, pour aller chercher les "cendres" de Napoléon Ier.( Étienne-Gabriel Bocourt )

Le 8 octobre à l’aube.

Tous les passagers sont sur le pont pour voir surgir des flots l’île de Sainte-Hélène. 

La Belle Poule arrive par le sud de l’île et croise le petit rocher de George Island, repérable car couvert de guano, puis passe au large de Prosperous Bay d’où l’on aperçoit le plateau de Longwood  et défile devant l’imposant massif du Barn, dont la forme évoque une silhouette bien connue, avant d’arriver dans la baie de Jamestown, encombrée d’une douzaine de navires dont l’un arbore un pavillon tricolore.

Le prince de Joinville manœuvre habilement pour venir jeter l’ancre en plein milieu de la baie, arrachant au passage le beaupré d’un bâtiment anglais.


Le commandant du port, le commandant de la place, le secrétaire colonial Mr Seale, Mr Salomon, négociant et consul de France, des civils que Bertrand et Gourgaud reconnaissent, montent à bord souhaiter la bienvenue, ainsi que le fils du gouverneur Middlemore, lequel est âgé et souffrant.

En effet, le brick Dolphin est arrivé depuis une dizaine de jours, apportant les intentions et recommandations du gouvernement anglais.

Le bâtiment français présent est le brick L’Oreste, en route pour renforcer la flotte bloquant le Rio de la Plata dans le conflit contre le dictateur argentin Rosas.

Il est commandé par le capitaine Doret que Bertrand et Gourgaud retrouvent avec plaisir car, jeune officier à Rochefort en 1815, il a participé aux projets d’évasion de l’Empereur vers les Etats-Unis.

Il a quitté Cherbourg le 31 juillet et a été chargé de faire un détour pour apporter des courriers à la Mission, ainsi qu’amener un pilote de la Manche pour faciliter le retour à Cherbourg.

Dans une lettre à son fils, la reine Marie-Amélie exprime ses vives inquiétudes sur la politique belliciste du président Thiers, sa crainte d’une guerre avec l’Angleterre.

Le prince sait bien que sa mère ne parlerait pas de la sorte sans l’avis de son mari !

Il importe donc de régler l’affaire de l’exhumation avec souplesse et de ne pas s’attarder à Sainte-Hélène.


Les passagers descendent à terre et « toute la journée se passe à voir de nos anciennes connaissances et à apprendre des nouvelles de l’île », écrit Gourgaud qui se renseigne sur Esther, l’ancienne maîtresse de Marchand, hélas décédée, et apprend que le fils d’Esther est parti au Cap.

Marchand semble moins curieux.

Des chambres en ville ont été mises à la disposition des passagers ;Rohan-Chabot, Las Cases et Arthur Bertrand décident d’y prendre leurs quartiers.

 



 

 

Portrait du Duc De Reichstadt, offert à Napoléon par les compagnons de son exil. Dans le salon de Longwood, le général Gourgaud, le général Bertrand, la femme de ce dernier et ses enfants, entourent Napoléon assis, qui regarde un grand portrait de son fils. Estampe de Nicolas-Eustache Maurin

Portrait du Duc De Reichstadt, offert à Napoléon par les compagnons de son exil. Dans le salon de Longwood, le général Gourgaud, le général Bertrand, la femme de ce dernier et ses enfants, entourent Napoléon assis, qui regarde un grand portrait de son fils. Estampe de Nicolas-Eustache Maurin

Général baron Gaspard Gourgaud. ( Musée de l'Île d'Aix )

Général baron Gaspard Gourgaud. ( Musée de l'Île d'Aix )

Estampe : Le général comte Henri-Gatien Bertrand (1773-1844)

Estampe : Le général comte Henri-Gatien Bertrand (1773-1844)

Vendredi 9 octobre.

Guidés par le colonel Trelawney et le capitaine Alexander, qui seront en charge des opérations à la tombe, le comte de Rohan-Chabot, SAR le prince de Joinville, les généraux Bertrand et Gourgaud, M. de Las Cases, l’abbé Coquereau et une dizaine d’officiers des deux équipages se rendent à cheval à Plantation House pour être présentés au gouverneur qui les reçoit très aimablement.

Rohan-Chabot et Joinville s’isolent avec le gouverneur pour s’entretenir de la suite.

Pour Sir George Middlemore, ce sont les Anglais qui devront conduire et effectuer l’exhumation.

Ce point n’est pas discutable.

Rohan-Chabot manifeste son souhait de procéder à une reconnaissance des restes.

Le gouverneur se déclare surpris de cette demande et Rohan-Chabot invoque des raisons sanitaires.

On promet de se revoir le lendemain soir pour un diner à Plantation House.


L’après-midi, les voyageurs poursuivent leur trajet jusqu’à Hutt’s Gate.

Ils sont très surpris par le changement de la végétation de l’île, devenue très luxuriante et agréable :

« Partout nous voyons des bestiaux, des herbages et des barrières ».

Ils retrouvent Mrs Dickson, veuve avec huit enfants dont l’une est la sœur de lait d’Arthur Bertrand car, pendant toute la captivité, Mrs Dickson fut au service de la comtesse Bertrand dont elle apprend avec beaucoup de peine le décès.

Puis ils descendent au site de la tombe, très bien entretenue depuis 19 ans par son gardien le sergent Young, et rencontrent la famille Torbett, concessionnaire du val de la tombe et qui le fait visiter aux voyageurs en escale.

Ils redoutent de perdre leurs revenus et le prince promet de les indemniser largement.


Ils poursuivent leur excursion jusqu’à Longwood dont l’aspect désolé du plateau n’a pas changé.

En chemin, ils rencontrent miss Mason, une anglaise excentrique, ancienne admiratrice de Gourgaud et qui lui saute au cou pour la plus grande joie de ses compagnons.

Mais, à Longwood House, c’est le désenchantement et la colère.

La maison a été concédée en bâtiment agricole au fermier de la Compagnie des Indes.

La salle de billard est la seule pièce à peu près intacte, si ce ne sont les graffiti sur les murs.

Le salon est devenu un moulin à céréales.

La porte vers l’appartement de l’Empereur a été murée et ses deux pièces sont devenues une écurie et une étable :

« portes, fenêtres, cheminées, tout a été démoli. J’ai voulu revoir mon logement : on m’a fait l’honneur d’établir une écurie dans ma grande chambre », s’étouffe Gourgaud.


En revanche, la maison de la famille Bertrand, un peu en contrebas et où Fanny s’est tant ennuyée, et la nouvelle maison que Napoléon n’a jamais habitée, sont en assez bon état. 

Le retour à Jamestown est très triste.

Un diner y est donné au palais du gouvernement (The Castle)) mais il est très lugubre et tout le monde remonte à bord à 10 heures et demie.

L'abbé Coquereau. ( Photo Piallat )

L'abbé Coquereau. ( Photo Piallat )

Bertrand, Henri-Gratien, grand-maréchal du palais, son épouse Fanny, et leurs enfants Napoléon, Hortense, Henri et Arthur.  (Portrait Paul Delaroche, Château de Versailles.)

Bertrand, Henri-Gratien, grand-maréchal du palais, son épouse Fanny, et leurs enfants Napoléon, Hortense, Henri et Arthur. (Portrait Paul Delaroche, Château de Versailles.)

Samedi 10.

Les passagers se répandent dans Jamestown, ville qui elle aussi a bien changé.

Les commerces abondent en produits en provenance de l’Inde : châles, écharpes en cachemire, soieries.

Gourgaud en achète pour 2 000 francs, et même un tam-tam.

Puis tous, sauf Marchand qui n’est pas invité, revêtent leurs uniformes pour le dîner du gouverneur à Plantation House.

Celui-ci se déroule en grand apparat, à la britannique.

On termine la soirée dans la bibliothèque, à boire des liqueurs, avant de regagner en carrioles le port et les canots de la frégate.

Claude Charles Étienne HERNOUX  (1797 - 1861)(ecole.nav.traditions.free.fr)

Claude Charles Étienne HERNOUX (1797 - 1861)(ecole.nav.traditions.free.fr)

Dimanche 11.

Après la messe célébrée à bord, les officiers des deux navires et la moitié des équipages se rendent à terre pour visiter le site de la tombe et Longwood House.

Bertrand et Gourgaud partent à Sandy Bay rencontrer Mr Doveton, doyen du conseil de l’île, auquel Napoléon a rendu visite le 4 octobre 1820 (sa dernière sortie), son gendre le major Hodson, surnommé Hercule par Napoléon et qui a assisté à l’inhumation, le tapissier Darling, qui en 1821 a fabriqué les quatre cercueils et qui leur fait cadeau d’objets achetés lors de la vente du mobilier de Longwood en 1822.

Ils retournent voir Mrs Dickson qui leur présente sa fille Fanny qui avait eu la comtesse Bertrand pour marraine.


C’est au retour au port qu’éclate le drame. 

Gourgaud avait réservé le canot-major (faisant la navette avec le bâtiment) pour 5 heures moins un quart précises.

Il n’est pas là, ayant été pris quelques minutes plus tôt par le commandant Hernoux regagnant le bord.

Le canot revient une demi-heure plus tard.

A bord, Gourgaud interpelle violement Hernoux ; le ton monte entre les deux hommes :

« J’ai pris le canot parce que j’en ai le droit.

Je suis chef d’état-major et vous simple passager ».

Ils sont prêts d’en venir aux mains, devant l’équipage médusé ou amusé.

La colère empêche Gourgaud de manger et il va se plaindre au prince de Joinville qui se garde bien de trancher, les réunit sur le pont et leur demande de se réconcilier.

Gourgaud reprend le canot et va coucher à terre !

Hodson, major, régiment de Sainte-Hélène, surnommé "Hercule" par Napoléon

Hodson, major, régiment de Sainte-Hélène, surnommé "Hercule" par Napoléon

Lundi 12.

Journée de détente, sauf pour le prince et Rohan-Chabot qui mettent au point avec le colonel Trelawney et le capitaine Alexander les modalités de l’opération d’exhumation qui commencera le 14 à minuit et devrait permettre le chargement du cercueil sur la frégate dans la journée du 15.

La seconde moitié de équipages se rend à la tombe et à Longwood ; d‘autres y retournent et vont visiter Longwood New House dont l’occupant, l’ingénieur Onfroy, expose une collection minéralogique et se livre à des études sur le magnétisme.


Nos personnalités, y compris Marchand qui n’a pas été oublié, sans le prince de Joinville et Rohan-Chabot excusés, se rendent à 6 heures au dîner offert par les officiers de la garnison.

Le secrétaire colonial, Mr Seale, porte les toasts traditionnels à la reine Victoria et à SAR le prince de Joinville.

Puis le colonel Trelawney porte un toast au général Bertrand, le juge Valles un toast so british à Mr Marchand « qui dans une humble position a montré un grand dévouement ».

Le colonel revient en porter un au général Gourgaud « militaire combattant jusqu’au dernier moment pour l’Empereur à Waterloo et renonçant à tout pour le suivre ».

Gourgaud remercie, porte un toast au colonel Trelawney, à l’armée britannique, et un autre au comte de Las Cases, ici représenté par son fils, « que seuls les années et les infirmités ont empêché de nous accompagner dans notre pieux voyage ».

Las Cases remercie en un excellent anglais et en portant un toast au comte de Rohan-Chabot, commissaire du roi des Français.

Chaque toast étant suivi de trois hourras et d’un verre cul-sec, on imagine aisément l’état des convives à la sortie, alors que la musique de La Belle Poule exécute le God save the Queen et La Marseillaise.

 L’entente cordiale est en bonne voie !

Les plus vaillants vont terminer la soirée chez Mrs Seale qui donne un bal en l’honneur de ses charmantes filles et de leurs amies, déjà bien connues d’Arthur Bertrand.


Ce même soir, le docteur Guillard, accompagné des chirurgiens de La Favorite et de L’Oreste et de l’abbé Coquereau, se rend au cimetière de Jamestown où il a fait apporter le cercueil destiné au rapatriement du corps du jeune Robert d’Harcourt, élève de la marine débarqué malade à Sainte-Hélène quelques mois plus tôt et décédé.

Les personnes qui l’ont soigné et soutenu sont présentes.

La fosse est ouverte, le cercueil sorti et ouvert pour une rapide identification car l’état du cadavre est horrible.

Guillard fait transférer les restes dans le nouveau cercueil plombé ; l’abbé donne une absoute.

Le cercueil est descendu au port et embarqué sur La Favorite, selon la décision du prince.

A noter qu’aucun des domestiques, ses anciens compagnons, n’a songé ou cherché à se rendre sur le site de la tombe du maitre d’hôtel Cipriani, inhumé en février 1818 au cimetière de Country Church, près de Plantation House.

Le comte Marchand, premier valet de chambre de Napoléon Ier de 1814 à 1821, huile de Mauzaisse Jean-Baptiste Il fut le premier valet de l’Empereur et un de ses exécuteurs.

Le comte Marchand, premier valet de chambre de Napoléon Ier de 1814 à 1821, huile de Mauzaisse Jean-Baptiste Il fut le premier valet de l’Empereur et un de ses exécuteurs.

Mardi 13.

Joinville publie un ordre du jour fixant dans les moindres détails les opérations des journées du 14 et du 15 jusqu’à l’installation du cercueil sur La Belle Poule.

En fait, le scénario a été décidé entre le gouverneur Middlemore et le comte de Rohan-Chabot qui a fait état de la lettre de Thiers lui confiant la responsabilité de la mission.

Joinville en est froissé, manifeste son déplaisir, décide de ne pas assister à l’exhumation et de rester au port pour y accueillir le cercueil.

La caisse contenant le cercueil d’ébène a été débarquée sur le quai ; le colonel Trelawney l’a faite transporter par des soldats britanniques sur le site de la tombe où ont été dressées deux grandes tentes.

Les travaux doivent être exécutés par des soldats britanniques sous la direction du capitaine du génie Alexander.


Dix-huit Français seulement pourront assister à l’exhumation, ce qui soulève de vives récriminations et des jalousies à bord des deux (et même trois) navires.

Il s’agit du comte de Rohan-Chabot, du docteur Guillard, de l’abbé Coquereau, des capitaines Charner, Guyet et Doret, des généraux Bertrand et Gourgaud, de M. de Las Cases, de Louis Marchand, d’Arthur Bertrand, des quatre domestiques de l’Empereur (Saint-Denis, Pierron, Noverraz et Archambault), des deux mousses-enfants de chœur de l’abbé… et du plombier Leroux.

Les travaux auront lieu de nuit, le climat s’annonce détestable.

Les officiers doivent prévoir de se changer pour la cérémonie officielle de remise des restes à la France.

Aussi, l’ancien chef d’office Coursot, aujourd’hui valet de chambre, est chargé de porter sur le site les uniformes de gala des généraux Bertrand et Gourgaud : ainsi le malin bourguignon de Vitteaux assistera-t-il lui aussi à l’exhumation !


Rohan-Chabot a bien précisé au docteur Guillard qu’eux deux seuls, de même que Coquereau et Leroux es-qualité mais plus tard, auront un rôle actif à jouer lors des opérations d’exhumation, les autres n’étant que témoins.

L’identification du corps sur le site aura lieu si le cercueil n’a manifestement pas été manipulé depuis le 9 mai 1821, comme on l’espère.

En cas de doute, l’ouverture des cercueils ne se ferait qu‘entre Français, à bord de La Belle Poule.

Telles sont les instructions de M. Thiers.

Nos pèlerins se reposent la journée du 14 car ils vont avoir une nuit blanche : les opérations d’exhumation doivent commencer à minuit.

A partir de 22 heures, ils se rendent par petits groupes à la maison Torbett, près de la tombe, qui va en quelque sorte leur servir de quartier général car il tombe une pluie fine et froide qui ne va pas cesser jusqu’à midi.


Les sapeurs du capitaine Alexander enlèvent sur trois côtés la grille qui entoure la tombe et entreprennent de retirer les trois dalles qui la recouvrent.

Là, les Français sont inquiets car, en 1821, tous se sont retirés après la pose d’une dalle monolithe au-dessus du cercueil et, quand ils sont revenus le lendemain, la tombe était fermée par les trois petites dalles.

Dans son rapport, Hudson Lowe dit qu’il fit poser deux couches de maçonnerie dont une de ciment romain armé de barres de fer et enfin deux mètres de terre.


Sous les dalles, la terre s’est tassée, laissant un vide de 40 cm.

On enlève la terre et on arrive effectivement à « un lit de ciment romain et de pierres dures liées entre elles par des barres de fer scellées avec plomb », nous explique le polytechnicien Gourgaud.

Cette couche résiste longuement aux burins des ouvriers.

Craignant de ne pouvoir en arriver à bout, le capitaine Alexander fait démolir l’un des murs du caveau et creuser une fosse pour extraire le cercueil latéralement.

Les assistants, frigorifiés dans leurs longs manteaux, vont à tour de rôle prendre une tasse de café chez Mrs Torbett.

Enfin, le ciment romain cède ; on peut retirer les deux couches de maçonneries et la dalle apparait.

Mais il est déjà 6 heures trois quart.

La pluie continue et le sol piétiné est devenu un bourbier.


On perce deux trous dans la dalle pour y placer des griffes et on soulève celle-ci avec les palans d’une chèvre dressée au-dessus de la fosse.

Le cercueil d’acajou apparait alors, quasiment intact, posée sur une autre dalle monolithe, reposant elle-même sur des cubes de pierre hauts de 30 cm.

Gourgaud me fait remarquer que « sont restés sous le cercueil les bandes et cordages qui avaient servis à le descendre ».

L’abbé Coquereau l’arrose d’eau bénite et le docteur Guillard descend dans la fosse pour vérifier l’absence d’exhalations, répand du chlore et fait percer avec un vilebrequin deux trous, un vers les pieds et un vers la tête, pour parer à une éventuelle surpression intérieure.

Après quelques prières, les ouvriers soulèvent le cercueil et le transportent dans la tente voisine, posé à terre à côté de la table portant le cercueil d’ébène en place ici depuis la veille.


Le comte de Rohan-Chabot et le colonel Trelawney s’entretiennent et conviennent qu’il ne peut y avoir aucun doute sur la conformité du cercueil avec celui inhumé en 1821, comme le confirment le major Hodson et le tapissier Darling, et qu’on peut procéder à l’identification de son contenu.

Ils envoient un message au gouverneur et au prince pour les en informer.

Par les trous déjà percés et avec un énorme soufflet, le docteur Guillard fait circuler une poudre antiseptique.

Seul le fond du cercueil d’acajou porte des traces d’humidité mais ses vis sont fortement oxydées, résistent et le couvercle doit être soulevé avec un ciseau à bois.

On scie deux côtés du cercueil pour en extraire un cercueil en plomb.

Il est onze heures et demie.

On sort alors le cercueil en ébène de son enveloppe de chêne et on met quelque temps à retrouver le fonctionnement de sa serrure (certains parlent même de la casser !) pour en ouvrir le couvercle.

On place alors le cercueil de plomb dans l’enveloppe intérieure de plomb de celui d’ébène.

Pas de problème car celle-ci est plus grande.


On arrête tout car on annonce l’arrivée du gouverneur Middlemore, informé du déroulement des travaux et qui tient à être présent.

Il arrive à midi 35, ainsi que le lieutenant Touchard, envoyé par Joinville pour en savoir plus.

On découpe alors le cercueil de plomb sur toute sa surface supérieure et on découvre, comme prévu, un second cercueil en acajou, parfaitement conservé.

Là encore, les vis résistent et on doit les enlever au ciseau à bois.

On découvre alors le quatrième cercueil, en fer blanc à peine oxydé.


Le dessus du cercueil en fer blanc est découpé et enlevé à 1 heure moins 5 minutes (précision gourgaudienne !), laissant apparaître un voile de satin blanc, détaché du couvercle.

Le docteur Guillard s’empare de ce voile au niveau des pieds et le roule délicatement, découvrant progressivement le corps de l’Empereur en parfait état de conservation, avec l’habit des chasseurs de la garde ayant conservé ses couleurs, son cordon et sa plaque de la Légion d’honneur, son chapeau posé sur les jambes.

Le voile adhère au visage au niveau du front et Guillard doit l’arracher.

Au milieu de l’émotion générale (on se bouscule autour de Guillard pour mieux voir, notamment tous notent les orteils qui dépassent des bottes décousues).

Le docteur se livre à un rapide examen du corps, tel qu‘il va le décrire dans son rapport, tâte les membres encore fermes mais ne peut déplacer les deux vases coincés entre les jambes.

Le général Bertrand, qui juste avant la fermeture, a baisé la main droite de l’Empereur et l’a posée sur la cuisse au lieu de la remettre le long du corps, observe qu’elle y ait toujours.

Le nez est un peu écrasé, des téguments se sont développés sur le visage mais le corps est parfaitement identifiable.

Des voix, dont celle de Gourgaud, s’élèvent pour dire que l’atmosphère humide risque de détruire rapidement des restes aussi bien conservés.

Rohan-Chabot ordonne de refermer ; l’examen a duré moins de trois minutes. Gourgaud demande au docteur Guillard de remettre en place le voile de satin.

Celui-ci le déroule, le met en place et constate qu’un débris s’est accroché à un doigt de sa main droite : il le recueille délicatement et discrètement.

On repose simplement le couvercle de fer blanc, trop abimé pour être ressoudé rapidement car le temps presse si on veut redescendre à Jamestown avant le coucher du soleil, puis Leroux, qui ne sera pas venu pour rien, soude les deux cercueils de plomb.

L’intervalle entre les deux cercueils de plomb est bloqué par des coins en bois et de la sciure.

On ferme le cercueil d’ébène et, pour le protéger, on remonte les quatre côtés de la caisse de chêne, mais sans le couvercle, tient à préciser Gourgaud.

On le recouvre du grand drap funèbre. Le gouverneur déclare alors « qu’il remet officiellement au nom de son gouvernement les restes mortels de l’Empereur Napoléon au commissaire français ».

Il est trois heures et demie.

La pluie a cessé et tous partent se changer.


Il ne faut pas moins de quarante soldats pour remonter jusqu’à la route le cercueil pesant environ 1 200 kilos et le poser sur le char funèbre qui l’attend.

C’est alors qu’éclate un incident.

Il avait été prévu que les cordons du poêle seraient tenus par les généraux Bertrand et Gourgaud, Las Cases et Marchand.

Bien évidemment, Bertrand prend la place à droite de la tête et Las Cases fait alors remarquer que la place à gauche devrait lui revenir :

« Je manquai tomber de mon haut en entendant une aussi bizarre prétention », nous dit Gourgaud, ainsi relégué au niveau de Marchand.

Rohan-Chabot calme les deux hommes et maintient Gourgaud au niveau de Bertrand, mais cela lui promet du plaisir pour la suite.


Pour la descente vers Jamestown, le char est équipé de quatre chevaux mais une cinquantaine d’artilleurs le retiennent en tirant sur deux cordes.

Il est précédé de l’abbé Coquereau, escorté de ses deux enfants de chœur, l’un portant la croix, l’autre le bénitier ; il est suivi d’un détachement d’infanterie et d’une musique jouant des airs funèbres.

La population de l’île se presse dans les virages et tout au long du parcours.

Quand, après Les Briars, le char arrive en vue de la baie, le canon du fort de High Knoll tire de minute en minute.


Devant The Castle, « les soldats anglais tant de la Ligne que de la Milice qui faisaient la haie avaient les deux mains appuyées sur la crosse de leur fusil dont le canon s’appuyait sur le pied gauche, et leurs officiers tenaient leur épée la pointe en bas, à deux mains sur la poitrine. Soldats et officiers tous avec l’apparence d’une grande affliction », note Gourgaud jamais avare de détails.


Sur le quai, le général Middlemore prononce quelques mots en un français hésitant pour remettre « les restes de l’Empereur Napoléon » à SAR le prince de Joinville qui l’attend avec tous ses officiers en grande tenue.

Il est tard, le coucher de soleil approche.

Le prince fait charger le cercueil sur sa grande chaloupe dont il prend le commandement et qui se dirige vers la frégate, escortée des canots des trois navires français dont les canons tirent des salves et dont les matelots sont montés sur les vergues.

C’est alors que survient un faux pas : le brick anglais Dolphin amène son pavillon car c’est l’heure réglementaire du coucher de soleil et personne n’a pensé à changer la consigne.

Vives exclamations antibritanniques sur les canots !


Un grand pavillon tricolore qui a été cousu par les dames de Jamestown flotte sur la frégate.

Le cercueil est hissé sur le pont et installé devant « l’autel dressé entre le mat d’artimon et le cabestan, les pieds vers le grand mat ».

L’abbé donne l’absoute et le cercueil va rester ainsi, gardé par quatre factionnaires, jusqu’à la cérémonie de demain.

« Nous éprouvions tous la plus vive satisfaction de tenir enfin notre Empereur sous le glorieux pavillon tricolore pour être ramené en France par un fils de roi, et cela vingt-cinq ans, jour pour jour, après son arrivée en vue de l’île où l’avait conduit la perfidie et la déloyauté anglaises, mais le peuple anglais nous le rend. Taisons-nous ! ».

Las Cases père et fils. (Gravure)

Las Cases père et fils. (Gravure)

Emmanuel Pons de Las Cases

Emmanuel Pons de Las Cases

Le 16 octobre.

Les équipages des trois navires se réunissent sur La Belle Poule pour assister sur le pont à la messe célébrée par l’abbé Coquereau sur l’autel dressé devant le catafalque, avant de prononcer l’absoute.

Tous les passagers, officiers et élèves-officiers viennent bénir le cercueil qui est ensuite descendu dans la chapelle ardente de l’entrepont, dotée maintenant d’une garde d’honneur.

Dans l’après-midi, on charge à bord de la frégate les morceaux du cercueil d’acajou, les dalles retirées du tombeau et le tronc du vieux saule tombé près de la tombe.

Cela en fera des reliques !


Le prince de Joinville espère appareiller au plus tôt mais il est retardé car Rohan-Chabot doit faire valider et signer par les autorités anglaises le procès-verbal d’exhumation et de remise des restes.

Chaque mot employé fait l’objet d’une discussion et on finasse sur le protocole, en particulier sur l’ordre des signatures des participants.

Le problème né lors de l’affectation des cordons du poêle resurgit et Gourgaud déclare haut et fort qu’en aucun cas il ne signera après Las Cases, ce gamin qu’il a connu à Longwood, même s’il est aujourd’hui député.

Rohan-Chabot ne parvient pas à trouver un accord et Gourgaud décide de retourner coucher à terre le soir du 17, mais il ne parvient pas à dormir car il redoute que la frégate parte sans lui !

Finalement, Rohan-Chabot décide de laisser deux noms en blanc qui seront complétés à Paris après décision du roi.

Le 18 octobre.

Rohan-Chabot revient avec les signatures anglaises et on peut partir en emmenant le pilote de la Manche qui avait été amené par L’Oreste.

 Ce brick appareille avec la frégate et la corvette, puis s’en sépare pour prendre la direction de Buenos Aires et rejoindre la flotte qui bloque le Rio de La Plata pour s’opposer au dictateur argentin Rosas.


La navigation et les habitudes reprennent leur cours.

Le vent est très favorable et la frégate avance bien sous une très grande chaleur.

Le 28 octobre.

Elle franchit l’équateur par 24° de longitude.

Le docteur Guillard met au point la version définitive de son rapport d’exhumation.

Rohan-Chabot se concerte avec lui pour rédiger le rapport officiel de sa mission au roi et au gouvernement.

Las Cases et l’abbé Coquereau entreprennent d’écrire leurs propres récits du voyage, ce qui va les occuper jusqu’à la mi-novembre.

Ils soumettent leurs écrits à leurs collègues et les corrigent en fonction des remarques qui leur sont faites.

Las Cases fait revoir son texte par le commissaire de bord et le docteur Guillard car « il y a six fautes d’orthographe et trois fautes de français par page ».


Messe le 1er novembre et office des morts le lendemain.

Le 3 novembre. 

La Favorite croise de près une goélette hollandaise ; le capitaine Guyet monte à son bord et en ramène des journaux d’Ostende datés du 8 octobre.

On apprend que les Anglais ont bombardé Beyrouth, que Thiers menace d’intervenir et qu’à Paris on considère la guerre avec l’Angleterre comme imminente.

On apprend aussi que, le 6 août, Louis-Napoléon Bonaparte et le général de Montholon ont fait une tentative de débarquement à Boulogne et sont incarcérés, en attente de jugement.


Le prince décide immédiatement de mettre sa frégate en configuration de combat pour le cas où il ferait une mauvais rencontre.

Il n’est pas question de laisser son précieux chargement retomber entre les mains de l’Angleterre.

Plutôt couler !

Une bande de toile blanche est tendue tout au long de la coque noire pour rendre l’identification du bâtiment plus difficile.

Les cabines provisoires de l’entrepont sont démontées pour remettre en place les six canons qui avaient été retirés ; leurs planches et leur mobilier sont jetés à la mer.

Les officiers du bord se regroupent par deux ou campent dans le carré pour laisser leurs cabines aux passagers, qui vont se plaindre de leur inconfort.

Le général Gourgaud brûle des paquets de lettres, sans doute enflammées, qu’il avait emmenées pour les relire à bord et recueille les cendres dans une bouteille, ce qui amuse beaucoup le prince de Joinville.

La Favorite ralentissant la marche en convoi, les deux navires se séparent et vont faire chacun leur route jusqu’à Cherbourg.

Les passagers de La Belle Poule souhaitent bon vent à leur collègue Marchand !
 

À partir du 4 novembre, le temps est très beau.

L’alizé emmène la frégate à vive allure en direction des Antilles.

Elle franchit le Tropique du Cancer (23° 26’ N) le 10 novembre par 35° de longitude O.

Le 18 novembre.

Malgré quelques grains et coups de vent, la frégate avance bien et contourne les Açores, sans y faire escale.

Nos approvisionnements complétés à Sainte-Hélène devraient suffire.

Nous passons au sud-est de l’île de Santa Maria que l’on aperçoit au loin.

Maintenant, le courant nord atlantique va nous ramener vers le continent européen.

Le 23 novembre.

Nous sommes à la hauteur de Bordeaux mais par 23° de longitude.

Le froid se fait de plus en plus vif.

Beaucoup souffrent de rhume ; le prince de Joinville a mal à la gorge.

 

 

 

 Marie Joseph Louis Adolphe Thiers (1797-1877) - © Assemblée nationale

Marie Joseph Louis Adolphe Thiers (1797-1877) - © Assemblée nationale

Rohan-Chabot et Guillard apportent les dernières retouches à leurs rapports qu’ils vont bientôt remettre aux autorités.

À l’initiative de Louis-Étienne Saint-Denis ( Mamelouk Ali ) es quatre domestiques écrivent une lettre à Monsieur Thiers pour demander à contresigner, comme les autres membres de la mission, le procès-verbal d’exhumation et de remise des restes à la France.

Ils ne savant pas encore que M. Thiers n’est plus président du conseil et leur lettre restera sans réponse.


Les matelots font excès de zèle pour nettoyer et faire briller la frégate car le prince doit désigner les 300 hommes de l’équipage qui accompagneront le cercueil jusqu’à Paris.

A l’entrée dans la Manche, la frégate file à près de dix nœuds. 

Quelques voiles apparaissent à l’horizon mais l’espoir de combat du prince est déçu.

Deux oiseaux de mer viennent se poser à bord.

Le 28 au soir on aperçoit à bâbord le feu du Cap Lizard, le 29 à tribord les îles de Jersey et de Guernesey.

C’est dimanche et l’abbé Coquereau célèbre une dernière messe à bord.

Le pilote de la Manche dirige la navigation dans le Raz Blanchard qui conduit à la Pointe de La Hague.

Le 30 novembre.

À 8 heures du matin, la frégate entre dans le port de Cherbourg et est mise en quarantaine dans un bassin du port.

On apprend immédiatement que le pays n’est pas en guerre, qu’un accord a été trouvé entre le sultan de Constantinople et le pacha d’Egypte, mais que Thiers a démissionné et a été remplacé par le maréchal Soult avec Guizot, le nouvel homme fort du gouvernement, aux Affaire étrangères.

Le prince de Joinville et Rohan-Chabot décident d’envoyer immédiatement Hernoux et Las Cases à Paris rendre compte du succès de la Mission et préparer la suite.

Le trajet Sainte-Hélène-Cherbourg a été effectué en quarante-trois jours non-stop : un bon chrono. 

La Favorite arrive deux jours plus tard.


Le Préfet maritime informe Chabot et Joinville que le gouvernement a prévu que le cercueil soit transféré sur le bateau à vapeur La Normandie qui gagnera Le Havre et remontera la Seine jusqu’à Courbevoie, puis qu’une grande cérémonie se déroulera aux Invalides.

Il ne reste plus qu’à en fixer le calendrier.

Certains se demandent comment La Normandie, avec sa haute cheminée, fera pour passer sous le pont de Rouen.

Le trajet fluvial a été préféré à la voie routière pour éviter les manifestations de folie populaire qui avaient accompagnées, quelques mois plus tôt, l’arrivée à Paris depuis l’atelier du sculpteur Bosio de la statue de l’Empereur destinée à être mise en place sur la Colonne de la Grande Armée à Boulogne-sur-Mer.

Tous les membres de la mission doivent rester confinés à bord et ne peuvent quitter Cherbourg.

Portrait du roi Louis-Philippe Ier, la main posée sur la Charte de 1830, peint par Vernet (1832).

Portrait du roi Louis-Philippe Ier, la main posée sur la Charte de 1830, peint par Vernet (1832).

Le 4 décembre : 

Le prince de Joinville et Rohan-Chabot sont informés qu’ils devront charger le cercueil sur La Normandie le 8, remonter la Seine et s’arrêter le 14 à Courbevoie.

Car, le 15, un cortège amènera le cercueil aux Invalides en passant sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile, terminé depuis 1836 et inauguré par Louis-Philippe pour le sixième anniversaire des Trois Glorieuses.

Gourgaud a reçu la visite de son fils qui s’est précipité à Cherbourg dès l’annonce de l’arrivée de la frégate, qui fait grand bruit dans la presse, et il lui raconte ses exploits.

La population se bouscule pour monter sur le navire et se recueillir devant le cercueil.

Gourgaud donne à une petite fille aveugle un morceau de roc de Sainte-Hélène.

C’est le début de la distribution de reliques.

8 décembre.


Une dernière cérémonie réunit les autorités locales sur le pont de la frégate : 

« La pluie battante empêche de célébrer les saints offices et je dois me contenter de faire une absoute », déplore l’abbé Coquereau.

Un plan incliné a été mis en place pour faire glisser le cercueil sur le gaillard d’arrière de La Normandie où il est exposé.

Le rôle historique de La Belle Poule est terminé.

Cinq mois plus tard, après réparation de ses avaries, elle reprendra la mer pour emmener le prince de Joinville au Canada et aux Etats-Unis, avec la majeure partie de son équipage de Sainte-Hélène.


La Normandie appareille vers 15 heures, escortée du Courrier et du Véloce transportant les 300 marins de La Belle Poule et les 100 de La Favorite qui ont été sélectionnés pour cette ultime phase du voyage.

La flottille est saluée par les canons des forts de la rade.

Certains font remarquer que c’est la première fois que Napoléon emprunte un bateau à vapeur ; il n’a pas non plus connu le tout récent chemin de fer : le monde change si vite !


A minuit, on aperçoit les lumières du Havre et à 6 heures du matin on file devant les jetées du port.

Malgré l’heure matinale et le froid très vif, les autorités civiles et militaires, le clergé et une foule considérable se sont rassemblés sur les jetées et acclament le convoi.

Cet enthousiasme fait bien augurer de la suite.


Villequier, Caudebec, Duclair, La Normandie arrive à 15 heures au Val de La Haye, en aval de Rouen.

Les autorités préfectorales ont réalisé que la cheminée du vapeur ne passerait pas sous le pont suspendu de Rouen et ont réuni là une flottille de petits vapeurs naviguant sur la Seine pour effectuer un transfert.

Un énorme catafalque à la décoration douteuse a été installé sur la Dorade 3, « digne de Carpentras ou de Brive-la-Gaillarde » fait remarquer Joinville, lequel le fait démonter pour exposer le cercueil revêtu du drap mortuaire bien visible à la proue.

Le transfert a lieu tard le soir près d’une petite île au milieu du fleuve.

Le convoi va être désormais ouvert par la Parisienne, suivie de la Zampa portant la musique de La Belle Poule et les quatre domestiques, de la Dorade 3, portant le cercueil et les autres membres de la Mission, de trois Etoiles et de deux Dorades transportant les marins, et clos par le Montereau.

Tous s’installent dans une certaine confusion et le départ est prévu à l’aube du 10 décembre.

 

Philippoteaux Henri-Félix-Emmanuel – Le Retour des cendres de Napoléon Ier, l’arrivée de la Dorade à Courbevoie, le 14 décembre 1840 © RMN-Grand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) Daniel

Philippoteaux Henri-Félix-Emmanuel – Le Retour des cendres de Napoléon Ier, l’arrivée de la Dorade à Courbevoie, le 14 décembre 1840 © RMN-Grand Palais (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) Daniel

À bord de la Dorade 3  : Courbevoie, lundi 14 décembre.

Le 10 décembre.

À 10 heures, le convoi arrive à Rouen et s’arrête entre les deux ponts.

Des troupes, le clergé, la magistrature garnissent les deux rives sur des estrades décorées de drapeaux.

L’évêque donne une absoute et lance un De Profundis.

Puis le convoi repart et la Dorade 3 est couverte de fleurs jetées du pont sous lequel elle passe.

Il pousse jusqu’à Pont-de-L’arche où il s’arrête pour la nuit.

Tout le long du trajet, la foule se presse sur les deux rives, des cavaliers accompagnant le convoi sur le chemin de halage.


Le 11 décembre.

La marche se poursuit dans les mêmes conditions, passant à Vernon et s’arrêtant à La Roche-Guyon.

Elle reprend le samedi 12 pour aller jusqu’à Poissy.

Le froid est très vif (-10 à -12°C).

Les membres de la Mission souffrent énormément de l’inconfort de ce voyage, devant passer la nuit dans une seule cabine, les uns sur des matelas jetés au sol, les autres sur une table ou sur deux chaises.

Enfin, le dimanche 13, avant le départ, l’abbé Coquereau célèbre une ultime messe et prononce une absoute devant le cercueil, en présence de deux princes, car le duc d’Aumale est venu rejoindre son frère.

Les jeunes officiers et élèves des deux navires, la plupart nés après 1800 et n’ayant connu adultes que la Restauration et la Monarchie de Juillet, avaient longtemps considéré leur mission comme un agréable voyage, se moquant des uniformes surannés, couverts de broderies, de Bertrand et Gourgaud.

Ils réalisent maintenant l’importance de leur action et s’associent à l’émotion et la dévotion du public et des autorités.

 

La croisière se poursuit dans les méandres de la Seine jusqu’à Maisons pour y passer la nuit du 13 au 14, avant la dernière étape.

Le lendemain, passage à Saint-Germain, à Saint-Denis.

La foule est de plus en plus dense. 

Sur une colline, un groupe de dames agite des drapeaux :                              Joinville reconnait sa mère la reine Marie-Amélie et ses sœurs.

A 15 heures, La Dorade 3 vient s’amarrer au pied du pont de Courbevoie.


Le président du conseil, le maréchal Soult, monte immédiatement à bord et vient s’agenouiller longuement devant le cercueil, accompagné de l’amiral Duperré, ancien ministre de la Marine, et du ministre de l’Intérieur, M. Duchâtel, qui se garde bien de détromper ceux qui racontent qu’il est fils de Napoléon.

De toute la France sont venus à Paris plusieurs dizaines de milliers d’anciens de la Grande Armée (de Débris de la G.A., disait-on alors) qui ont remis leurs vieux uniformes, qui bivouaquent comme à leur bon vieux temps sur les rives de la Seine ou dans les jardins des Champs-Elysées.

Tous se préparent à la cérémonie de demain.

Le prince de Joinville va dormir dans sa chambre au château tout proche de Neuilly pour revenir le lendemain matin.
 


 

L'amiral Guy-Victor Duperré (1775-1846), par Eugène Charpentier.

L'amiral Guy-Victor Duperré (1775-1846), par Eugène Charpentier.

Paris, Hôtel des Invalides, mercredi 15 décembre.

Le transfert du cercueil aux Invalides va constituer une manifestation militaire, religieuse et populaire devant un public de 500 000 personnes selon la police et d’au moins un million selon la presse.

Quatre-vingt mille hommes de troupe ont été rassemblés à Paris.

Je vais présenter succinctement le déroulement de la journée car Monsieur Victor Hugo y a assisté de bout en bout et la décrira certainement mieux que je ne saurais le faire.


Un énorme char a été amené sur le quai de Courbevoie.

Haut de sept mètres, il pèse plus de dix tonnes.

Quatorze cariatides supportent un cercueil factice mais l’emplacement pour le cercueil réel a été aménagé dans le soubassement.

Il est tiré par seize chevaux caparaçonnés de draperies blanc et or.

A 9 heures, les matelots de La Belle Poule débarquent le cercueil d’ébène et le transfèrent dans le char.

On suppose que c’est à ce moment que sont retirés les quatre côtés mobiles de la caisse de protection en chêne.

Sur le sol en pente et verglacé, les chevaux ont le plus grand mal à remonter le char jusqu’à la route.

Dans la traversée de Neuilly, le cortège se constitue.


Le défilé est ouvert par les gendarmes de la Seine, suivis de compagnies de la garde municipale de Paris, des cadets des écoles militaires, de régiments d’infanterie et d’artillerie.

Quatre escadrons de la garde nationale précèdent le maréchal Gérard, ministre de la guerre, à cheval.

Suit une berline transportant l’abbé Coquereau, puis un carrosse où ont pris place le comte de Rohan-Chabot, le général Gourgaud, Marchand et Arthur Bertrand.

Rien n’a été prévu pour les quatre domestiques ; le général Bertrand intervient et fait ajouter une voiture pour eux.

Viennent ensuite quatre-vingt-six sous-officiers portant les bannières des départements de l’époque, puis un vieux cheval blanc tenu par deux laquais en livrée impériale, portant la selle du Sacre.

Dans la foule circule la rumeur que c’est « le cheval de bataille de l’Empereur » !

Maintenant, ce sont les 400 marins de La Belle Poule et de La Favorite, hache d’abordage à la main, suivis du prince de Joinville à cheval, dont l’uniforme et la belle prestance en selle déclenchent l’hystérie féminine.


Vient alors le char funèbre et ses seize chevaux, encadré par quatre officiers à cheval tenant les cordons du poêle,

Ce sont ( liste hautement politique) le général Bertrand bien sûr, le maréchal d’Empire Oudinot, duc de Reggio, dont on discute dans la foule le nombre des blessures, le maréchal de France Molitor ( nommé par Louis XVIII) et l’amiral Duperré, ancien ministre de la Marine et vainqueur en 1810 de la bataille de Grand Port (Île Maurice), seule victoire navale que l’on ait trouvée à inscrire sur l’Arc de Triomphe.

Suivent à pied tous les généraux d’Empire présents à Paris et encore valides, puis les vétérans de la Grande Armée qui ont passé la nuit autour de feux à Courbevoie et dont le nombre s’accroit sans cesse de ceux qui attendent le long du parcours et les rejoignent.


À midi, le char passe sous l’Arc de Triomphe et entame la descente des Champs-Elysées où toutes les fenêtres des hôtels ont été louées à prix d’or.

Sur les trottoirs noirs de monde jaillissent les Vive l’Empereur et les Marseillaise.

Le pont des Invalides (non encore Alexandre III !) n’étant qu’une simple passerelle, le cortège doit descendre jusqu’à la place de la Concorde, tourner devant l’Obélisque de Louqsor qui n’est là que depuis quatre ans, traverser la Seine et prendre le quai jusqu’à l’Esplanade des Invalides où des tribunes ont été dressées pour accueillir 60 000 personnes (il y a eu 500 000 demandes), dans un grand décor de statues en carton-pâte et de drapeaux.


Le char doit s’arrêter devant la grille des Invalides.

Les marins de La Belle Poule sortent le cercueil du char et se relaient par groupes de vingt-quatre pour, sous de légers flocons de neige, le porter à bras d’homme jusqu’à l’Hôtel des Invalides, puis traverser la cour d’honneur où des régiments rendent les honneurs, remonter la nef de l’église Saint-Louis et venir le déposer sur un catafalque dressé à la verticale du Dôme, aux accents du Requiem de Mozart.

Les portes de l’église se sont refermées devant les vétérans qui devront attendre la fin de la cérémonie pour défiler devant le cercueil.


Dans des tribunes, la famille royale, les membres du gouvernement, Thiers, les députés et sénateurs, les invités qui remplissent l’église attendent depuis plusieurs heures, complétement frigorifiés car le cortège a pris du retard.

Le comte de Las Cases est là, accompagnant son fils.

Les discussions politiques vont bon train.

Thiers et Guizot s’évitent.

Les ministres doivent expliquer pourquoi les frères de l’Empereur, Joseph, Louis et Jérôme, bien qu’à l’étranger, n’ont pas été invités.

Lucien alors ?

Non, car il est décédé en Italie le 29 juin dernier mais ce décès est resté ignoré à Paris.

Quant à la veuve Neipperg (Marie Louise d'Autriche ), mieux vaut ne pas en parler.

De sa prison au fort de Ham, le général de Montholon a demandé une permission pour venir assister aux obsèques ; elle lui a été refusée.

Marie-Louise de Habsbourg-Lorraine.

Marie-Louise de Habsbourg-Lorraine.

Retour des cendres de Napoléon Ier de Sainte-Hélène. 15 décembre 1840 : le char funèbre de Napoléon descend les Champs-Elysées à Paris.

Retour des cendres de Napoléon Ier de Sainte-Hélène. 15 décembre 1840 : le char funèbre de Napoléon descend les Champs-Elysées à Paris.

Comte Charles-Tristant de Montholon, estampe. Intriguant et sachant jouer de ses relations nobiliaires, il devint chambellan de l’impératrice en en 1810 et aide-de-camp de l’Empereur. Il l’accompagna à Sainte-Hélène en compagnie de sa femme Albine et de leur fille.

Comte Charles-Tristant de Montholon, estampe. Intriguant et sachant jouer de ses relations nobiliaires, il devint chambellan de l’impératrice en en 1810 et aide-de-camp de l’Empereur. Il l’accompagna à Sainte-Hélène en compagnie de sa femme Albine et de leur fille.

Le prince de Joinville, sabre au clair, remet silencieusement le cercueil au roi son père ;                                                                                                                             il a oublié le petit discours qu’il devait prononcer, ce qui n’empêchera pas la presse de le citer le lendemain, ainsi que la réponse.

Le roi fait déposer sur le cercueil l’épée de l’Empereur par le général Bertrand et son chapeau par le général Gourgaud.

Commence alors le service funèbre qui va durer deux heures, chanté par les ténors de l’Opéra couvrant les voix du public impatient qui tambourine contre les portes de l’église.

Soult est tout pâle : depuis le matin, il craint une émeute.


L’archevêque de Paris, Mgr Affre, donne l’absoute.

Puis les personnalités défilent pour bénir le cercueil et se dirigent vers la sortie.

La foule entre.

Rien n’arrêtera plus la Légende.

Regagnant son appartement, le vieux maréchal Moncey, gouverneur des Invalides, dit :

« Rentrons. Maintenant nous pouvons mourir ».

C’est le mot de la fin.

 MACÉ Jacques.

Source : napoleon.org

Sources photos : napoleonsthelena.com

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