L'ORDRE CIVIQUE CONTRE LE DÉSORDRE COMMERÇANT.

 

L'imaginaire épidémique (1720, 2020)

 

L’épidémie actuelle de coronavirus partage avec la peste de Marseille de 1720 un même imaginaire expiatoire qui conduit à opposer l’ordre civique au désordre commerçant.

Il représente un danger pour les libertés démocratiques.

En mai  1720 arrive à Marseille le Grand Saint-Antoine, navire marchand rentrant du Proche-Orient avec plusieurs morts suspects à son bord.

À cette date, la ville est munie d’infrastructures dédiées à la prévention des épidémies et ses autorités savent que la Syrie et la Palestine sont confrontées à une épidémie de peste.

Pourtant, une série de négligences conduit au débarquement des marchandises et des marins.

Le mal se répand et ses caractéristiques ne peuvent tromper personne.

Toutefois, c’est d’abord le déni qui prévaut.

La municipalité adresse à l’Europe une circulaire qui affirme que Marseille n’est pas pestiférée.

Des médecins de Montpellier réfutent la contagion et développent la thèse de «fièvres malignes» causées par de «mauvais aliments»consommés par le peuple.

Ils incriminent «la peur» qui, s’emparant des prétendus malades, serait la véritable cause des désordres sanitaires.

Les journaux proches du gouvernement accréditent cette version de «maladies malignes » et se flattent que le «bon ordre que l’on a établi» et «la fraîcheur des nuits et des matinées du mois d’octobre, calmeront de plus en plus ce mal ».

Cependant, le doute s’installe.

Des médecins et chirurgiens de Marseille établissent très vite le diagnostic de la peste et réclament à toute force des mesures de quarantaine.

Les autorités les accusent d’ignorer leur métier et de propager de fausses nouvelles.

Devant l’ampleur de l’épidémie – plusieurs centaines de morts chaque jour –, la réalité finit cependant par s’imposer : c’est bien la peste.

Fin juillet, les privilégiés se réfugient à la campagne, le port et les boutiques ferment, les places et les rues sont désertées, les forçats et l’armée mobilisés, de nouveaux hôpitaux construits à la hâte, un confinement général est décrété en Provence et le parlement d’Aix institue pour les déplacements incompressibles des «billets de santé» portant l’identité, le lieu, le jour et l’heure de départ.

Les enterrements se font sans sacrements, dans des fosses communes ; de nombreux médecins meurent au chevet des malades, l’Europe se barricade.

Lorsque le mal s’apaise enfin, en novembre 1720, l’épidémie aura causé environ 50 000 décès, essentiellement à Marseille et en Provence, sans avoir gagné le reste du royaume.

La France métropolitaine aura vécu sa dernière grande peste.

On reconnaîtra ici nombre de caractéristiques qui font écho à l’épidémie de Covid-19 : le déni des dirigeants, la répression de « lanceurs d’alerte », les plus aisés quittant les villes, les quarantaines et les rues silencieuses, les formulaires de déplacement, la mort des soignants, on en passe, car l’important de ce parallèle est probablement ailleurs.

Ce qui est en jeu, à trois siècles d’écart, c’est la persistance d’un imaginaire épidémique que l’on qualifiera, faute de mieux, d’expiatoire.

On s’interroge, en 2020 et en 1720, sur les causes profondes de l’épidémie, et sur les pratiques et représentations qu’elle remettra en cause.

Or l’analyse est à peu près identique aux deux époques : c’est la cupidité débridée et le commerce mondial qui sont généralement visés.

Ayant provoqué et accentué les ravages de l’épidémie, il s’agit d’opposer à ce désordre négociant un ordre civique régénérateur, qui transformerait les croyances et les comportements de toute une société.

Le caractère expiatoire de l’épidémie

Lorsque Michel Foucault évoque le rêve politique de la peste, celui d’un ordre disciplinaire de contrôle des corps par les règlements de quarantaine, il évoque une «utopie de la cité parfaitement gouvernée» en opposition à l’état de peste, qui serait défini par la levée des interdits, la débauche et les crimes impunis.

L’expérience de 1720 invite toutefois à remonter plus haut : ce rêve d’ordre répond à un désordre antérieur à l’épidémie, dont il est la cause.

Et ce désordre, c’est l’enrichissement éhonté de Marseille depuis des décennies, aggravé par le fameux « Système » mis en œuvre par l’Écossais John Law depuis 1717, qui a, pour les contemporains, entraîné la généralisation de comportements déviants.

Les années de misère de la fin du règne de Louis XIV n’ont pas affecté les grands ports du royaume, et Marseille, qui bénéficie d’un monopole de commerce avec le Levant, ne fait pas exception.

Si ses cent mille habitants ne vivent pas tous dans l’opulence, la ville est très prospère en 1720, et le « Système », s’il gêne un peu le négoce avec ses billets de banque, a surtout conduit les riches à consommer et investir massivement, ce qui a «procuré des gains immenses aux pauvres et aux artisans, aussi étaient-ils tous à leur aise; on les voyait aller de pair avec les bourgeois, et même les effacer par la vanité et par le luxe ».

Or si l’on en croit les commentateurs du temps, «une si excessive prospérité», un carnaval de pauvres devenus riches, ne pouvait qu’être associée à «une monstrueuse corruption» : 

«Qu’il est difficile de conserver l’innocence dans une haute fortune, où tout la combat, et où tout nourrit la cupidité!

On est rarement innocent, quand on est trop heureux, et un état qui flatte les passions, ne peut qu’étouffer la vertu.» 

Marseille devint criminelle parce qu’opulente. 

L’usure», le «luxe destructeur», «l’orgueil» et «la débauche», toutes «ces injustices» devaient «bientôt faire de l’instrument de notre cupidité celui de sa colère [du Seigneur]», les vaisseaux apportant la mort venue d’Orient.

Les autorités ecclésiastiques ont vu partout cette colère divine, «allumée par nos crimes», ceux des «richesses prodigieuses, acquises presque sans travail», de l’abus «de nos biens, de nos corps et de nos esprits, pour contenter différentes passions […] le luxe et la dissipation».

Le Seigneur a fait éclater sa vengeance du fait de «la mauvaise foi, l’usure, l’impureté, le luxe monstrueux [qui] se multipliaient parmi vous».

Il s’agissait alors de bénir la main d’un Dieu qui frappait, de faire œuvre de repentance et d’humilité, en espérant que «le changement de notre fortune produise celui de notre vie; et devenus plus infortunés, tâchons de devenir plus innocents».

L’imaginaire épidémique de 1720 pointait un commerce débridé qui aurait causé des comportements funestes, appelant la justice punitive d’un Dieu vengeur.

En 2020, notre régime de croyances, fondé sur la science et sur les faits, ne permet plus d’envisager l’épidémie comme un châtiment surnaturel.

De ce point de vue, la chaîne d’explication causale n’est pas tout à fait identique à celle de 1720 : si quelques contemporains confèrent à la nature une intentionnalité – la Terre se vengerait de nos excès–, l’interprétation la plus fréquente de l’apparition du coronavirus ne va pas jusque-là.

Elle fait plutôt de l’épidémie la conséquence d’une mondialisation destructrice des écosystèmes, qui aurait favorisé l’émergence de nouveaux virus.

Le Covid-19 semble en effet être une zoonose, maladie transmissible entre l’homme et l’animal.

Or la multiplication récente de ces zoonoses (Sras, Ebola, Zika) est vraisemblablement le résultat de l’étalement urbain et de l’exploitation intensive de milieux jusque-là plutôt épargnés par l’activité humaine.

La déforestation, l’extension des terres arables, l’exploitation de minerais, le braconnage modifient les comportements des animaux sauvages vecteurs et conduisent à la multiplication des interactions entre humains et non-humains, virus compris.

Depuis longtemps, les épidémiologistes «nous avertissent que des virus inconnus menaceront toujours plus à l’avenir les êtres humains.

Mais personne n’y a prêté attention. […] nos sociétés étaient bien trop occupées à réaliser des bénéfices, sans relâche ».

D’où cette métaphore :

 «Les pneumonies qui suffoquent les malades sont un paradigme de la Terre suffoquée. […] Le virus est un des effets collatéraux de notre occupation, le virus, c’est nous.»

La cause des zoonoses en général et celle du Covid-19 en particulier sont ainsi souvent recherchées dans une mondialisation débridée.

Nous serions «les victimes d’un système économique […] fondé sur l’aveuglement face aux limites planétaires et aux conséquences sanitaires de l’obsession du profit».

Cette crise devrait nous obliger à nous conduire avec «plus de tempérance et de bon sens» contre «la tentation de la démesure, de la toute-puissance ».

Non sans malice, certains philosophes voient dans le confinement un «temps de carême, [qui pourrait entraîner] des conversions spectaculaires» vers des comportements moins prédateurs pour la planète.

Cette repentance laïque durant laquelle «[l]’autorité majeure, c’est le médecin, plus le banquier» marquerait «les chrismes d’une conversion». 

Pour hâter cette attente eschatologique, il fallait le châtiment d’un commerce devenu fou.

L’ordre civique contre le désordre commerçant

Alors que les élites négociantes marseillaises voulaient – et croyaient – incarner le mariage heureux de la vertu et du commerce, l’avènement de la peste allait singulièrement les ébranler.

De nouveau, le négoce serait vu comme une menace pour une société stable, ayant non seulement déchaîné le courroux divin par la cupidité et l’opulence, mais encore parce que l’un de ses représentants, Jean-Baptiste Estelle, par ailleurs premier échevin de Marseille, était accusé d’avoir facilité le débarquement du Grand Saint-Antoine, dans lequel il avait des intérêts.

Il n’en fallait pas plus pour réactiver l’imagerie médiévale du «sang impur» des «avares marchands», et réclamer l’échafaud contre ceux qui préféreraient toujours leur «intérêt particulier» au «salut public ».

Le même Estelle allait cependant démontrer un courage héroïque dans la gestion de la ville au plus fort de l’épidémie, mais son rôle avait alors changé :

- pour un temps, il n’était plus négociant, mais l’un de ces consuls qui devaient sauver une ville au bord de l’abîme.

En effet, avec la quarantaine et les mesures d’exception, c’est le gouvernement militaire qui fait son apparition à Marseille en septembre 1720 en la personne de Charles de Langeron, chef d’escadre, nommé commandant de la ville.

Langeron a pour mission d’«opposer à ce relâchement dans lequel on avait laissé tomber les affaires […] & à ce désordre général où étaient toutes choses, […] un ordre constant et fixe, en un mot, il était question de réprimer une licence effrénée par une sévérité capable de la contenir».

Et, pour ses panégyristes, telle a été sa conduite : «[I]l n’a jamais connu d’autre raison, que celle du bien public, d’autres règles, que celles de l’équité et de la justice, d’autres ménagements, que ceux qui regardaient le salut de la patrie. » 

Langeron mobilise l’imaginaire de Massilia la vertueuse, la rhétorique de la guerre qui doit amener un sursaut et une régénération civiques.

À plusieurs reprises, il exprime sa répulsion pour les négociants, leur «sordide intérêt», qui passe toujours «avant celui du public».

Il est de ces anciens qui nettoient la cité de l’avidité et de l’arrogance pour la purifier.

En opérant une mue vers l’ordre disciplinaire et civique, en mobilisant une économie de guerre avec la Compagnie des Indes (ennemie jurée des négociants marseillais), en fustigeant les égoïsmes, les contemporains espéraient un salut, et il vint avec la fin de l’épidémie en novembre 1720.

Les chrétiens allaient-ils s’amender pour de bon et retourner à                 «l’innocence» ?

On peut en douter, tant la prospérité insolente de Marseille revint promptement lors des années suivantes.

Si les négociants ne sortaient pas grandis de l’épisode, l’ordre disciplinaire ne durerait pas plus de quelques mois.

En Occident, il est tentant de mobiliser le vieil ordre civique et disciplinaire à l’encontre de l’économie du laisser-faire.

En Occident, alors que la cause des zoonoses semble devoir être trouvée dans la course effrénée au profit, il est tentant de mobiliser le vieil ordre civique et disciplinaire à l’encontre de l’économie du laisser-faire.

De ce point de vue, les stratégies différenciées de l’Europe et de l’Asie, début 2020, sont éclairantes.

Partout le vocabulaire guerrier, les postures martiales et l’appel au salut public sont de mises.

Mais si la Chine a pratiqué une quarantaine très dure dans la région de Wuhan, foyer de l’épidémie, le confinement n’a pas été généralisé.

Surtout, des pays comme Taïwan ou la Corée du Sud ont jusqu’ici échappé à ce type de mesures, en pratiquant un contrôle disciplinaire plus fin et plus intrusif, fait de reconnaissance faciale, de géolocalisation et de tests à grande échelle.

En Europe au contraire, le confinement des populations est désormais la règle.

Or si le vieux continent a utilisé cette méthode ancienne, c’est à la fois par manque de moyens et parce qu’elle est tributaire de l’imaginaire épidémique de sa modernité : alors que jusqu’ici les États de l’Europe néolibérale « gouvernaient moins », alors qu’ils avaient délégué une partie des disciplines au marché, l’épidémie offre à des gouvernants peu légitimes une occasion inespérée de « gouverner plus », en affirmant refonder le pacte social contre un commerce destructeur, contre une mondialisation mortifère.

Grands bénéficiaires de la mondialisation et moins enclins à opposer État et marché, nombre de pays asiatiques peuvent se passer, au moins provisoirement, de cette potion délétère pour l’économie.

On peut dès lors faire deux hypothèses en forme de conclusion provisoire.

La première, c’est que la rhétorique de la guerre et du salut de la patrie permet de conjurer et de nommer le désordre antérieur à l’épidémie :

- celui d’une mondialisation dévastatrice, en mobilisant un imaginaire pluriséculaire.

On explique ainsi aujourd’hui que «l’intérêt et la survie de la collectivité l’emportent sur les petites libertés et les grands intérêts individuels», on en appelle à la gravitas des anciens Romains, on glorifie les soignants comme jadis Monsieur de Langeron : 

«L’un des corps professionnels de la patrie réussit par son exemple vertueux d’abnégation à aider la nation à se recomposer autour d’idées et d’affects qui ne sont pas égoïstes, […] qui vont à l’encontre de l’individualisme hédoniste. » 

En France, la République serait de retour pour dompter le désordre commerçant.

Par des discours incantatoires autour de relocalisations et de nationalisations, on grefferait cette rhétorique civique sur l’imaginaire colbertiste, jacobin et gaullien.

Mieux, ce rappel à l’ordre serait en phase avec le néomercantilisme contemporain, celui de grandes firmes monopolistiques nationales appuyées par des États « forts » pour mener des entreprises de prédation de ressources et de richesses à l’échelle mondiale, souvent à l’aide de la puissance militaire.

Le problème, c’est évidemment que ces discours et ces croyances martiales couplés au renforcement du capitalisme numérique et à ses dispositifs de contrôle, portent en germe un danger vital pour les démocraties et les libertés.

La seconde hypothèse, c’est que cette posture antiéconomique de confinement de pays entiers pendant des semaines est également un sursaut inconscient vers ce que l’on estime, confusément, qu’il faudrait mettre en œuvre pour éviter les désastres écologiques futurs.

D’une manière sécularisée, nous aurions en quelque sorte souhaité la pénitence pour qu’elle nous fasse changer.

Là encore, l’industrialisation plus tardive des pays asiatiques les place moins dans cette posture expiatoire.

Mais s’il doit sortir de cette crise, en Europe, des comportements individuels radicalement différents, ils ne seront pas le fruit d’une politique publique, et, surtout, ces « pas de côté » vers un monde hors de l’économie marchande et des régulations étatiques entreront en conflit ouvert avec l’exigence de traçabilité numérique et l’enrégimentement de salut public de la première hypothèse.

Le dilemme est posé et les possibles ouverts.

 

Source : esprit.presse.fr

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