LA MÉDITERRANÉE COMME RÉPONSE À LA SOLLICITATION D’UN PAYSAGE INTÉRIEUR DANS ÉGÉE-JUDÉE
ET D’AUTRES ÉCRITS DE LORAND GASPAR

Elisabeth DÉMIROGLOU

 

« Il faut tout un monde pour une seule de nos images, un seul de nos mots »

 

 

La Méditerranée en tant que « lieu où se tenir, creuser, aller  »

 

« Qu’est-ce que la Méditerranée ? »

Une mer, un littoral, un art de vivre, une civilisation ?

Elle est tout à la fois et, en même temps, un lieu propice à la réflexion soulevant des interrogations redoutables quant à son avenir.

Tirant les leçons du passé où cette mer intérieure a constitué un foyer d’activités intensément créatrices et déterminantes pour l’ensemble de l’humanité, nous devons effectuer un dialogue approfondi et une approche multidisciplinaire.

Cela, pour que la Méditerranée ne soit pas « réduite à l’état d’un ensemble de zones pittoresques, d’un dépôt historique des vestiges du passé, tout juste intéressant pour touristes américains ou japonais ».

Cette région, si immuable et si changeante à la fois, est d’abord de nature communicationnelle.

Elle est l’échange des biens, des hommes et des idées.

Elle est le berceau et le bouillon de civilisation et de culture :

Ce qui a fécondé la Méditerranée, c’est l’interaction et l’intercommunication.

Aujourd’hui, la Méditerranée est, plus que jamais, vouée au rôle de communicatrice entre les trois continents qui la bordent [...]

L’Est est soumis à des conflits qui ressemblent à ceux des débuts de l’ère nationale, mêlés à ceux de guerres de religions anciennes, cela avec les armes d’après la Deuxième Guerre mondiale et la menace des armes de fin du monde.

C’est ce qui explique la permanence de la présence de la Méditerranée, son actualité pesante hier, aujourd’hui et demain ;

- c’est ce qui la fixe aussi en tant qu’un continuum, un espace-mouvement, une surface de transport, une économie-monde, l’olivier, le pain et la vigne.

Il s’agit surtout des îles égéennes « réelles et légendaires, immuables dans les ères successives de la géologie et de l’histoire depuis l’époque minoenne, en passant par les traces apocalyptiques de  saint Jean, à Patmos, jusqu’à la Grèce, si peu marine, de Georges Séféris ».

Dans la lumière dense et brutale des Cyclades, « dans cette aveuglante clarté de l’Égée où les poètes antiques furent souvent atteints de cécité par excès d’éblouissement et de révélation » , le poète nous invite à nous retremper aux sources de la création, de l’espoir et des traditions vivantes, nous révélant en même temps son hellénisme, constitué au fil de nombreuses lectures et de sa grécité vécue à Patmos et dans d’autres îles égéennes.

Cette mer qui rapporte sa prise matinale d’îles bouillonnement d’appels depuis les steppes d’Asie, d’écumes, de marbres, de bronzes et de crimes, bruissement aux nuits ornées de prières, tout un peuple debout sur les nefs d’étonnement aux sentiers du verbe dans la compacte obsidienne avec sa moisson de pierres sèches et de lueurs la peau grenue et la pulpe tendre des mots olivier, vigne, figuier, cyprès .

Un « système de signes » basé sur les « “fantaisies” du vivant » 

La présence des choses, le contact avec la matière élémentaire : la pierre, la mer, la lumière :

Le ciel, la mer : une seule couleur, nulle césure, nul froissement entre les corps. 

Il est certain qu’il ne s’agit pas d’un assemblage dû au hasard ;

-  « au fond [...] une seule continuité intemporelle »  –, îles blanches et mer bleue n’y sont que pour souligner cette continuité et le regard qui les scrute pose les mêmes questions et fait apparaître les mêmes réponses, dans l’esprit à jamais insatisfait :

« Qu’ici nous parlent l’eau et la pierre »

« La main épelle au sommeil des roches, des noms et des rythmes pour une incantation » 

La « prégnance de l’élémentaire » est le trait essentiel de l’art qui refuse l’univers du discours pour préférer la chose.

Le « parti pris des choses » est le « manifeste qui donne la mesure, le critère selon lequel juger l'art et la littérature de notre temps » .

Le poète, de son côté, « aux prises avec ces masses muettes », se met à l’écoute du monde et se tient attentif à ce que peuvent communiquer « le granit des îles », l’entassement des rocs, les galets que lave le ressac, les « hautes falaises qui descendent hostiles dans la mer »  ;

- ou encore la roche blanche des calanques, « ces grandes coquilles voluptueuses où glisse une eau de lumière ».

Depuis des siècles, la pierre est liée à la notion de la permanence, de la durée et du destin.

L’île-rocher  apparaît comme un espace de réconciliation laissant « l’homme au contact des réalités fondamentales » et l’obligeant « à mener une vie de simplicité et de dénuement ».

 

On y éprouve un sentiment de bonheur et l’île est un lieu de contemplation qui, avec l’élément aqueux, devient une métaphore pourvue d’une lourde charge connotative :

« Rester là, silencieux, écoutant pousser d’autres îles plus loin. »

La mer répand un bonheur discret et profond qui imprègne l’être :

« Une jubilation s’étend sur les eaux couleur de ramier. » 

À Patmos, « la terre mise à nu irradie une chaude confiance [...].

Le “Royaume” est là mêlé aux bruits, aux bougements les plus simples ».

Lesbos « ce coin de terre que jadis, qui sait en quels temps improbables, quel dieu, afin d’en faire à son aise, découpa et souffla au loin, comme une feuille de platane au beau milieu de la mer  ».

Toujours ces plis fins, discrets, par temps calme effleurent en fin de course le rivage rumeur de sens que murmurent les eaux si je pouvais faire entendre des sons si justes et si simples.

Regardé Spiros, le maçon bâtir un mur de pierres sèches. 

Dans le tas de pierraille l’œil et la main piquent la pièce qui s’encastre exactement dans la place vide.

Cette pierre quelconque, pierre du hasard, raboteuse, indécise, devient brusquement l’évidence.

LA MATIÈRE ESPRIT :

Le vol d’un oiseau, l’ourlet du ressac, les chemins du vent et de la mer sur le rivage, le rayon qui allume une feuille ou une herbe, quelle liberté, quelle rapidité dans les traits, et comme c’est fouillé dans le détail !

Et [...] toutes ces choses dont se croisent et s’imbriquent les mouvements, comment pourrait-on les isoler sans les arrêter, les raidir, les étouffer ?

Les figures que nos sens, notre cerveau tirent des vibrations du monde peuvent-elles lui être étrangères ? sans aucun rapport avec ce qui s’y passe ?

Déroulement et enroulement, lumière et obscurité, étincellement et cendre, silence et parole, érosion et corrosion, épanouissement et resserrement, effacement et surgissement, brisure géologique et galets lisses, « puissance de liaison et de disjonction, de construction et de dissolution » ;

- opposition aussi entre « la perdition et la vigueur » , (A.P., p« citerne sèche et citerne d’abondance », « mémoire balbutiante de ce qui n’a pas de mémoire », « ce qui bouge et ne bouge pas » ;

- opposition enfin entre « chant » et « inouï », entre « entend » et « n’entend plus ».

Notre art, notre vie, dans les moments où ils atteignent leur plein déploiement, ou une intensité inattendue, ne sont-ils pas les lieux où pour un instant, s’intègrent, se fondent, ces mouvements apparemment contraires ?

Et ce désir d’intégration, de recherche des chemins pour s’en approcher, est sans doute notre meilleure force pour naviguer entre illusions et angoisses.

Tous ceux qui sont capables de vivre l’expérience d’un art qui implique, dans la mesure du possible le rassemblement des membres épars de la nature humaine, font l’expérience au moins momentanée de l’intégration des couches morcelées, divisées de notre psyché.

Or, ce jeu constant des contraires n’est pas senti comme une pure opposition antinomique, mais comme un rythme alternant qui « s’organise dans un mouvement de va-et-vient, dans une pulsation, dans une respiration fondamentale créatrice de la vie » .

L’espace méditerranéen est donc un lieu géographiquement magique où renaît l’antique dialogue de l’Être et du Monde, de l’Esprit et de la Matière :

Vieux vocable honni, mais qui au fond dit bien ce qu’il veut dire : qu’au-delà de la physique, au-delà de la Nature, notre intelligence de l’inintelligible se trouve contrainte de concevoir un univers de principes et de causes qui seul réconcilie savoir et pouvoir, seul nous réconcilie avec ce qu’on appelait au XVII s. d’un mot magnifique, « la rhétorique des dieux » .

« De vastes paysages qui se déroulent à la manière d’une écriture  »

Dans toute l’œuvre de L. Gaspar, il y a ces mots, ces pensées et ces sentiments pour chanter la vie humaine et la convergence naturelle des choses avec elle.

«  L’âme va trouver dans l’univers extérieur des expressions et des exemples de ses propres états, l'extérieur étant perçu comme une lettre dont l'intérieur serait l'esprit  » .

 

Les corps, les choses et l’air et l’au-delà de l’air ne sont qu’une seule corde qui résonne.

La science est fondée sur l’idée d’un certain accord entre l’intelligence et les phénomènes.

Comme il est sensé et que cela va de soi,  que les planètes décrivent des ellipses, de même il est normal, qu’un paysage exprime un état d’âme et que la courbe est aussi humaine qu’un sentiment.

Cet accord entre extérieur et intérieur peut « s’étendre à l’ensemble de la psyché humaine. Ceci revient à croire à la poésie et à la considérer comme un certain mode de connaissance ».

« Reprendre d’année en année d’une main hésitante l’écriture dans les flancs des montagnes, dans la fracture d’une roche, au fond d’une cuvette d’argile asséchée.

Lire dans la mémoire d’un scribe inconnu le mot qui manque [...].

Et la guérison si brève d’une âme d’errance où affleure un secret de nouveau dispersé » 

Il arrive qu’à un détour du chemin le regard embrasse soudain de vastes paysages qui se déroulent à la manière d’une écriture. 

Tout ce qui m’est donné dans la lumière, paraît m’être donné à moi-même par moi-même [...].

S’il n’y a d’histoire que par le langage et si le langage est élémentairement métaphorique, Borges a raison :

« Peut-être l’histoire universelle n’est-elle que l’histoire de quelques métaphores ».

De ces « quelques métaphores », la lumière n’est qu’un exemple, mais quel exemple !

Qui en dominera, qui en dira jamais le sens sans se laisser jamais dire par lui ?

Quel langage y échappera jamais ? 

La Méditerranée est un contexte sur lequel des « milliards d’années de lumière [sont] jetées sans un pli sur la peau lisse de la mer »

La reconnaissance, par ailleurs, des sources de la Grèce ancienne, non seulement dans la médecine d’aujourd’hui, mais aussi dans notre conception sur le Vrai et le Beau, s’avère une présence continuelle pour l’inspiration du poète.

 « La mise au clair de ce qu'il sent, et surtout de ces forces jaillies des profondeurs aussi insondables que la réalité, et dont il ne peut capter que l’inscription chiffrée, labourant le tissage de sa vie » .

On n’a qu’à prononcer des noms illustres, tels que Sophocle, Eschyle, Œdipe, Agamemnon, Hésiode, Homère, Ulysse, Dionysos, Apollon, Prométhée, Cassandre, Alexandre, Gorgone, Chœur Antique, Dithyrambe, Erinyes, Phédriades, Bacchantes ;

- ainsi que des noms de lieux tels que Cyclades, Delphes, Mycènes, Cos, Amorgos, Patmos, Athènes, Acropole, « pour que des millénaires s’effacent à un instant et que l’actualité de civilisations passées s’impose [...] »

Georges Séféris palpait cette langue parlée comme on palpe un caillou ou un fruit. Il était à l’affût d’expressions, d’images qui venaient de très loin, en route peut-être depuis Homère ou les évangélistes.

« Il faut alors réapprendre à parler »

Patmos est, en effet, un carrefour de réminiscences grecques ;  c’est aussi un lieu : 

« où la tradition veut que saint Jean ait eu les visions de l’Apocalypse »  ;

- et quand le poète parle des femmes des pêcheurs grecs, Calliopi, Despina, Eftichia, Katina, il les compare aux femmes des pêcheurs, disciples de Jésus-Christ, « dont les Évangiles ne soufflent mot ».

La guerre est aussi  évoquée comme une constante dans l’histoire de l’homme et dans celle plus précisément de la Palestine – grâce aux citations tirées de la Bible –, d’une histoire anonyme des Croisades et d’Imâd ad-Dîn al Isfahâni. 

Il s’agit surtout « de l’inhumanité que l’homme pratique et s’inflige, incapable selon toutes les évidences de s’en empêcher, et c’est une tentative de réponse à la question : que peut un individu face à cette inhumanité trop humaine »

« Il est difficile, voire impossible de démêler à chaque instant [...] la part de l’acquis et de l’inné dans notre nature en mouvement »

« Personne ne discutera la part de conditionnement social qu’implique la création “littéraire” ou artistique, la jouissance esthétique ».

La réponse qui nous est donnée est doublement ancrée : dans l’actuel et l’inactuel.

Si l’homme a « tendance à s’entourer de trop de choses pour rien voir, à s’encombrer de trop de connaissances pour rien comprendre »

La survie « grâce à ces haltes devant une herbe, un caillou, quelques mots, un visage. L’étonnement d’être là.

De voir. De voir avec ses yeux obscurcis d’horreur le monde fermenter ».

C’est une vision du monde et une poésie qui « tente de faire effraction dans un domaine où la logique tourne court »  ;

 

« Nocturne est la mer sous l’étincellement »

On sait bien que le mot grec épiphanie possède, à part ses connotations religieuses, le sens de surface.

On peut ainsi mieux comprendre le rapport entre surface et profondeur ;

- et à travers le vers suivant : « Tant d’obscure parole dissoute dans la lumière », on discerne le parallélisme contrasté qui s’établit entre nocturne et obscure, d’une part, et étincellement et lumière, de l’autre.

Mais le mot parole introduit une nouvelle dialectique entre le langage et les éléments de la nature, en « faisant d'Égée une sorte de caisse de résonance ».

– éparpillement du nom dans les herbes du soir ;
– dans l’empierrement du nom  ;
– bavardage distrait de cailloux ;
– ta parole est une eau sourde aux lueurs incertaines.

 

Suis-moi vers les cimes, là, monte encore, déleste-toi, désentrave-toi, secoue la pesanteur qui te colle au sang.

Monte encore.

Défais-toi du feu sombre qui te tire à son fond, qui te baise de ses pétales et que tu nommes diversement entre lumière et obscurité, entre commencement et fin.

Je t’apprendrai à percer les reflets et les ombres, à te tenir debout sur la coupole éternelle du bleu.

Et là te tournant vers la vaste mer du beau, la contemplant, tu enfanteras des discours sublimes, inspirés par un amour sans bornes de la sagesse, tu atteindras la connaissance unique, connaissance de la beauté... 

Réfutant l’approximation d’un lieu fixe, le poète se déplace à travers un monde dont il est un des éléments au même titre que le minéral et l’animal ;

« au bout de millénaires de marche », à côté des « fenêtres où rêvent des îles enfouies dans les yeux », il interroge tous les domaines de la connaissance : géologie, géographie, botanique, zoologie, histoire, mythologie :

 

Comme si l’âme de la nuit chaque fois balbutiait sur le seuil, frissonnait.

Être là, le visage poreux dans les pierres.

Quelque chose comme le pollen de toutes les voix depuis toujours retombées sur la terre qui les rince et les évapore.

Comme une chaleur, qui a longtemps aimé un corps, sait retrouver ses fenêtres. 

« Au bord d’un savoir insoumis  » ou « nomade de l’Absolu »

 

La réalité physique – matière sonore rythmique, formelle – des mots et de leurs articulations joue, certes, assez souvent un rôle non négligeable dans le poème, mais en général la jouissance poétique ne peut pas faire l’économie de la compréhension des significations, du recours à des référents, de l’élaboration d’un sens global qui peut varier d’un lecteur à l’autre, selon la culture et le vécu de chacun.

Si la Méditerranée est d’abord appréhendée en tant que contexte perceptible, elle est ensuite transformée en espace-temps immatériel, en « une configuration matricielle, une sorte d’invariant commun à la diversité des textes ».

 

Si la Méditerranée est d’abord appréhendée en tant que contexte perceptible, elle est ensuite transformée en espace-temps immatériel, en « une configuration matricielle, une sorte d’invariant commun à la diversité des textes ».

De cette configuration naît un cercle énergétique que Gaspar appelle « source “énergétique” de mouvements, de désirs et de pensées » ;

- et cette interdépendance est la condition de survie du langage, car « tous nos langages, en passant par les gestes du corps, la geste de la matière et de la vie, sont des révélateurs, les porteurs de souffle de ce qui vient à un ordre et le transforme ».

G. Séféris pose la question cruciale « Mais que cherchent-elles nos âmes à voyager ? », question dont L. Gaspar se fait le relais : « Qu’y a-t-il, que se passe-t-il, entre ce qui tombe de l’homme et ce qui en sort ? »  

« Qui peut disjoindre ce qui s’achève de ce qui ne commence pas ? »


La scientificité débouche alors sur la métaphysique et le monde méditerranéen – où « se croisent les sentiers de l’histoire et ceux de notre vie émotive »  – ne cesse de s’imposer à   « l’imagination de la vie(...) qui traduit symboliquement le vouloir vivre dans ses variétés multiples ».

 

 

 

 

 

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