LE BONHEUR ARTIFICIEL. 

Je viens de porter ma voiture au garage.

Le garagiste m'a dit qu'il fallait se résoudre à la jeter, car elle n'était plus réparable, si ce n'est à mettre un argent supérieur à son prix de l'argus.

Avec cette voiture, je suis allé dans le vénérable village d'Orgosolo, je suis allé à Zagora et aux portes du désert, j'ai franchi la Sierra Nevada, j'ai fait plusieurs fois le tour de la Terre.

J'étais dépité par cette nouvelle, acheter une voiture nouvelle alors que je n'en ai pas les moyens. Comment faire?

Dans les garages, le prix des voitures dites d'occasion était exorbitant.

 J'avançai tristement dans la grande banlieue d'Ajaccio, affligé, terrassé par ce que je voyais.

A perte de vue, des centres commerciaux, des supermarchés, des garages, de la ferraille, des enseignes publicitaires, encore et encore.

Une seule fois, dans une trouée de verdure, je distinguai une petite maison ancienne, en ruine, le toit écroulé, ornée à son sommet par une abondante chevelure de végétation verte.

 Je reposai quelques instants mon esprit à cette heureuse vision qui formait un contraste rassurant avec l'enfer qu'il m'était donné de vivre en cet instant.

Avec cette maison et à travers mes yeux, la Corse ancienne et authentique regardait défiler l'imposture du monde.

Je me remémorais les petites routes d'autrefois, en terre ou à peine goudronnées, où il n'était point besoin d'avoir un bolide ou une voiture au cordeau pour rouler néanmoins.

Je me rappelais la bienveillance de ceux qui comprenaient la misère, qui  comprenaient le manque, qui auraient ri des exigences de perfection concernant une voiture, s'arrangeant toujours, ayant toujours une solution pour faire repartir le rêve, pour ne pas lui imposer un diagnostic d'immobilisation définitive.

Sur la voie rapide qui longe l'aéroport, les voitures authentifiées adéquates roulaient à vive allure, insensibles.

Parmi ce monde de fer roulant, je sentais faiblir mes forces, s'éclipser la suprématie de l'homme, celle de son esprit.

Face à cet enfer de vitesse, d'argent et de ferraille, l'homme s'affaiblissait et se soumettait. 

Je pensais aux rois de jadis, à cheval ou à pied, parcourant en souverain leur royaume, du matin jusqu'au soir.

Maîtres de l'heure.

Mais je savais que les rois d'aujourd'hui, s'il en reste, sont soumis eux aussi à ce mode de vitesse et de fer qui nous dépasse.

Comment rester maître en avion dans une boîte de fer à dix mille mètres d'altitude ou roulant à cent à l'heure sur une autoroute, soumis alors à des lois physiques et psychiques que l'on ne contrôle plus, qui dirigent nos vies et se font rois à notre place!

Il fallait, pour se retrouver, pour renouer avec sa force et son silence, sortir de ce quadrillage inadmissible.

C'est ce que je fis en rejoignant la plage solitaire.

C'est ce que l'humanité devra faire aussi: abandonner ce qui la diminue.

Charles Versini

Extrait du livre: "Planète terre: vivre ou mourir?
Réflexions à partir de l'ile de Corse".
Amazon.fr
123 pages. 4,43 euros.

Source photo Damien Ruliere

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