UN MARIAGE.

UN MARIAGE.

Dans quelques années le pittoresque des mœurs aura disparu, même au milieu de ces contrées éloignées que semblait protéger, jusqu'ici, la hauteur de leurs montagnes.

Parmi quelques bizarres usages de ce canton, il en est un notamment qui contredit cette réflexion maligne, que l'on croirait échappée plutôt à une plume rabelaisienne qu'à celle de saint François de Sales, bien qu'elle lui appartienne en propre.

« Le mariage, dit-il, est un certain ordre où il faut faire la profession devant "le noviciat", et s'il y  avait un an de probation, comme "dans les cloîtres", il y aurait peu de profès.»

Ici les mariages, contractés pendant l'hiver et sanctionnés par l'abraccio, ne se célèbrent qu'à la Notre-Dame d'août, et il n'y a point d'exemple qu'un seul de ces mariage ait été rompu.

On appel abraccio le consentement mutuel, non-seulement des futurs, mais encore celui des deux familles.

Aussitôt que les conventions sont arrêtées définitivement, les familles s'embrassent, tirent des coups de pistolet, dansent sur la place publique et l'épousée commence à vivre avec son mari.

Aussi, à la célébration religieuse du 15 août, ces jeunes femmes sont-elles toutes enceintes: c'est un usage qui n'existe plus, dit-on, que dans le Niolo.

Nous reviendrons plus tard sur cette coutume et nous rechercherons l'influence qu'elle a exercée sur le caractère des insulaires. -

Le jour de la cérémonie à l'église, les mugliaccheri (cortége à cheval) sont chargés d'accompagner la mariée jusqu'au domicile conjugal.

 

Ce sont ses parents, amis et souvent des ennemis qui, en vendetta depuis longtemps, se re-concilient ce jour-là.

Comme l'Arabe, le Corse aime le cheval avec passion, et il est rare de le voir faire à pied une course, quelque peu éloigné que cela soit; s'il est très-sobre pour lui même il exige beaucoup de son coursier; il est très fier d'avoir un bel étalon et de pouvoir montrer son adresse dans le maniement du cheval.

Aussi, ces sortes de réunions sont elles très curieuses à cause de la beauté des animaux, de l'adresse des cavaliers, de leur nombre et de l'habileté avec laquelle ils font la fantasia.

Lorsque le cortège est arrivé à moitié chemin, il s'engage une lutte équestre entre les parent de la jeune fille, qui veulent la retenir, et l'autre famille, qui veut l'emmener.

Rien n'est beau, pittoresque et émouvant comme cette lutte folâtre dans laquelle les hommes, les chevaux et les enfants déploient leur force, leur agilité, et donnent un libre cours à leur gaieté.

Puis les paceri (les hommes de paix) s'interposent, calment un instant cette joie qui semble un peu bruyante, l'ordre se rétablit dans le cortège et il reprend sa marche.
Au premier ruisseau ou à la première fontaine, le cor
tège s'arrête; la mariée, qui marche à la tête de la caravane sur un cheval brillamment harnaché, descend, s'approche de la source, s'agenouille, fait le signe de la croix avec la main droite, qu'elle a préalablement trempée dans l'eau, puis elle en remplit sa main, et levant le bras à la hauteur de la tête, par un mouvement gracieux, lent et solennel, elle laisse peu à peu tomber cette eau dans la fontaine, en disant :

« Seigneur, ordonnez que cette eau me purifie et emporte avec elle mes défauts à la mer, afin que je puisse rentrer dans la maison de mon mari sans tache, comme je suis sortie du ventre de ma mère.»

 

Lorsqu'elle achève ces dernières paroles, la mariée ne doit plus avoir d'eau dans la main, sinon ce serait un présage de malheur.

Le cortège, qui s'était tenu à genoux pendant cette cérémonie et qui avait adressé sa prière à Dieu pour le bonheur des époux, se lève, monte à cheval et reprend sa course en faisant entendre des chants graves et gutturaux, à la façon des Arabes.

Lorsque le cortège arrive devant la porte d'entrée de la maison conjugale, il est arrêté par une barrière;

- ce sont les anciens qui ont dressé une travata ou parrata (barrière) que la mariée ne peut franchir seule;

- elle doit être accompagnée par un cavalier, sans cela il lui arriverait malheur.

C'est le plus âgé parmi les anciens qui doit l'accompagner jusqu'au seuil de la maison.

Une fois qu'elle a franchi la travata, c'est lui également qui lui offre les clefs de la maison, qui sont déposées au fond d'une corbeille et couvertes de fleurs.

Lorsque la mariée s'est placée debout sur le seuil de la porte, ses amies répandent  du blé ou du riz sur sa tête; c'est la bonaventura (la bienvenue);

- c'est également un signe symbolique de sa fécondité, car la famille doit être nombreuse, surtout en enfants mâles, et le déshonneur est grand pour une femme de n'avoir pas au moins une demi-douzaine d'héritiers. -

Une fois dans la maison, on lui offre une quenouille (freno) enguirlandée de fleurs et de rubans ainsi qu'un fuseau.

Ce qu'il y a de remarquable dans les cérémonies qui suivent ou qui précèdent le mariage, c'est le respect que la femme a su inspirer à tous les insulaires;

- c'est réellement elle qui est la reine de la fête;

- c'est pour elle qu'on couvre de fleurs la maison;

- c'est pour elle que les devoirs les plus graves de la vie conjugale sont présentés sous un aspect riant, quoique sévère;

- aussi considère-t-elle sa maison comme le palladium de la famille.

 

 

Source : Léonard de Saint germain.

Itinéraire de la Corse. Descriptif et Historique. 

Librairie Hachette.

 

Photo : Cardinali, photographe, Ajaccio.

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