GRISCELLI DE VEZZANI.

Naissance.

Je suis né à Vezzani, petit village corse, situé au pied de la montagne de Gali, presque au centre de l'île qui donna le jour au Grand Napoléon.

Ma famille jouit dans le canton et dans l'arrondissement d'une considération très-méritée; deux de mes oncles sont curés de cantons, mon cousin est médecin, suppléant du juge de paix et membre du conseil-général du département.

Mon père, sans être jurisconsulte, est très souvent choisi, par le juge et par le président, comme membre arbitre dans certains procès de famille.

Jamais aucun de ses jugements n'a été attaqué d'appel.

Ma mère, bonne épouse et bonne fille, était connue comme consolatrice du pauvre.

Le jour de sa mort, arrivée à 26 ans, fut une perte pour les malheureux et un deuil général pour le pays.

J'avais alors quatre ans !

Bien que mon père n'eût que vingt-sept ans, il aima mieux se priver, en restant veuf, que de me donner une marâtre.

Ma grand-mère — la mère de mon père — se chargea de mon éducation.

Mais son amitié me porta préjudice.

Car, si elle m'eût corrigé toutes les fois que je faisais mal, au lieu de rire où de m'approuver, peut-être n'aurais-je pas eu le caractère que j'ai : caractère impétueux, indomptable, que même les potentats que j'ai servis, ont bien brisé quelquefois mais n'ont jamais fait plier.

Dès que j'eus six ans, mon père m'envoya à l'école du village; Numa Muraccioli, ex-fourrier de Waterloo, en était le magister.

Là, je fis pressentir par mon caractère, ce que ce caractère pourrait m'occasionner de déceptions pour l'avenir.

Tout élève qui ne m'obéissait pas était battu, s'il était plus petit et mordu s'il était plus grand.

Je leur donnais quelques friandises que je volais à la maison, et je croyais pour cela avoir droit de vie et de mort sur eux.

Le maître d'école n'était pas épargné ; quand il me faisait subir quelque punition, il trouvait des épingles sur sa chaise, de l'encre sur ses livres, sur ses cahiers.

Je vidais quelquefois son encrier pour y mettre de l'eau à la place de l'encre.

Enfin, j'en étais venu à ce point dans le village, que si le clocher eût changé de place, le pays entier m'en aurait accusé.

A la suite de tant d'obstination, de tant de plaintes de la part du maître d'école, des parents, des enfants, mon père, qui m'aimait passionnément et ne pouvait se passer de moi, me retira de l'école pour m'envoyer à quelques lieues du village, chez mon oncle maternel, Jean-Pierre, le berger.

Berger.

Je fus donc envoyé chez mon oncle pour garder les chèvres.

Mais je ferai remarquer aux lecteurs qu'étant chez mon oncle, le frère de ma mère, je n'étais ni son domestique ni son gardeur de bêtes — j'étais son neveu, son fils, et les chèvres que je gardais, étaient bel et bien les miennes, provenant de la dot de ma feue mère, que mon père avait toujours laissée à son beau-frère en cheptel, se contentant de percevoir un petit bénéfice en lait et en fromage.

Mon oncle qui voyait en moi le fils de sa sœur, qu'il avait passionnément aimée et qu'il pleurait tous les jours, me laissa une liberté illimitée.

Mon caractère indomptable au lieu d'être dirigé, guidé et corrigé, ne connut plus de bornes.

Heureusement pour moi que je n'avais plus personne pour exercer mes talents insupportables, ni écoliers ni maîtres, je n'avais que mon oncle et mes chèvres.

Mon oncle, je l'aimais trop pour lui faire du mal, et mes chèvres ne m'auraient pas compris.

Je

rencontrais quelquefois des chevaux, des bœufs, des taureaux, des veaux, des ânes presque sauvages, et alors commençai un steeple-chase jusqu'à ce que j'eusse pris et fatigué l'animal.

Par cet exercice je devins si fort à la course que j'arrivai presque toujours le premier dans les courses de jeunes gens qu'on organisait les jours de fête dans tout l'arrondissement.

J'étais fier de cette supériorité, car à la course comme à la lutte personne ne m'a jamais vaincu et si j'avais été aussi savant que j'étais leste, agile, fort je serais devenu un grand homme.

Pendant six ans, je n'ai vu ni lit, ni maison, ni clocher.

Le printemps et l'été sur la montagne de Gali, à trois lieues au-dessus de Vezzani; l'automne et l'hiver à sept lieues plus loin, le long de la Méditerranée, à Vadina.

Que de fois, cher lecteur, pendant ces six années n'ai-je pas vu se coucher et se lever le soleil !

Que de fois, pendant ce temps, n'ai-je pas vu apparaître les étoiles au firmament et s'éteindre à l'arrivée de l'aurore ! !

Que de météores, que d'étoiles filantes n'ai-je pas contemplés, étendu sur le sol nu, mon lit habituel !

Et que de mouches, grandes et petites, noires, grises, blondes, de toutes les couleurs et de toutes les tailles j'ai vu voltiger, m'offrant un tableau bien plus varié que celles qui venaient sur la croisée de l'immortel auteur de Paul et Virginie.

Et que d'animaux n'ai-je pas vus et touchés ?

Ah ! monsieur Buffon, vous avez bien écrit de votre bureau du Jardin des Plantes.

Mais vous auriez écrit bien mieux encore si vous eussiez vécu avec moi pendant ces six années.

J'avais alors quinze ans, l'âge où les enfants des riches moissonnent des couronnes dans les collèges, mon père me rappelait auprès de lui pour moissonner des épis dans les champs et faire de son fils un cultivateur.

Cultivateur.

Ce changement me plut, parce qu'il me rapprochait de mon père et qu'il me procurait le plaisir d'aller au village, jouer avec les jeunes gens de mon âge, les dimanches et jours de fête.

Bien que je quittasse mon cher oncle avec regret, la vie sauvage que nous menions depuis six ans, commençait à me peser, mais je ne tardais pas à la regretter.

Les premiers jours qu'il me fallut piocher et labourer, me causèrent des douleurs insupportables dans tous les membres.

Moi qui étais habitué à être étendu par terre ou debout en marchant, je fus forcé de me tenir courbé des journées entières pour faire le pénible métier de fermier, il n'y avait d'exception que les jours de fête.

Ces jours de fête, cher lecteur, étaient réservés au repos, au service divin et aux amusements dans le pays avec les paysans et les paysannes.

Le lundi matin, nous partions, mon père et moi, pour la ferme.

Notre bonne et vieille mère restait seule à la maison.

Cette vie régulière est celle de presque tous les cultivateurs-fermiers corses, sauf ceux qui ont leurs biens près de leurs habitations.

Ceux-là couchent tous les jours chez eux.

Quelques années plus tard, celle qui m'avait élevé, ma grand'mère, mourut en bénissant son fils et son petit-fils qui restaient seuls.

Alors, pour notre malheur et bien que je n'eusse que 19 ans, mon père me maria à une de mes cousines, jeune fille aux mœurs douces, simples et vertueuses.

Elle était en quelque sorte de la famille et avait bien des fois, avant notre mariage, aidé à notre mère aux travaux de la maison.

Mais cette jeune cousine ne fut pas plutôt madame Griscelli que de colombe elle se fit vautour.

Poussée par sa mère, femme rouée et rompue aux intrigues, elle ne savait que faire pour chercher querelle.

Jamais, au grand jamais, on ne pouvait vivre en paix.

Elle nous volait tous les jours, tout ce qu'elle pouvait voler, pour en enrichir son ancienne famille.

En outre, si nous l'eussions écouté, mon père et moi, nous eussions fini par nous entr'égorger.

Heureusement pour moi que la conscription et un numéros très bas me firent soldat.

Bien que mes parents m'eussent procuré un remplaçant, je me présentai le jour du conseil de révision devant le préfet en déclarant que je ne voulais pas de remplaçant et que je voulais partir moi-même.

Le soir même, à dix heures, pour éviter les pleurs et les cris de nos parents, nous partions, mon père et moi, pour Ajaccio, chef-lieu du département.

Aussitôt arrivé dans cette ville, berceau des Bonaparte, je me rendis chez le capitaine de recrutement, fus incrit sous le N° 7703 comme jeune soldat et incorporé dans la 4e compagnie du 1er bataillon du 60e régiment de ligne.

Soldat.

La compagnie, dans laquelle je fus incorporé, était à Oletta, au-dessus de St-Florent.

C'est là, dans ce petit village près de Murato, que je commençai ma vie de conscrit.

e lendemain, j'exécutais les tête droite ! tête gauche ! fixe ! avec les autres conscrits arrivés de- puis peu au régiment.

M. Rusterucci, lieutenant de cette compagnie, à qui je dois toute ma carrière militaire, me sachant Corse, m'appela chez lui, me donna des conseils de père en me disant qu'il fallait apprendre l'exercice, l'escrime, ainsi qu'à lire et à écrire, connaissances sans lesquelles on ne pouvait parvenir à rien dans l'état militaire et qu'on n'était admis à l'école d'escrime et à l'école mutuelle du régiment qu'après avoir passé à l'école de bataillon.

L'ambition qu'il m'inspira, le plaisir d'apprendre à lire et à écrire, l'espoir de ne plus aller à l'exercice que deux ou trois fois par semaine, firent tant d'impression sur moi, que deux mois et demi après je pouvais manœuvrer avec le régiment et j'eus la satisfaction d'être reçu au bataillon.

Le même jour, je me faisais inscrire à l'école mutuelle du régiment et à la salle d'escrime.

Dans la première de ces écoles j'appris à lire, à écrire, la comptabilité militaire, un peu d'histoire et un peu de géographie ; dans l'autre je n'appris, ainsi qu'on le lira plus loin, qu'à tuer mon semblable.

Le 60e régiment de ligne dont je faisais partie et qui avait passé trois ans en Corse, reçut l'ordre de rentrer sur le continent et d'aller tenir garnison dans les départements du Var, de l'Aveyron, de la Lozère et de l'Ardèche; mon bataillon alla tenir garnison à Rodez.

Nous nous embarquâmes à St-Florent; ceux qui se trouvaient à Corté et Ajaccio, s'embarquèrent dans cette dernière ville, et nous débarquâmes à Toulon.

Le fourrier de la compagnie étant malade, je fus désigné par le commandant pour le remplacer pendant la route; par conséquent, à peine débarqué, je fus obligé de me remettre aussitôt en route pour Aubagne, afin d'y préparer les billets de logement pour la compagnie.

Si quelqu'un de mes lecteurs a été fourrier, il doit savoir que c'est en route surtout que le métier de fourrier est lucratif et agréable.

Il vend force de billets de logement, il a soin de se loger où on est bien nourri et bien couché sans bourse délier, et puis pas d'ordres à copier, pas de théorie, pas d'exercices, etc.

Le seul désagrément qui lui incombe, c'est se lever à 3 heures du matin avec l'avant-garde.

De Toulon à Rodez la route se fit assez gaîment sans aucun accident digne d'être noté.

Le jour même de notre arrivée, il nous advint, à Santelli, fourrier de la 5° compagnie, et à moi, le fait suivant que je crois devoir raconter en entier à cause de son originalité, des incidents qu'il occasionna et comme le premier duel que j'eus en France.

Nous étions arrivés en ville à dix heures, nous prîmes immédiatement la consigne du casernement des mains de l'officier du 5e régiment que nous remplaçions, puis Santelli et moi, en attendant nos compagnies, nous allâmes au café en face du quartier, où, pour nous placer à une table, nous fûmes obligés de déranger d'autres personnes qui y étaient avant nous.

Un des bourgeois en voyant passer le fourrier près de sa table, dit aux autres, en le montrant : « Voyez donc ce jeune fourrier, on dirait qu'il a un bâton dans les reins. »

Il n'avait pas achevé qu'un soufflet rebondissait sur sa figure.

Aussitôt que j'entendis le soufflet, sans autre information, je pris une chaise et frappai sur la tête du même individu.

On cria à la garde.

Tous les bourgeois s'étaient sauvés.

Nous étions les maîtres de la place.

Les soldats qui arrivèrent, au lieu de nous arrêter, se placèrent sous nos ordres, mais il n'y avait plus personne à combattre.

Le lendemain, deux bourgeois vinrent nous demander à la porte de la caserne avec des fleurets démouchetés.

J'appelai Versini et sans autres explications nous sortîmes de la ville.

En arrivant sur les bords de la rivière, qui donne son nom au département, Santelli et le paysan souffleté mirent chemise bas et les armes à la main.

En voyant se placer l'adversaire du fourrier je vis immédiatement qu'au lieu d'avoir à faire à des paysans, comme nous le croyions, nous avions à faire à des duellistes.

Tout en regardant Versini, je dis à Santelli :

« Serre ton jeu ou tu es perdu ! »

Le fourrier, n'écoutant que son courage, marque un, deux, comme dans une leçon d'escrime, puis se fend à fond.

Son adversaire, en homme habile, ramassa le fer du fourrier en demi-cercle et, en parant tierce, l'envoya à dix pas derrière lui, puis abaissant la pointe de son fleuret vers la pointe de son pied, il dit au fourrier avec mépris :

« Ramassez votre arme, conscrit.»

« Conscrit ! » répétai-je en jetant ma capote, ma chemise par terre et en arrachant le fleuret des mains de Santelli.

Je me plaçai en face du spadassin en lui disant :

« Encore un conscrit. »

Mais en sentant mon fer, il s'aperçut que la poignée n'était plus la même.

Je lui fis le même coup que le fourrier, mais quand il baissa la pointe de son fleuret pour ramasser mon arme, je pris le contre de quarte et je lui plantai six pouces de fer au-dessous du téton droit.

Il tomba en crachant du sang.

On le releva et ses deux amis le transportèrent à l'hôpital.

Mes amis et moi rentrâmes à la caserne en nous promettant de garder le plus grand secret sur ce duel.

Deux jours après, l'adjudant de semaine, M. Duchemin, nous appela tous trois pour nous conduire à l'état-major de la place.

En entrant dans la salle du rapport, j'eus peur : le général Darrieule, le colonel, tous les officiers de semaine et les sous-officiers y étaient.

Dès que le général nous aperçut, il nous fit avancer à la barre et nous demanda lequel de nous trois avait assassiné un bourgeois.

A ce mot: «assassiné !» un cri d'indignation parcourut toute l'assemblée.

J'entendis dire derrière nous :

« Ce n'est pas étonnant, ce sont des Corses ! »

Rouge de colère et sans m'occuper des gens qui étaient présents, je dis ou plutôt je criai :

« Blessé mortellement en duel devant témoin, oui! mon général! mais assassiné! non! »

« Eh bien! dites-nous comment cela s'est passé, » dit un individu en bourgeois qui était assis auprès du général.

Je racontai alors toute l'affaire depuis l'entrée au café jusqu'au crachement de sang.

Dès que j'eus fini, le général demanda au procureur du roi, si ce que j'avais dit, était la vérité.

Sur sa réponse affirmative, il reprit :

« Très bien ! voilà vingt francs pour boire à ma santé. L'homme que vous avez blessé est un spadassin qui nous arrive d'Afrique, et qui avait trouvé moyen de se faire payer à boire et à manger par les soldats du 5e régiment de ligne après leur avoir tué plusieurs de leurs camarades. »

Le colonel de Lemare s'approcha et me donna une poignée de main, en me félicitant de mon courage et surtout de ma discrétion.

Tous les officiers et les sous-officiers, même ceux qui m'avaient appelé assassin corse, en firent autant.

Santelli et Versini qui me jalousaient ce jour-là, sont aujourd'hui, le premier chef d'escadron de gendarmerie en Corse, et Versini capitaine au 20e chasseur d'Orléans, tandis que moi, après avoir sauvé la vie à mon souverain, je végète sur la terre étrangère.

De Rodez le régiment se rendit à Lyon et fut caserné à la Croix-Rousse, au Bon-Pasteur et aux Collinettes.

C'est dans cette grande ville qu'arriva ce fameux duel, régiment contre régiment, dont les journaux firent tant de bruit alors.

Ma position de maître d'armes au 60°, et le rôle que les circonstances me firent jouer dans cette affaire, me permet tent de croire que le lecteur ne sera pas fâché de lire cette page sanglante, une des plus tristes et des plus émouvantes du soldat en face de la mort par ordre.

Un soir, pendant l'appel, le voltigeur Peusche arriva à la caserne de la Croix-Rousse tout ensanglanté.

L'officier, de qu'il était brosseur et qui l'aimait beaucoup, l'interrogea et apprit avec stupéfaction que sept caporaux du 30e régiment lui étaient tombés dessus à coups de poings dans un café à la Croix-Rousse.

L'officier, M. Berthelin, s'écria alors que c'était une tache pour notre régiment et que le 60e devait la laver dans le sang ; que si personne, de sa compagnie, ne demandait satisfaction au 30e, il irait emprunter les épaulettes d'un voltigeur, afin de pouvoir se battre lui-même.

Je lui dis que les hommes de la compagnie ne le souffriraient pas et qu'avant vingt-quatre heures le voltigeur Peusche serait vengé.

M. Berthelin me prit par le bras, m'entraîna hors de la chambre et me donna dix francs en me disant :

« Agissez ! Je suis persuadé que vous ferez tout ce qu'il faudra. Je veux en référer au colonel, qui sera enchanté d'avoir une affaire avec le colonel du 30'. »

Le lendemain, après la soupe, je pris avec moi Peusche, Versini, Casanova et nous nous rendîmes au café de la Croix-Rousse.

Nous n'étions pas encore placés que les caporaux du 30' y arrivèrent, placèrent leurs sabres aux patères, puis se mirent à jouer au billard.

Ils ne nous avaient pas encore vus.

En nous voyant ils se mirent à rire :

« Oh, oh ! le 60' nous envoie de la chair ce soir ! »

— Le mot n'était pas achevé que les chaises, les tabourets, les bancs volaient à la tête de nos adversaires.

La mêlée ne fut pas longue, voyant qu'ils ne pouvaient reprendre leurs sabres qui étaient à notre pouvoir, ils se sauvèrent à leurs quartiers.

La police arriva et se contenta de prendre nos noms et les sabres qu'elle porta à l'état-major de la place.

Le soir, à l'appel, dans toutes les casernes de la garnison de Lyon, il ne fut question d'autre chose.

Le lendemain, je fus appelé au rapport chez le colonel qui, en me voyant, m'annonça qu'un duel de ce corps devait avoir lieu, par ordre du général baron Aymard, entre les deux régiments, à cause de ce qui s'était passé à la Croix-Rousse, et que je devais choisir sept maîtres d'armes, pareil nombre ayant été choisi par le 30e de ligne qui nous donnait rendez-vous pour le jour suivant, à six heures du matin, au Fort Calvaire.

A l'heure dite, quatorze hommes se rencontraient sur le terrain désigné, tous jeunes et robustes, et prêts à s'entr'égorger par ordre.

— Les deux officiers qui nous conduisaient se saluèrent, en se rencontrant, puis ordonnèrent à Jacquet, premier maître au 30e, et à moi de commencer le combat.

Aux premières passes, en s'avançant sur moi, il me porta un dégagement, bien serré, en tierce.

Je fis, sans changer de place, une retraite de corps, pris le contre et ne fis qu'allonger le bras le malheureux, qui était fendu sur moi de tout son élan, s'enferra lui-même.

Un autre caporal le remplaça, fort tireur égale ment, mais craintif et rompant à la première feinte que je fis sur lui.

Nous étions déjà presque fatigués, lui de marcher en arrière et moi de marcher sur lui, positions très pénibles, parce que tant celui qui marche que celui qui rompt doivent être bien couverts : le pommeau à la hauteur du sein droit, la pointe à la hauteur de l'œil et légèrement effacé.

Casanova, un de mes témoins, fatigué de le voir rompre, se plaça derrière lui avec un sabre.

Dès qu'il s'arrêta, je liais le fer et lui plantai mon arme dans l'épaule.

Un sapeur prît sa place.

Alors s'éleva une discussion ; plusieurs de mes amis, me sachant fatigué, et voyant que j'avais fait ma part, voulurent me remplacer.

Mais les officiers, chargés de la salle d'escrime, après une discussion assez animée, déci- dèrent que je devais continuer jusqu'à ce que je fusse blessé ou mort.

— Mort ! répétai-je à haute voix.

Aussitôt que je sentis le fer de mon adversaire, je pris de fort au faible, en parant quarte et en me fendant avec tant de force que mon fleuret lui entra dans le corps jusqu'à la garde ; nous tombâmes l'un sur l'autre.

En me relevant, mon adversaire, blessé à mort, laissa échapper une gorgée de sang qui me jaillit à la figure.

La colère de m'être battu trois fois, la fatigue, les plaintes du blessé, la vue de deux cadavres, le sang qui me couvrait la figure, me rendirent presque fou, au point qu'en me relevant et en essuyant le sang qui couvrait la figure, je m'écriai, les yeux hagards :

« Allons, à un autre, voilà le boucher ! »

Un commissaire de police avec des agents arrivèrent sur place pour mettre fin à cette boucherie.

On m'habilla et on me traîna jusqu'à mon lit où mes amis firent bonne garde.

La nouvelle de ce qui s'était passé se répandit si vite que tous les officiers, sous-officiers et soldats accoururent à ma chambre pour me féliciter de mon succès.

Tels sont les préjugés dans l'armée !

Dès ce jour, parce que j'avais assassiné trois hommes, je fus le héros-spadassin de la garnison.

Je ne pouvais plus aller dans une caserne, ni au champ de manœuvres sans devenir aussitôt l'objet de la curiosité militaire.

Si j'avais été blessé, estropié ou tué, on aurait dit que j'étais un lâche !

A quatre heures, le lieutenant-colonel de Courrège, qui m'avait donné 20 francs le matin, m'apporta 100 francs et les galons de sergent de la part du colonel M. Boudoville, chargé de la salle d'escrime, m'invita à dîner à la pension des officiers.

Tous voulurent me serrer la main.

Le lieutenant- colonel y vint et paya le café à tout le monde.

Le lecteur comprendra aisément que ces démonstrations ne s'adressaient pas au maître d'armes qui avait eu le bonheur de vaincre, mais au numéro du régiment.

Jusqu'aux bourgeois qui étaient à table d'hôte, voulurent me donner la main.

Dans leur nombre se trouvait M. Meunier, capitaine de gendarmerie en retraite, qui ne se contenta pas de payer du Champagne, mais qui, dès qu'il sut que j'étais Corse, du pays de son Empereur, voulut me conduire chez lui.

— Chez lui, hélas ! pour mon malheur, il s'y trouvait sa fille, ange de bonté, de candeur et de bienveillance, à laquelle il me présenta avec tant de compliments sur mon duel que la fille du soldat me trouva plus grand que tous les Renaud, les Roland et les Tancrède des Croisades.

D'autres affaires pourraient figurer également dans ce livre par leurs résultats, mais ce chapitre déjà trop long m'engage à abréger la partie militaire pour rentrer dans mon élément civil où je pourrai m'étendre sur des faits bien plus intéressants pour le lecteur.

Mon colonel, de Lamare, le lieutenant-colonel, de Courrège, et bien d'autres officiers qui me portaient le plus vif intérêt, quittèrent le régiment.

Les uns par avancement, les autres par démission ou retraite.

Le nouveau colonel, m'ayant menacé d'un conseil de guerre, parce que dans un duel avec un de ses protégés, je ne m'étais pas laissé tuer, mais que j'avais tué mon adversaire, fut cause que je pris mon congé et rentrai comme gérant (fictif) à un journal intitulé : Le Courrier des Imprimeurs.

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