LE VOYAGE EN ÉGYPTE DE FLAUBERT.  
GEO. Librairie du Voyageur.

GEO. Librairie du Voyageur.

Dès les œuvres de jeunesse l’attrait de l’Orient s’imposa à Flaubert et dirigea sa rêverie ;

- il écrit dans les Mémoires d’un fou en 1838.

2« Je rêvais de lointains voyages dans les contrées du Sud. Je voyais l’Orient et ses sables immenses, ses palais que foulent les chameaux avec leurs clochettes d’airain ;

- je voyais les cavales bondir vers l'horizon rougi par le soleil ;

- je voyais des vagues bleues, un ciel pur, un sable d’argent... quelque femme à la peau brune, au regard ardent, qui m’entourait de ses deux bras, et me parlait la langue des houris. »

Et dans l'Education sentimentale de 1845, pour évoquer la vie de Jules faite de monotonies quotidiennes, mais d’une vive contemplation intime le romancier présente le tableau suivant :

« C’est 1'azur d’un ciel d’Orient tout pénétré de soleil.

Arrivé au haut de la pyramide, le voyageur a les mains déchirées, les genoux saignants, le désert 1'entoure, la lumière le dévore, une âpre atmosphère brûle sa poitrine ;

- accablé de fatigue et ébloui de clartés, il se couche agonisant sur la pierre, au milieu des carcasses d’oiseaux qui sont venus y mourir.

Mais relève la tête ! regarde, regarde ! et tu verras des cités avec des dômes d’or et des minarets de porcelaine, des palais de lave bâtis sur un socle d’albâtre, des bassins entourés de marbre où les sultanes viennent baigner leurs corps, à l’heure que la lune rend plus bleue l’ombre des bosquets, plus limpide l’onde argentée des fontaines.

Ouvre les yeux, ouvre les yeux, ces montagnes arides portent des vallons verts dans leurs flancs, il y a des chants d’amour sous ces huttes de bambous, et dans ces vieux tombeaux les rois d’autrefois dorment tout couronnés.

On entend les aigles crier dans les nuages, la clochette des monastères retentit au loin ;

- voilà les caravanes qui se mettent en marche, les conques qui descendent le fleuve ;

- les forêts s’étendent, la mer s’agrandit, l’horizon s'allonge, touche au ciel et s’y confond.

Regarde ! prête l’oreille ! écoute et contemple, ô voyageur, ô penseur ! et ta soif sera calmée, et toute ta vie aura passé comme un songe, car tu sentiras ton âme s’en aller vers la lumière et voler dans l’infini. »

Gustave Flaubert. Source franceCulture.

Gustave Flaubert. Source franceCulture.

 

 

3L’Orient, dès les premières œuvres de Flaubert est un Orient construit, élaboré à partir d’insatisfactions profondes. Il apparaît souvent comme un Orient d’accumulation, de tourbillon, d’éloquence romantique, où le goût de la formule et du rythme trouve une bonne place.

Néanmoins le texte de Novembre (1842) met en évidence un aspect qui ne cessera de s’affirmer :

- recherche de la régénération de l'artiste à travers l'exercice spontané des sensations, qui le mènent vers la vraie vie.

Tel René, de Chateaubriand, Flaubert « s’amuse du bruit des tempêtes et du bourdonnement vague des hommes, et se situe dans une aire élevée » favorable à sa méditation.

« Il me vint bien vite un invincible dégoût pour les choses d’ici bas. Un matin je me sentis vieux et plein d’expérience sur mille choses inéprouvées ».

Tout cela est inséparable d’un certain rythme de vie qui assure la plénitude de la personnalité, dans ce qu’elle a de plus secret, et en même temps propose toutes sortes d’illusions, de rêves qui débouchent sur une forme de création poétique :

« J’étais, dans la variété de mon être, comme une immense forêt de l’Inde, où la vie palpite dans chaque atome et apparaît, monstrueuse ou adorable, sous chaque rayon de soleil ; l’azur est rempli de parfums et de poisons, les tigres bondissent, les éléphants marchent fièrement comme des pagodes vivantes ;

- les dieux, mystérieux et difformes, sont cachés dans le creux des cavernes parmi de grands monceaux d’or ;

- et, au milieu, coule le large fleuve, avec des crocodiles béants qui font claquer leurs écailles dans le lotus du rivage, et ses îles de fleurs que le courant entraîne avec des troncs d’arbres et des cadavres verdis par la peste.

J’aimais pourtant la vie, mais la vie expansive, radieuse, rayonnante ;

- je l’aimais dans le galop furieux des coursiers, dans le scintilllement des étoiles, dans le mouvement des vagues qui courent vers le rivage ; je l’aimais dans le battement des belles poitrines nues, dans le tremblement des regards amoureux, dans la vibration des cordes du violon, dans le frémissement des chênes, dans le soleil couchant qui dore les vitres et fait penser aux balcons de Babylone, où les reines se tenaient accoudées et regardant l’Asie. »

4Tel est le point de départ de l’illusion orientale de Flaubert :

- un espace à conquérir, des sens à exercer, une image de la vie à garder au fond de soi.

Avec une invitation ardente au voyage chère à tous les Romantiques ;

- Vigny lui-même écrit en 1842 dans le Journal d’un poète en s'adressant à Eva :

« Si ce soir tu gémis en rêvant à la mort, viens, roulons notre maison dans l’Orient splendide : l'Orient, ce berceau des hommes et des Dieux. »

  • 1 Le 1er octobre 1853 paraît, dans la Revue de Paris : Le Nil, lettres sur l'Egypte et la Nubie, ouv (...)
  • 2 Charles de Bernard (1804-1850) né à Besançon, collaborateur de la Gazette de Franche Comté où il p (...)

5Après Horace Vernet en 1839, Nerval en 1843, Flaubert part pour l’Egypte en octobre 1849 en compagnie de Maxime du Camp.

Ce dernier a fort bien préparé son voyage en vue de réaliser un ouvrage d’histoire et d'archéologie, et de présenter un album de photographies.

Le 1er octobre 1853 paraît, dans la Revue de Paris : Le Nil, lettres sur l'Egypte et la Nubie, ouvrage dédié à Gautier, et le nom de Flaubert n’est pas cité.

On relève aussi Egypte, Nubie, Palestine, Syrie, dessins photographiques recueillis en 1849-50-51 avec textes explicatifs et précédés d’une introduction, Paris, Gide et Baudry, 1852, deux volumes in folio.

On sait qu’en 1859 Baudelaire dédie à Maxime du Camp sa poésie Le Voyage à l’éloquence si prenante

« Nous avons avec soin/Cueilli quelques croquis pour votre album vorace » et « Amer savoir celui qu’on tire du voyage. »

Flaubert se laisse aller à une certaine indolence ; ce que fait son compagnon de voyage suscite bientôt chez lui une large indifférence, et l'érudition est loin de le passionner :

« Les temples égyptiens m’embêtent profondément. »

Il ouvre les yeux et tend l’oreille, rêve sur les paysages et les scènes orientales, comme peuvent le faire un peintre et un poète.

Nerval, à son retour, déclarait au Dr Labrunie :

« Oh ! si j’étais peintre !... mais on ne peut tout faire à la fois. »

Gautier témoignait que ce voyage fut pour lui une source de joie immense.

Flaubert semble attendre ;

- il est parti d’un rêve vivace, aux images éblouissantes ;

- il découvre des possibilités de création artistique qui demandent silence, maturation et ferveur intime.

Pour passer le temps il lit Gerfault de Charles de Bernard.

Charles de Bernard (1804-1850) né à Besançon, collaborateur de la Gazette de Franche Comté où il publie un article sur la Peau de Chagrin, et de la Chronique de Paris. 

Balzac lui dédie Sarrazine. Gerfaut qui date de 1838 illustre la peinture d’une âme dure, de qualité balzacienne.

C’est l'œuvre la mieux connue de l'auteur.

 

Du Camp photographié par Nadar dans les années 1860.

Du Camp photographié par Nadar dans les années 1860.

 
  • 3 Sur Charles Gleyre, voir Corr., 2 nov. 1849, « A Lyon nous avons vu Gleyre, un peintre qui a longt (...)
  • 4 Il s’agit de l'ancien royaume de Sennar, qui se trouve dans la plaine du Soudan, sur le parcours d (...)

6Avant de s’embarquer à Marseille, Flaubert et Maxime du Camp se rendent à Lyon chez le peintre Charles Gleyre, ami de Flaubert, dont le nom revient souvent dans la Correspondance de l’écrivain :

« Nous causons de l’Egypte, du désert, du Nil ;

- il nous parle de Sennaar (ancienne Nubie), et nous monte la tête à l’endroit des singes qui viennent la nuit soulever le bas des tentes pour regarder le voyageur. »

 

2 nov. 1849, « A Lyon nous avons vu Charles Gleyre, un peintre qui a longtemps habité l’Orient (cinq ans) il a été jusqu’en Abyssinie.

D’après ses conseils nous resterons peut-être plus longtemps en Egypte que nous ne l’avions décidé, quitte à sacrifier ou à bâcler le reste de notre voyage. »

 Il s’agit de l'ancien royaume de Sennar, qui se trouve dans la plaine du Soudan, sur le parcours du Nil bleu qui vient de l’Ethiopie.

Majestueux méandres, falaises noires, petits villages réfugiés dans les sinuosités du fleuve, aridité et exubérance.

 

Flaubert connaissait bien l’œuvre de Gleyre, et cette rencontre n’a fait que lui remettre en mémoire des images et des souvenirs.

Avant son départ il a pris conscience de ce que pouvait être la contemplation exacte de l’Orient, la recherche d’une communication authentique avec les êtres et les choses, ce qu’avait tenté Gleyre non sans témérité.

Durant cette conversation Flaubert a entrevu une atmosphère pittoresque et poétique de couleurs, lignes, sons, tout cela illustré avec toute la saveur d’une expérience personnelle de peintre et d’aventurier.

Il y trouve un sens des contrastes et des nuances, une propension à la rêverie qui seront l’essentiel de ses Carnets de voyage et des impressions qu’il livre parallèlement dans sa Correspondance.

7Les références au Voyage en Egypte (VO) renvoient à l’édition des Œuvres complètes de Flaubert, tome X, du Club de l’Honnête Homme, Paris, 1973.

LE VOYAGE EN ÉGYPTE DE FLAUBERT.
LE VOYAGE EN ÉGYPTE DE FLAUBERT.
Charles Gleyre, Autoportrait, château de Versailles.

Charles Gleyre, Autoportrait, château de Versailles.

  • 5 Berlioz, qui séjourna à la Villa Médicis durant cette période écrit : « Elle est située sur cette  (...)
  • 6 Voir aussi Maxime du Camp, Le Nil (Egypte et Nubie), Paris, Librairie nouvelle, 1860, p. 13. « Cet (...)

8Après un séjour à Rome de 1829 à 1833 qui lui permet de rencontrer le directeur et les pensionnaires de la Villa Médicis, Gleyre a la possibilité d’accompagner en Egypte un riche américain en lui servant en quelque sorte de reporter-dessinateur.

Berlioz, qui séjourna à la Villa Médicis durant cette période écrit :

« Elle est située sur cette portion du Monte Pincio qui domine la ville, et de laquelle on jouit d’une des plus belles vues qu’il y ait au monde. »

Gleyre fut bien accueilli par le directeur Horace Vernet qui avait entendu parler de son esprit et de son talent.

Il fut même amoureux de Mlle Vernet, qui devint Mme Paul Delaroche.

Il lui était demandé, à chaque étape, d’esquisser un paysage et de présenter des études d’habillement et d’attitudes des indigènes, tout cela assorti de quelques notes permettant de localiser les choses.

Après la visite du Caire, les deux hommes remontent le Nil dans des conditions difficiles, et s’arrêtent aux lieux essentiels :

- Thèbes, Kénéh, Philae, Abou-Simbel.

Pendant que l’Américain va à la chasse, Gleyre lit la Bible, médite et rêve.

A la fin de 1835 ils arrivent à Sennaar, à bout de forces. L’Américain retourne au Caire, et Gleyre tente de vivre de la vie indigène au Soudan, pendant une année. 

« Cet Orient qui est pour moi ma seule et véritable patrie »

 « Au reste tout est biblique dans ces pays d’Orient. »

 

Il se laisse aller à des rêveries sans fin qu’engendrait l’atmosphère du pays.

Vaincu par la maladie il rentre à Lyon en 1837, puis s’installe à Paris, de 1838 à 1843, où il rassemble les tableaux, esquisses et impressions de son Voyage en Egypte.

Les Illusions perdues dit aussi Le Soir, 1843

Les Illusions perdues dit aussi Le Soir, 1843

Au Salon de 1843 il présente un tableau intitulé « les Illusions perdues - Le Soir » qui connaît un accueil enthousiaste.

A partir de 1845 Gleyre vivra, rue du Bac, dans des conditions très modestes, et il recevra chez lui, pour discuter amicalement d’art et littérature, Nanteuil, Millet, Berlioz, Flaubert, Mérimée, Musset, Sandeau, G. Planche... etc.

9L'Egypte a apporté à Gleyre ce qu’il avait en vain cherché à Rome, le sens de la liberté et le goût de l'étrange, de la mobilité des choses, qui font de lui un peintre peu académique, plein d’audace et de sensibilité.

Parmi les tableaux qui sont nés de ce voyage il convient de citer :

  • Paysage de Basse Egypte : avec une élégante maison d’habitation, des palmiers et d’autres arbres, et, au premier plan, roseaux et buissons. (Pl. V)
  • Pudeur égyptienne : curieuse scène de genre qui présente un cavalier Nubien et une jeune fille égyptienne qui lui donne à boire en se voilant le visage. Les figures sont élégantes, la lumière soigneusement distribuée, et l’ensemble bien équilibré. (Pl. VI)
  • Femmes de harem : à l’extrémité d’une allée de palmiers formant colonnade on voit les femmes du harem assises au bord d'un bassin où se réfléchit leur image. (PI. VII)
  • Deux Nubiens : têtes et bustes. Ils sont vus de profil : l’un coiffé d’un turban blanc et la barbe noire ; l’autre la tête coiffée d’une draperie brune, et la barbe grisonnante. Le rapprochement est très expressif. (Pl. VIII A)
  • Une Nubienne : Vue de profil, la tête penchée, les lèvres épaisses. Les cheveux forment trois cordes en travers sur la tête, et se terminent en queue de cheval sur le côté ; vêtement gris-brun sur l’épaule droite. (Pl. VIII B)
  • Cavaliers turcs et arabes. Musée de Lausanne, 1840 : Présente un cavalier arabe qui se précipite dans un ravin pour échapper à deux cavaliers turcs. On apprécie la vigueur et la finesse du dessin et la vérité dans les types et les attitudes (Pl. IX)
  • La Reine de Saba. Musée de Lausanne, 1839 : Où, dans un admirable paysage oriental accidenté de collines, la Reine, assise sur un trône placé sur un char monumental arrive avec tout son cortège auprès de Soliman.
  • Le char et la figure de la Reine sont éclairés d’un vif rayon, et la composition dans son ensemble évoque un décor d’Opéra. Cette composition plus bizarre que belle est une fête de la couleur et de l’imagination. (Pl. X)
  • Le Soir. Musée du Louvre, 1843 :
  • - Vision égyptienne que le peintre commente ainsi :
  • « C’était le 31 mars 1835 par un beau crépuscule sur le Nil, à la hauteur d’Abydos.
  • Le ciel était si pur, l’eau si calme qu’après la masturbation du cerveau à laquelle je m’étais livré toute la journée, il m’eût été difficile de dire si je voguais sur un fleuve ou dans les espaces infinis de l’air.
  • En me tournant du côté du couchant, je crus voir, je vis certainement une barque de la forme la plus heureuse, et dans laquelle était un groupe d’anges vêtus avec tant d’élégance, et tous dans des poses si calmes et si nobles que je fus ravi. Insensiblement ils se rapprochaient de moi, et bientôt je pus distinguer leurs voix.
  • Ils chantaient en chœur une musique divine.
  • La barque parut s’arrêter au-dessous d’un bouquet de palmiers plantés sur la rive.
  • La nappe étincelante d’or étendue sur le fleuve reflétait si parfaitement ces objets charmants qu’ils me paraissaient doubles.
  • Je ne l’oublierai de ma vie.
  • La triple harmonie des formes, des couleurs et des sons était parfaite. »
  • « Ce qui me semble à moi le plus haut dans l’art et le plus difficile, ce n’est ni de faire rire, ni de faire pleurer, ni de vous mettre en rut ou en fureur, mais d’agir à la façon de la nature, c'est-à-dire de faire rêver. »
  • Le Paradis terrestre. Musée de Lausanne, 1870.
  • C’est le grand tableau auquel l’artiste travailla dans ses dernières années, et en quelque sorte son testament poétique et artistique
  • . On voit de face Adam et Eve enlacés dans un paysage champêtre qui semble célébrer la création.
  • Adam lève la tête et le bras droit vers le ciel tandis qu’Eve le regarde.
  • La lumière venue du fond, dans cette représentation du matin du monde, met bien en évidence les deux personnages. Un lièvre, une biche, d’autres animaux, des arbres fleuris, des montagnes lointaines complètent le paysage.
  • 8 Maxime du Camp voulait rapporter de son Voyage en Egypte des images aussi précises que possible, q (...)

10On peut constater que les thèmes retenus par le peintre répondent à une volonté de vision objective de l’Egypte, mais ils ont aussi ce côté mouvant, indiscipliné que ne peut avoir le daguerréotype :

- maisons blanches entourées de verdure, de la Basse-Egypte ; études de dattiers ;

- temples ;

- têtes d’Egyptiens et de Nubiens ;

- paysages des bords du Nil ;

- juives ou grecques du Caire ou d’Alexandrie ;

- nègres, abyssins de la région de Sennaar avec leurs cheveux graissés, d’un type si étrange ;

- vues d’intérieurs.

 

Tous ces documents ont une grande valeur d’illustration ethnographique, et l’emportent largement sur les photographies de M. du Camp.

 

Maxime du Camp voulait rapporter de son Voyage en Egypte des images aussi précises que possible, qui puissent servir de base à des travaux futurs.

Il avait appris l’art du calotype ou photographie sur papier.

Flaubert lui vint en aide de temps en temps puisqu’il écrit à sa mère le 3 mai 1850 :

« J’ai les doigts noircis de nitrate d’argent, pour avoir aidé mon associé dans ses travaux photographiques. »

 

Le journal rédigé par Gleyre nous aide à mieux comprendre l’orientation personnelle qu’il a voulu donner à son voyage et à ses compositions.

On sent passer du texte littéraire à la vision picturale un courant d’inspiration qui anime un homme généreux, un artiste qui médite sur les données d’un réel qui le sollicite activement et qu'il veut traduire à sa manière en relevant une sensation dominante :

11Tableau biblique, à Alexandrie 

« Ces vieux turcs montés sur des ânes, avec leur grande barbe, leurs vêtements de couleurs tranchées ; ces interminables chapelets de chameaux ; cet obélisque élançant sa pointe élégante vers le ciel ;

- ce désert où la vue se perd, cette grève où les vagues viennent mourir avec un sourd murmure, tout cela forme un tableau tout biblique. »

  • 9 Flaubert, Corr., 1erdécembre 1849, à Louis Bouilhet : « C’est ici qu’on s’entend en contrastes ;  (...)

12Contrastes au Caire : 

« On voit de tout, depuis l’homme précisément nu jusqu’à l'étalage du luxe le plus oriental, le plus fou, le plus exorbitant que l’on puisse imaginer. Et le chameau, sans jamais perdre son sang-froid,marche silencieusement au milieu de toutes ces folies9. »

 

 

 Flaubert,  1er décembre 1849, à Louis Bouilhet :

« C’est ici qu’on s’entend en contrastes ; les choses splendides reluisent dans la poussière. »

 

13La Montagne-temple à Abou-Simbel :

« Beau spectacle... quelle paix... quel silence. 

Le large fleuve coule avec tant de majesté.

La lune en effleurant ses rides légères semble y laisser comme une traînée de perles.

Les palmiers balancent avec grâce leurs têtes échevelées.

Les formes adoucies de la montagne-temple par cette belle nuit ont quelque chose de plus imposant.

Le mystérieux et vaste désert étale de toutes parts ses plaines inconnues... oui cela est beau ! »

Et devant les colosses immortels de Ramsès II, Gleyre s’écrie :

« Pourquoi sentai-je se réveiller en mon cœur ces vagues et mélancoliques souvenirs ! O chères et douces illusions de ma jeunesse, hélas trop tôt dissipées, vous êtes donc perdues à jamais. »

  • 10 Voir A. Houssaye, « Salon de 1844 », L'Artiste :« Le Soir ne rappelait-il pas les figures de la G (...)

14Ainsi, durant son voyage, le peintre a vu « bien des hommes, des ruines, des montagnes et des déserts », mais ce qui domine chez cet être heureux et malheureux, actif et contemplatif, peintre et poète à la fois, c'est un singulier tourment qui part de la joie de vivre que l’on n’arrive pas à cerner dans un contexte singulier, pour toucher à l’inquiétude permanente, à l'impossibilité à se fixer.

Une journée sur le Nil, du matin de la jeunesse, au soir, au crépuscule de la réflexion et du retour sur soi, constitue une marche vers les illusions perdues.

Le tableau, le Soir ne sera pas compris par la critique du Salon.

 

 A. Houssaye, « Salon de 1844 », L'Artiste :

 « Le Soir ne rappelait-il pas les figures de la Grèce antique ?

Quand on est un peintre d’imagination, quand on peut s'inspirer avec la poésie, on parvient toujours, quelle que soit l’époque où l'on vive, à créer une œuvre digne des meilleurs temps de l’art. »

 

 

La Pudeur Égyptienne Charles Gleyre

La Pudeur Égyptienne Charles Gleyre

On y verra le penseur poète regardant s’éloigner ses illusions avec tristesse ; celles-ci sont symbolisées par des femmes qui chantent et jouent de la harpe.

Il est clair que cette interprétation académique peut s’imposer à première lecture.

Mais un regard sur l’esquisse qui diffère du tableau et permet de retrouver le témoignage de l’artiste dans son Journal, aide à mieux comprendre.

On revoit le paysage qui avait été réduit au profit des personnages.

On aperçoit mieux la rive opposée avec ses palmiers et ses collines ;

- la femme vue de dos a des ailes d’ange ;

- l’homme qui se tient sur la rive, la tête inclinée, les bras en avant paraît implorer, à genoux sur des décombres ; on entrevoit de l’autre côté du fleuve les colosses de Memnon.

Dans le tableau connu le paysage et la vision égyptienne s’estompent pour faire place à une sorte de rêve grec, plus conventionnel, plus décoratif et poétique.

En revanche l’esquisse laisse voir une détresse profonde née de l’expérience du voyage, douloureuse aventure qui a meurtri le corps mais a laissé l’âme disponible pour la rêverie.

L artiste fier, immortel renaît dans la vision finale plus grandiose mais plus conventionnelle.

Étude d’un Nubien. 1835 (?). Musée cantonal des Beaux-arts, Lausanne.

Étude d’un Nubien. 1835 (?). Musée cantonal des Beaux-arts, Lausanne.

  • 11 Flaubert, Corr., 16 mai 1850, à sa mère : « Je ne peux admirer en silence ; j’ai besoin de cris, d (...)
  • 12 Voir Gautier, L’Orient,Paris, Charpentier, 1877, II, p. 224 : « Les nègres du Sennaar dont le vis (...)

15Dans les carnets du Voyage en Egypte de Flaubert il faut se garder de voir uniquement des points de repère destinés à une rédaction future.

Quelques passages, il est vrai, ont été plus largement rédigés, mais l’ensemble veut être une sorte de mémento personnel, un recueil de sensations, de formes, de couleurs, où l’écrivain retrouve les préoccupations du peintre. 

En fait Gleyre comme Flaubert se sont éloignés presque spontanément de leur compagnon de voyage, pour esquisser des thèmes qui devaient susciter leur œuvre à venir.

Pour Flaubert, comme pour Gleyre, ce voyage n’aura été qu’une illusion laissant des regrets, mais il va revivre, plus tard, par le souvenir qui va surgir spontanément lors de l’élaboration de l’œuvre littéraire qui en sera nourrie.

 

Flaubert, 16 mai 1850, à sa mère : « Je ne peux admirer en silence ; j’ai besoin de cris, de gestes, d’expansion ; il faut que je gueule... nous avons passé là trois jours (Au Palais de Kamac) Maxime photographiant, et moi estampant, ou pour mieux dire faisant estamper. »

On note que l’orientalisme de Flaubert, à la suite de celui de Gleyre, s’arrête plus volontiers sur les aspects africains de la Haute-Egypte qui dénotent des paysages plus rudes et des natures plus sauvages :

perspectives sur les carrières de granit et les roches métamorphiques d’Assouan, qui disent l’exubérance du soleil ;

- terre brutale aux dimensions énormes, monstrueuses ;

- tous les contrastes violents dans les mœurs et les costumes.

« Les nègres du Sennaar dont le visage, noir comme la nuit, a une régularité caucasienne. »

Gleyre parle des roches noirâtres de Nubie et du visage expressif des habitants.

Quant à Flaubert il aime « l’Orient cuit du bédouin et du désert » mais aussi les nègres du Sennaar « type indien, caucasique, européen, pur noir ».

Plus tard dans Salammbô œuvre très africaine sous bien des aspects, où les souvenirs d’Egypte infléchissent le rêve littéraire sur Carthage « J’ai voulu fixer un mirage », on trouve trace de ces préoccupations :

« Des femmes nègres chantant au clair de lune des paroles barbares » ;

« Les nègres tenant au bout de leurs bras des sapins enflammés » ;

« Les têtes des négresses marquaient de gros points noirs la ligne des bandeaux à plaques d’or qui serraient le front des Romaines. »

Dans le mélange des races, la profusion des couleurs, le rêve baroque sur Tanit, divinité lunaire et Baal, divinité solaire qui traduit la nature profonde de l’Afrique, Flaubert renonce au poids de l’érudition et fait vite place aux sensations familières, voire puériles :

- l’autobiographie donne sa couleur poétique à l’épopée.

  • 13 Flaubert, Corr., 14 déc. 1849 : « C’est à ce qu’il paraît dans la Haute Egypte que nous pourrons n (...)

16D’autre part, chez le peintre comme chez l’écrivain, s’énonce un amour commun des lignes et des perspectives ;

- cela donne des phrases qui sont à la fois des notes et des élans du cœur :

- « Quelques palmiers ! les montagnes au fond ! soleil du matin ! »

Le texte de Flaubert permet de comprendre dans quelle direction vont ses préoccupations artistiques.

Les rubriques que nous relevons témoignent d’une attention constante portée au moment de la journée, à la qualité de la lumière, aux aspects du paysage, notations quasi impressionnistes, avec des parenthèses qui ont toute la saveur d’un repentir heureux, ou d’une volonté de mieux donner à voir.

 

 Flaubert, 14 déc. 1849 :

« C’est à ce qu’il paraît dans la Haute Egypte que nous pourrons nous donner une bosse de cette bonne couleur tant rêvée. »

« Le désert, cette grande polissonne d’étendue qui est violette au soleil levant, grise en plein midi, et rose le soir. »

 

C’est l’aventurier Gleyre, avide d’impressions, et non le bourgeois Maxime du Camp soumis à la technique photographique qui a dirigé la vision de l’Egypte chez Flaubert et suscité ces formules synthétiques si expressives :

17— La Vallée du Nil :

18 13 mars 1850, Denderah :

- « Les montagnes étaient lie de vin, le Nil bleu, le ciel outremer et les verdures d’un vert livide ; tout était immobile ; ça avait l’air d’un paysage peint, d’un immense décor de théâtre fait exprès pour nous. »

19— Couleurs :

2017 nov. 1849 :

- « J’ai aperçu l'Orient à travers ou plutôt dans une grande lumière d’argent fondue sur la mer... je me fiche une ventrée de couleurs comme un âne s’emplit d’avoine. »

21 « La mer est immense.

Effet sinistre de la pleine lumière qui a quelque chose de noir... les sables sont très mous, le soleil se couche ;

- c’est du vermeil en fusion dans le ciel, puis des nuages plus rouges, en forme de gigantesques arêtes de poisson.

(Il y eut un moment où le ciel était une plaque de vermeil et le sable avait l’air d’encre).. le ciel a des bleus tendres de pastel. »

22— Lumière :

23« Le Nil est tacheté de voiles blanches ; les deux grandes voiles entrecroisées en fichu font ressembler le bateau à une hirondelle volant avec deux immenses ailes.

Le ciel est tout bleu, les éperviers tournoient autour de nous ; en bas, bien loin, les hommes tout petits ; ils rampent sans bruit. 

La lumière liquide paraît pénétrer la surface des choses. »

24 22 avril 1850 :

« Une chose merveilleuse c’est la lumière ; elle fait briller tout.

Dans les villes cela nous éblouit toujours comme ferait le papillotage de couleurs d'un immense bal costumé.

Des vêtements blancs, jaunes ou azur, se détachent dans l’atmosphère transparente, avec des crudités de ton à faire pâmer tous les peintres.

Pour moi je rêvasse de cette vieille littérature ; je tâche d'empoigner tout cela. »

25— Les Pyramides :

26« Les pyramides de Sakkarah tranchaient en gris dans le fond vermeil de l'horizon. 

Cétait une incandescence qui tenait tout ce côté-là du ciel et le trempait d’une lumière d’or.

Sur l’autre rive, à gauche, c’était une teinte rose ;

- plus c’était rapproché de la terre, plus c’était rose.

Le rose allait montant et s’affaiblissant, il devenait jaune puis un peu vert ;

- le vert palissait et, par un blanc insensible, gagnait le bleu qui faisait la voûte sur nos têtes, où se fondait la transition des deux grandes couleurs. »

Le Paradis terrestre

Le Paradis terrestre

— Tableau :

28« Des nuages d’or, semblables à des divans de satin, le ciel est plein de teintes bleuâtres gorge-pigeon ; le soleil se couche dans le désert.

A gauche, la chaîne arabique avec ses échancrures ; elle est plate par son sommet, c'est un plateau.

Au premier plan des palmiers, et ce premier plan est baigné dans la teinte noire ; au deuxième plan, au-delà des palmiers, des chameaux qui passent, deux ou trois arabes vont sur des ânes. 

Quel silence ! pas de bruit ! de grandes grèves et du soleil ! »

— Paysage nègre :

30 « Arrivés à Assouan, à travers les rochers qui sont au milieu du fleuve ;

- ils sont chocolat noir ;

- de longues fientes d’oiseaux font dessus de grandes raies blanches qui vont s’élargissant par le bas.

A droite, des colonnes de sable, nues, sans rien autre chose sur elles que le ciel :

- bleu du ciel, cru, tranchant.

L’air est très profond, la lumière tombe d’aplomb, c’est un paysage nègre. »

31 « Une cange échouée sur la rive, sous des palmiers dans la position d’un gros poisson laissé par la marée.

Au coucher du soleil les arbres ont l’air faits au crayon noir et les collines de sable semblent être de poudre d'or.

De place en place, elles ont des raies noires minces (traînées de terre ou plis du vent qui font des lignes d’ébène sur ce fond d’or, or comme celui des vieux sequins). »

32 9 mars 1850 :

« En Nubie la nature est tout autre. Le paysage est d’une férocité nègre ; 

- des rochers tout le long du Nil qui maintenant devient resserré ;

- des palmiers de cinquante pieds de haut au moins et des montagnes de sable qui, au soleil, semblent être de poudre d’or. »

  • 14 Flaubert, Corr., 17 mai 1850 : « On met ordinairement trois mois à voir ce pays ; nous en aurons m (...)

33Dans la correspondance Flaubert livre plus directement ses impressions de voyage, ses réflexions intimes et au niveau de l’écriture, teste ses expressions favorites qui reviendront de-ci de-là.

Deux termes apparaissent sans cesse et expliquent les dispositions de l’écrivain :

- étourdissement et contemplation, sans rien enlever à la satisfaction personnelle d’une découverte qui répond aux espérances et aux images entrevues : tout semble se mettre en ordre progressivement et paresseusement :

« Je vis comme une plante, je me pénètre de soleil, de lumière et de grand air... tu me demandes si l’Orient est à la hauteur de ce que j’imaginais... j'ai trouvé dessiné nettement ce qui pour moi était brumeux.

Le fait a fait place au pressentiment si bien que c’est souvent comme si je retrouvais tout à coup de vieux rêves oubliés. » (5 janv. 1850).

Tout cela est à la hauteur d’une rêverie heureuse, qui sait organiser lignes, espaces, temps, qui se pénètre d’un sentiment de la durée qui échappe aux normes conventionnelles.

En 1842, Nerval avait ressenti ces impressions14 et Flaubert le redit :

« Ce qu'il y a à voir ici est énorme.

Il faudrait des années et non des semaines.

Nous voyageons lentement du reste, ne nous fatiguant pas, regardant avec de longues contemplations tout ce qui nous passe sous le nez. » (9 mars 1850)

 

Flaubert, 17 mai 1850 :

« On met ordinairement trois mois à voir ce pays ;

- nous en aurons mis huit.

Nous avons relevé, dessiné, mesuré tous les temples de la Nubie et du Saïd. »

 « Soyons jeunes en Europe tant que nous le pouvons, mais allons vieillir en Orient, le pays des hommes dignes de ce nom, la terre des patriarches. »

 

Flaubert a recours à une comparaison musicale un peu sommaire pour rendre sensible cette lutte de tous les instants entre les détails pittoresques et l’ensemble majestueux, entre l’analyse qui disperse et la vision d’un tout cohérent :

« Je ne fais que revenir à peine du premier étourdissement. 

C'est comme si l’on vous jetait tout endormi au beau milieu d’une Symphonie de Beethoven, quand les cuivres déchirent l’oreille, que les basses grondent et que les flûtes soupirent.

Le détail vous saisit, il vous empoigne, il vous pince et plus il vous occupe, moins vous saisissez bien l’ensemble. » (15 janv., 1850).

Un regard qui n’arrive pas à se fixer, une imagination sollicitée par trop de richesses, une sensibilité qui déborde d’impressions trop mêlées.

Il faudra du temps pour mieux comprendre et tirer profit de tout.

Le réel est souvent insupportable s’il n’est transformé par une fantaisie qui l’illumine :

« La couleur de la surface de la mer... c’était inouï et si j’avais été peintre, j’aurais été rudement embêté en songeant combien la reproduction de cette vérité paraîtrait fausse. » (4 juin 1850).

On devine une vocation de peintre qui s'insurge contre la réalité qui l’accable et veut construire un univers de beauté et d’évidence où l’artiste trouve son compte.

L'Egypte, source de sagesse, de vie et de clarté attire Flaubert, à travers l'exemple de celui qu'il appellera                « l’angélique Gleyre » dans une lettre à Jules Duplan du 1er août 1861.

  • 15 Les dispositions de Maupassant ne sont pas très éloignées de celles de son maître, Flaubert. Il éc (...)
  • 16 Baudelaire : Projet d’épilogue à la2e édit. desFleurs du mal (1861).

34Après son voyage en Egypte, Flaubert va retrouver le réel étouffant, dans Madame Bovary dont la composition sera une rude épreuve pour l'écrivain.

Mais son besoin d’évasion, caressé dans les rêves d’Emma, ne tarde pas à le reprendre.

En 1858 il se rend pour deux mois en Algérie et en Tunisie et le site de Carthage, dans sa beauté et sa diversité, parle à son esprit et à son cœur.

Il entreprend Salammbô qui, selon Thibaudet, « n’est pas un roman historique écrit sur des fiches d’érudit, mais un roman psychologique écrit sur des idées de poète. »

 Cette intention poétique, née du Voyage en Egypte, va être désormais dominante chez Flaubert.

 Déjà les versions successives de la Tentation témoignent d’un effort de réduction et d’élaboration poétique.

Et dès la première rédaction de Salammbô, Flaubert voulait écrire son roman sous forme de versets rythmés que Bouilhet condamnera en raison de la monotonie qu’ils risquaient d’engendrer.

Peu à peu va montant une ordonnance plus rigoureuse, là où naguère s’épanchait le Romantisme fougueux des œuvres de jeunesse.

Phrase sobre et précise, densité du mot, images plus nettes et riches, souci exigeant du rythme poétique, valeur des silences, tout cela vient de cet effort d’application et de lenteur que l’expérience égyptienne provoqua en lui.

Point n’est besoin d’invoquer le célèbre « gueuloir ».

La déclamation de Flaubert a besoin du grand air, de la beauté du paysage, du sentiment d’un communauté vivante15.

 

 Les dispositions de Maupassant ne sont pas très éloignées de celles de son maître, Flaubert.

Il écrit dans Sur l'eau, :

« Je voudrais vivre comme une brute, dans un pays clair et chaud, dans un pays jaune, sans verdure brutale et crue, dans un de ces pays d’Orient où l’on s’endort sans tristesse, où l'on s’éveille sans chagrin, où l’on s’agite sans soucis, où l'on sait aimer sans angoisse, où l’on se sent à peine exister.

J’y habiterais une demeure vaste et carrée, comme une immense caisse éclatante au soleil. »

 

Il faut beaucoup savoir, mais il faut apprendre à mieux dire pour que la communication soit totale avec le lecteur. On ne peut séparer cette attitude d’un sentiment aigu de la modernité.

En 1863, dans Salammbô on relève sans doute de nombreux caprices de l’imaginaire :

- frénésie de la couleur, éclat de la lumière, luxuriance des mœurs et des costumes, étrangeté barbare, sens de la mise en scène théâtrale, mais on voit aussi s’affirmer la recherche de ce grand roman oriental moderne dont rêvait Flaubert, et qui devait être attentif aux lignes éternelles de l’expérience humaine à travers les siècles :

- un message d’humaniste né d’un univers baroque.

A travers les tableaux de la réalité égyptienne, cruels ou splendides, Flaubert tend vers cette vision mystique réconfortante qu’énonce Baudelaire à propos de la grande ville « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or. »

35En 1874, la version définitive de la Tentation de saint Antoine rassemblera les souvenirs égyptiens, autour de la Reine de Saba qui évoque le tableau de Gleyre et de la déesse Isis, qui fournit une magnifique méditation, une authentique prise de conscience de l’écrivain qui, comme le saint ermite, veut voir clair en lui-même.

36 La Reine de Saba :

 « J’ai des attelages de gazelles, des quadriges d’éléphants, des couples de chameaux par centaines, et des cavales à crinière si longue que leurs pieds y entrent quand elles galopent et des troupeaux à cornes si larges que l'on abat les bois devant eux quand ils pâturent.

J’ai des girafes qui se promènent dans mes jardins et qui avancent leur tête sur le bord de mon toit, quand je prends l’air après-dîner.

Assise dans une coquille et traînée par les dauphins, je me promène dans les grottes écoutant tomber l’eau des stalactites. »

37Isis et son domaine de Philae :

« L’Egypte s'étalait sous nous, monumentale et sérieuse, longue comme le corridor d’un temple, avec des obélisques à droite, des pyramides à gauche, son labyrinthe au milieu, et partout des avenues de monstres, des forêts de colonnes, de lourds pylônes flanquant des portes qui ont à leur sommet le globe de la terre entre deux ailes...

Egypte ! Egypte ! tes grands dieux immobiles ont les épaules blanchies par la fiente des oiseaux et le vent qui passe sur le désert roule la cendre de tes morts !

Anubis ! gardien des ombres, ne me quitte pas ! »

38La Reine de Saba est l’archétype de la souveraine, maîtresse de la création, possédant les signes de la puissance : la huppe, l’arc-en-ciel, les étoiles. Isis a pour elle la diversité, les attributs variés et mouvants, les clefs de la sensibilité universelle.

L’une établit le décor splendide, l’autre fait entendre les notes de l'harmonie.

Mère céleste mystérieuse et envoûtante comme l’Egypte !

On retrouve deux images nervaliennes qui assurent l’unité du mythe de la femme, qui grandit à l’infini, qui ouvre les portes de la vraie vie.

Il n’est pas indifférent de mentionner cette présence de Gleyre et de Nerval au sein même de la création flaubertienne.

Isis et la Reine de Saba deviennent les signes essentiels de cette révélation d’un Orient qui n’est pas celui du pittoresque et des images, tant aimé des Romantiques, mais de l'immortelle sagesse constamment proposée.

L'illusion éveille la poésie, celle de l’Orient source de la vie, de l’image et finalement de la beauté.

39On considère volontiers que les Trois contes, écrits dans un état de crise morale et intellectuelle, sont, en quelque sorte le testament littéraire de Flaubert.

Il s’agit de contes et de trois contes essentiels, de caractère presque initiatique et chacun d’eux évoque un souvenir littéraire : 

- Saint Julien répond à la Tentation ; 

- un Cœur simple répond à Madame Bovary ;Hérodias fait écho à Salammbô.

 Mais la distance est grande. Sartre déclarait que Flaubert « s’emparait du monde pour le détruire » ;

- peut-être voulait-il, peu à peu, en se détachant du réalisme contraignant, découvrir sa vraie vocation d'artiste, la poésie, au niveau de l’intention et de l’expression.

 

Dès lors on peut voir dans ces contes, qui disent mieux et simplement, l’apogée de son aventure spirituelle, marquée par l'expansion progressive d’une personnalité qui conquiert sa vraie mesure, son espace familier, son intimité, à travers des personnages qui ne sont que des manifestations des sentiments profonds de l’écrivain face à son œuvre.

La fin des trois récits est significative :

- élan mystique à travers les sensations dans Un cœur simple : 

« Les mouvements de son cœur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît » ;

- conquête de l’espace dans Saint-Julien : 

« Et Julien monta vers les espaces bleus » ;

- choix d’un itinéraire longuement médité dans Hérodias :

« Et tous les trois ayant pris la tête de Iaokanann s’en allèrent du côté de la Galilée. »

Ces orientations décisives sur le plan poétique sont accompagnées d’un sentiment du démesuré qui donne tout son sens, sa profondeur à la méditation, à la contemplation active : 

perroquet gigantesque, le lépreux grandissant toujours, la tête très lourde.

Bouvard et Pécuchet sera le contrepoint grotesque et touchant à la fois de cette poésie de l’immensité, accessible aux simples, aux heureux (le monde de la Flûte enchantée de Mozart peut sembler tout proche).

A côté de livres nés de lectures innombrables et qui ont la nature des contes philosophiques, ou des romans d’éducation, les Trois contes sont le livre d’images où l'intensité de la sensation domine et éclaire.

Il faut laisser les livres sur leurs rayons et écouter parler la vie.

  • 17 Voir Flaubert, VO, 492, Danse d’Azizeh, différente de celle de Ruchiouk : « Ce n’est plus de l'Egy (...)
  • 18 Sur le paysage de Macherous dans Hérodias et sur la danse de Salomé voir Renan, Vie de Jésus, p. 1 (...)
  • 19 Dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert on trouve les définitions suivantes : Daguerroty (...)

40Les souvenirs de l’Orient restent présents dans les Trois contes, mais comme épurés, transformés, parce qu’ils ont désormais fourni l’essentiel :

- inquiétudes de Félicité à propos des voyages de son neveu Victor.

« Il était mangé par les sauvages, pris dans un bois par des singes, se mourait le long d’une plage déserte » ;

- dans Saint-Julien furtive évocation des Illusions perdues de Gleyre :

« Une vieille barque, enfouie à l’arrière, dressait sa proue dans les roseaux... il commença par établir sur la berge une manière de chaussée qui permettait de descendre jusqu’au chenal ;

- et il se brisait les ongles à remuer des pierres énormes... et le grand fleuve, devant lui, roulait ses flots verdâtres » ;

- danse de Salomé dans Hérodias que l’on ne peut détacher des souvenirs égyptiens :

« Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les bacchantes de Lydie ».

On pense à la danse de Ruchiuouk-Hânem « J’ai vu cette danse sur de vieux vases grecs » dit Flaubert17 et à celle de Salammbô, « Avec un balancement de tout son corps elle psalmodiait des prières » qui complètent cette image de la femme associée à la danse et au chant dans les œuvres de Flaubert18.

 

Danse d’Azizeh, différente de celle de Ruchiouk :

« Ce n’est plus de l'Egypte, c’est du nègre, de l’Africain, du sauvage, c’est aussi emporté que l’autre est calme » 

Maxime du Camp :

 « Sa danse est sauvage et fait involontairement penser aux contorsions des nègres du centre de l’Afrique »

Sur le paysage de Macherous dans Hérodias et sur la danse de Salomé voir Renan, Vie de Jésus, :

« C’était un pays sauvage, étrange, rempli de légendes bizarres, et que l’on croyait hanté par les démons. »

Ainsi l’impersonnalité nait pour l’écrivain au cœur du plus personnel des problèmes !

Flaubert n’a pas voulu écrire un récit de voyage en Egypte comme d’autres, mais il en a tiré la substance de sa méditation future sur les êtres et les choses.

La force du souvenir et de l’illusion engendre la poésie et donne son vrai sens à l’effort artistique de toute une vie.

A coup sûr le rythme poétique, la valeur de la voix et du silence, la clarté du dessin, l'appel au souvenir allégé de son poids de réel sont le témoignage éminent du bonheur de l'artiste Flaubert, fondamentalement optimiste, quoi que l’on puisse dire, qui, après son évasion manquée du Voyage d’Egypte, découvre peu à peu ce qu’a pu lui apporter cette expérience placée sous le signe de l'interférence des arts et de l'authentique communication avec les hommes.

 

Dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert on trouve les définitions suivantes :

 Daguerrotype : remplacera la peinture ; Orientaliste : homme qui a beaucoup voyagé.

On imagine que Flaubert aurait souscrit sans peine au jugement de Nerval sur son Voyage en Orient, adressé au Dr Labrunie :

« J’ai fait deux ou trois vues tout au plus ; heureusement j’ai des peintres amis, comme Dauzats et Rogier dont les dessins valent mieux que ceux du daguerreotype. »  9 avril 1851 :

« Je rêve bayadères, danses frénétiques, et tous les tintamarres de la couleur... J’ai des besoins d’orgies poétiques. Ce que j’ai vu m'a rendu exigeant. »

41– A sa mère, 5 janvier 1850 :

« Lorsque je pense cependant à mon avenir (cela m’arrive rarement, car je ne pense à rien du tout, contrairement aux grandes pensées que l’on doit avoir devant les ruines) bref, lorsque je me demande :

- Que ferai-je au retour ? Qu’écrirai-je ? Que vaudrai-je alors ? Où faudra-t-il vivre ? Quelle ligne suivre... etc, je suis plein de doutes et d'irrésolutions.

D’âge en âge, j’ai toujours reculé à me poser vis-à-vis de moi-même et je crèverai à soixante ans avant d’avoir une opinion sur mon compte, ni peut-être fait une œuvre qui m’ait donné ma mesure. Saint-Antoine est-il bon ou mauvais ?

Voilà par exemple ce que je me demande souvent.

Lequel de moi ou des autres s’est trompé ?

Au reste, je ne m’inquiète guère de tout cela :

- je vis comme une plante, je me pénètre de soleil, de lumière, de couleurs et de grand air, je mange, voilà tout.

Restera ensuite à digérer.

C’est là l’important.

Tu me demandes si l’Orient est à la hauteur de ce que j’imaginais.

A la hauteur, oui, et de plus, il dépasse en largeur la supposition que j’en faisais.

J’ai trouvé dessiné nettement ce qui pour moi était brumeux.

Le fait a fait place au pressentiment, si bien que c’est souvent comme si je retrouvais tout à coup de vieux rêves oubliés. »

42– Au docteur Jules Cloquet, 15 janvier 1850 :

« Donc nous voilà en Egypte, terre des Pharaons, terre des Prolémées, patrie de Cléopâtre (ainsi que l’on dit en haut style).

Nous y sommes et y vivons, avec la tête plus rase qu’un genou, fumant dans de longues pipes et buvant le café sur des divans.

Qu’en dire ?

Que voulez-vous que je vous en écrive ?

ne fais que revenir à peine du premier étourdissement.

C’est comme si l’on vous jetait tout endormi au beau milieu d’une symphonie de Beethoven, quand les cuivres déchirent l’oreille, que les basses grondent et que les flûtes soupirent.

Le détail vous saisit, il vous empoigne, il vous pince et, plus il vous occupe, moins vous saisissez bien l’ensemble ;

- puis, peu à peu, cela s’harmonise et se place de soi-même avec toutes les exigences de la perspective.

Mais les premiers jours, le diable m’emporte, c’est un tohubohu de couleurs étourdissant, si bien que votre pauvre imagination, comme devant un feu d’artifice d’images, en demeure toute éblouie.

Tandis que vous marchez le nez en l'air, à regarder les minarets couverts de cigognes blanches, les terrasses des maisons où s’étirent au soleil les esclaves fatigués, les pans de murs que traversent les branches de sycomore, la clochette des dromadaires tinte à vos oreilles, et de grands troupeaux de chèvres noires passent dans la rue, bêlant au milieu des chevaux, des ânes et des marchands. »

43– A sa mère, 9 mars 1850 ;

« Nous entrons dans la Nubie.

La nature est tout autre.

Le paysage est d’une férocité nègre ; des rochers tout le long du Nil, qui maintenant devient resserré ;

- des palmiers de cinquante pieds de haut au moins et des montagnes de sable qui, au soleil, semblent être de poudre d’or.

Nous nous sommes promenés tantôt dans l’île d’Eléphantine.

Des enfants tout nus nous suivaient sous les palmiers.

Au seuil des huttes, des femmes couleur de café brûlé n’ayant qu’un petit caleçon en cuir pour tout vêtement, nous regardaient passer, ouvrant tout ébahis leurs grands yeux de faïence.

Le soleil se couchait sur les montagnes ;

- une grande prairie verte s’étendait devant nous, entre des dattiers qui l’encadraient, et au loin le Nil brillait dans la découpure inégale des rochers de granit qu’il traverse.

Pour passer le fleuve, les gens du pays s’y prennent de la façon suivante :

- on commence par ôter sa chemise que l'on roule en turban sur sa tête, on monte à califourchon sur deux bottes de roseaux liées ensemble et terminées en pointe à chaque bout ;

- puis, avec une rame, on pousse l’eau alternativement à droite et à gauche.

Au milieu de l’eau on voit ainsi ces tritons noirs qui s’en vont tranquillement, les jambes accroupies devant eux sur leur singulière nacelle. »

44– A Louis Bouilhet, 13 mars 1850 :

« Comme nature ce que j’ai encore vu de mieux ce sont les environs de Thèbes.

A partir de Keneh, l’Egypte perd son allure agricole et pacifique, les montagnes deviennent plus hautes et les arbres plus grands.

Un soir, dans les environs de Dendérah, nous avons fait une promenade sous les doums (palmiers de Thèbes) ;

- les montagnes étaient lie de vin, le Nil bleu, le ciel outremer et les verdures d’un vert livide ; tout était immobile ;

- ça avait l’air d’un paysage peint, d’un immense décor de théâtre fait exprès pour nous.

Quelques bons Turcs fumaient au pied des arbres avec leurs turbans et leurs longues pipes.

Nous marchions entre les arbres.

A propos, nous avons vu déjà beaucoup de crocodiles. Ils se tiennent à l'angle des ilots, comme des troncs d’arbres échoués.

Quand on en approche, ils se laissent couler dans l'eau comme de grosses limaces grises.

Il y a aussi beaucoup de cigognes et de grandes grues qui se tiennent au bord du fleuve par longues files alignées comme des régiments.

Elles s’envolent en battant des ailes quand elles aperçoivent la cange (Petit bateau à voile servant à voyager sur le Nil.). »

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Joseph-Marc Bailbe.

 

Source : books.openedition.

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