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Le mythe de la conquête carolingienne de l’île semble avoir été au cœur de l’affrontement idéologique entre les seigneurs corses et le pouvoir Génois à la fin du Moyen Âge.

D’un côté comme de l’autre, la victoire mythique des Chrétiens sur les Maures au ixe siècle est revendiquée comme source originelle du pouvoir politique.

Les différentes versions de ce mythe, que l’on trouve dans les chroniques corses et génoises du xve siècle, s’incarnent dans l’évocation de deux personnages légendaires : le comte de Gênes Adémar, qui aurait trouvé la mort lors d’une expédition en Corse en 806 ;

le comte romain Ugo Colonna, qui après avoir libéré l’île aurait donné naissance à la féodalité locale au ixe siècle.

17Le personnage d’Adémar est mentionné dans les Annales d’Eginhard.

Selon ce dernier, en 806, le comte de Gênes Adémar aurait trouvé la mort au large de la Corse lors d’un combat contre les Maures.

L’action d’Adémar est donc un échec et c’est seulement l’année suivante que les chrétiens emportent une victoire contre les Maures en Corse et en Sardaigne, sous la conduite de Burchard, connétable de Pépin.

 

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18Cette tradition est reprise dans la chronique corse de Pietro Cirneo, qui avait sans doute lu le texte d’Eginhard.

Mais dans la chronique génoise d’Agostino Giustiniani, rédigée au début du xvie siècle, non seulement l’expédition d’Adémar devient victorieuse, mais encore ce succès fonde le pouvoir de Gênes sur la Corse.

Giustiniani, qui avait été évêque de Nebbio, a donc réécrit l’histoire des expéditions carolingiennes dans l’île, afin de créer une nouvelle source de légitimité pour la commune de Gênes, en exaltant son rôle dans la conquête carolingienne.

En faisant de l’armée d’Adémar une armée génoise, et en fusionnant les deux récits d’Eginhard, Giustiniani parvient en effet à transformer l’échec du comte en victoire de Gênes.

Ainsi, le personnage d’Adémar devient-il le héros légendaire de la conquête génoise de la Corse.

Or si Giustiniani cherche à faire des Génois les vainqueurs des Sarrasins en Corse, c’est peut-être parce que les seigneurs corses eux-mêmes fondaient leur légitimité sur le mythe de la conquête chrétienne de l’île à l’époque carolingienne.

Cette idéologie seigneuriale est rapportée par le chroniqueur Giovanni della Grossa, qui transcrit un certain nombre de traditions orales qui circulaient dans les seigneuries méridionales de l’île au xve siècle.

Parmi ces traditions, une place particulière doit être faite à la légende du comte romain Ugo Colonna.

D’après le chroniqueur, Ugo aurait été envoyé en Corse par le pape Étienne IV pour libérer l’île de la présence sarrasine.

Une fois victorieux, Ugo aurait obtenu la Corse en fief et l’aurait ensuite transmise à ses héritiers dont seraient issus tous les seigneurs corses, à l’exception des seigneurs du cap Corse d’origine génoise.

Les descendants d’Ugo se seraient en effet succédé à la tête de l’île jusqu’à l’avènement du comte Arrigo Bel Messer, personnage lui aussi légendaire, dont l’assassinat en l’an mille aurait ouvert une période d’anarchie féodale, qui se serait achevée au xiiie siècle avec la création d’un État seigneurial, sous la conduite de Giudice di Cinarca.

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la Canonica de Mariana qui, selon une tradition orale rapportée par le chroniqueur, aurait été fondée au lendemain de la victoire chrétienne, à proximité d’un des lieux mythiques de l’affrontement entre Chrétiens et Maures, le Lagu Benedettu.

En second lieu, les prénoms que Giudice a donnés à ses fils bâtards pourraient être l’indice de son intériorisation de la généalogie mythique des Cinarchesi :

Arriguccio et Arrigo semblent faire référence au personnage d’Arrigo Bel Messere tandis qu’Ugolino pourrait évoquer la figure d’Ugo Colonna.

 Le nom de l’autre fils bâtard de Giudice éclairé par la documentation Guglielmo Salinese d’Istria fait référence au père du comte, « Guglielmo martyre », qui doit son surnom à son assassinat par ses propres neveux,

De manière plus générale, l’ensemble des seigneurs, au-delà de leurs dissensions, semble avoir intériorisé ce mythe collectif, comme l’atteste l’emploi du nom générique de Cinarchesi pour les désigner, qui paraît être formé sur celui de Cinarco, l’un des deux fils du légendaire Ugo Colonna.

C’est également ce personnage de Cinarco qui semble avoir donné son nom à la forteresse principale du Stato cinarchese, Cinarca.

Ce faisceau d’indices suggère que les seigneurs fondaient leur pouvoir sur l’imaginaire de la conquête carolingienne, or le récit de Giovanni della Grossa fait intervenir un autre acteur aux côtés d’Ugo Colonna et ses fils, le comte de Barcelone, lui-même ancêtre des rois d’Aragon.

Dans son récit, Giovanni della Grossa associe étroitement le comte de Barcelone aux succès emportés par Ugo Colonna et ses fils contre les Sarrasins.

Plusieurs hypothèses sont envisageables :

soit cette référence au comte de Barcelone relève du seul Giovanni della Grossa, qui se serait fondé sur la littérature chevaleresque, soit il existait une tradition locale qui associait les ancêtres des seigneurs corses aux ancêtres des rois d’Aragon.

La comparaison du récit de Giovanni avec celui de Pietro Cirneo apporte des éléments de réponse.

Le texte de Pietro Cirneo, qui, à la différence de Giovanni della Grossa n’était pas originaire de l’enclave seigneuriale mais de la Terra di u Cumunu ( Partie septentrionale de la Corse qui était sous la domination génoise.)ne mentionne pas le personnage d’Ugo Colonna et semble assez proche du récit d’Eginhard, comme nous l’avons dit.

Le fait semble confirmer l’origine seigneuriale de cette légende et son rôle dans la lutte des Cinarchesi contre Gênes.

Cependant, la lecture des Annales de Zurita suggère que cette tradition était également liée à l’alliance des seigneurs corses avec la couronne d’Aragon.

Avant d’entamer le récit de la conquête du royaume Sardinie et Corsicae par l’infant Alphonse, l’historien aragonais brosse un rapide tableau de l’histoire et de la géographie des deux îles.

S’appuyant lui aussi sur Eginhard, Zurita évoque l’expédition victorieuse de 807 mais il l’attribue uniquement aux forces conjointes des Sardes et des Corses, sans aucune référence aux personnages d’Adémar et de Burcard.

Par ailleurs, Zurita mentionne une autre expédition victorieuse en Sardaigne menée par le comte d’Ampurias Ermangaudo, qui se serait vu confier la défense des îles par le roi d’Italie, Bernard, le petit-fils de Charlemagne.

L’on trouve mention de cette victoire dans le récit d’Eginhard selon lequel en 813 le comte d’Ampurias Ermangaudo se serait emparé d’une flotte maure au large de Majorque sur laquelle auraient été emprisonnés 500 Corses.

 

Mais comme Giustiniani avec l’expédition de 807, Zurita semble avoir transformé le récit d’Eginhard afin d’exalter le rôle du comte d’Ampurias dans la défense de la Sardaigne et de la Corse.

Selon l’historien aragonais en effet, l’aide d’Ermangaudo aurait permis aux Sardes non seulement de se « libérer » mais également d’aller attaquer les Maures sur leurs propres terres.

Le récit de Zurita suggère donc qu’il existait une tradition liant la victoire des Chrétiens contre les Maures en Sardaigne et en Corse à l’histoire des premiers comtes de Catalogne.

De sorte que nous pouvons émettre l’hypothèse que le mythe de la conquête carolingienne de la Corse, tel qu’il a été fixé par Giovanni della Grossa, a pu se diffuser dans l’île depuis la Sardaigne catalane.

Il pourrait en effet s’agir d’une tradition sardo-catalane qui aurait été introduite en Corse au xve siècle, dans le contexte de l’alliance des seigneurs avec les rois d’Aragon.

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Aussi bien dans les documents produits par la chancellerie que dans les lettres envoyées par les seigneurs corses, le ciment de l’alliance semble être la lutte contre les Génois.

Dans le discours des rois d’Aragon, les Génois sont des « tyrans », qui occupent de manière illégitime la Corse, propriété de la Couronne depuis la donation pontificale de 1297.

Dans le discours des seigneurs corses, et notamment dans les lettres de Vincentello d’Istria, les Génois sont les ennemis communs.

Cependant, nous avons dit que les seigneurs revendiquaient une autre légitimité que l’alliance aragonaise, celle de leur antériorité historique.

Dans la mesure où le mythe de la conquête carolingienne était au cœur des revendications des Cinarchesi sur la Corse, le fait que Giovanni della Grossa mentionne dans son récit le comte de Barcelone pourrait ne pas être anodin. L’évocation d’une alliance originelle entre Ugo Colonna et le comte de Barcelone permettait en effet aux seigneurs corses de fonder leur soutien au roi d’Aragon sur une double légitimité :

une légitimité politique, avec la donation pontificale de 1297 qui faisait du roi d’Aragon le seigneur légitime de la Corse ;

une légitimité historique, avec le mythe d’une action commune de lutte contre les Maures aux temps carolingiens.

Surtout, cela les plaçait en alliés plutôt qu’en vassaux, ce qui renforçait par conséquent leur autonomie politique.

L’étude des armoiries des seigneurs corses alliés avec les Aragonais est, à ce titre, éclairante.

Les premières armoiries seigneuriales connues en Corse sont celles d’Arrigo della Rocca qui comme nous l’avons vu, fut le grand allié de la couronne d’Aragon.

D’après Giovanni della Grossa, Arrigo avait fait figurer sur sa bannière un griffon surmonté des armes aragonaises.

Ce choix témoigne qu’Arrigo se concevait avant tout comme le vassal de l’Aragon, le griffon étant un symbole héraldique courant qui ne renvoyait à aucune tradition locale particulière.

En revanche, son neveu, Vincentello d’Istria, lorsqu’il lui succède à la tête du parti aragonais, choisit un autre emblème héraldique.

D’après Giovanni della Grossa qui avait été à son service, Vincentello avait fait peindre le château de Cinarca surmonté des armes aragonaises.

Cette fois, le code héraldique traduit la double légitimité que revendiquait le seigneur corse :

le mythe des origines carolingiennes avec l’évocation du personnage de Cinarco ;

le service du roi d’Aragon, seigneur légitime de l’île.

Il est possible que cette transformation héraldique se soit accompagnée de la diffusion du mythe de la conquête carolingienne dans la version fixée par Giovanni della Grossa.

Ce mythe qui associait le comte de Barcelone à la conquête seigneuriale pourrait avoir alimenté la propagande de Vincentello d’Istria auprès des autres chefs corses.

Selon cette hypothèse, l’alliance du seigneur corse avec le roi d’Aragon aurait été présentée comme la réactivation de l’alliance originelle qui avait permis la victoire contre les Maures.

Son utilisation aurait permis à Vincentello de fédérer les Corses autour de lui et de les convaincre de résister à Gênes.

Rappelons que Vincentello est l’un des rares seigneurs corses à être parvenu à unifier l’île sous son pouvoir et qu’il est celui qui incarne le plus haut degré de résistance à Gênes.

Même Agostino Giustiniani, qui passe sous silence la plupart des révoltes survenues en Corse dans sa chronique, consacre plusieurs lignes à ce personnage.

Le souvenir du châtiment exemplaire auquel Vincentello a été condamné témoigne qu’aux yeux des Génois le seigneur incarnait à lui seul toutes les difficultés auxquelles s’était heurtée la commune de Gênes dans l’île, depuis le début du xiiie siècle.

Du côté corse, la mémoire de Vincentello semble avoir été l’un des ressorts de la propagande anti-génoise.

C’est ainsi qu’en 1487, le seigneur Giampaolo di Leca invoque le souvenir de Vincentello pour convaincre les autres chefs corses de s’allier avec lui contre Gênes.

Comme cela avait été le cas de Giudice di Cinarca au xive siècle, Vincentello d’Istria était devenu, à la fin du xve siècle, un héros.

Or, comme son aïeul, Vincentello semble s’être appuyé sur le mythe de la conquête carolingienne pour fédérer l’ensemble des chefs corses autour de lui.

Face au succès de cette propagande, les Génois pourraient avoir riposté, en invoquant la figure du comte Adémar.

Des recherches complémentaires dans les chroniques et les archives catalanes et aragonaises seront nécessaires pour savoir si le mythe de la conquête carolingienne de la Sardaigne et de la Corse était également invoqué par la couronne d’Aragon pour justifier ses droits sur ces deux îles.

Il reste que les armoiries de Vincentello associaient la légende de Cinarco à l’emblème des rois d’Aragon, ce qui témoigne de la compatibilité des deux sources de légitimité.

À la fin du xve siècle, l’évocation de Cinarca se retrouve sur l’ensemble des armoiries des seigneurs corses mais la référence au roi d’Aragon a disparu.

Dans le contexte de l’affirmation du pouvoir génois dans l’île, cette référence aurait été un signe de révolte et nous comprenons aisément qu’elle ait été abandonnée.

En revanche, il est plus étonnant que les seigneurs alliés à Gênes n’aient pas associé l’emblème de la Commune à celui de Cinarca sur leurs armoiries, comme l’avait fait Vincentello avec les armes aragonaises.

Les Génois avaient en effet tenté de favoriser l’association de ces deux emblèmes, en les faisant reproduire sur leurs cadeaux diplomatiques.

Or, à la même époque, les rares seigneurs qui ont adopté les emblèmes génois ont abandonné toute évocation de Cinarca, comme si les deux symboles étaient incompatibles.

Cette incompatibilité pourrait démontrer que le mythe de la conquête carolingienne s’était avant tout construit par opposition à Gênes.

25Les relations entre la Corse et l’Aragon trouvent leur origine dans la bulle pontificale de 1297.

À partir de 1323, l’envoi d’un gouverneur catalan en Sardaigne, en facilitant les relations diplomatiques entre les seigneurs corses et la Couronne, favorise l’émergence d’un parti aragonais dans l’île.

Dans un premier temps, l’alliance avec la couronne d’Aragon ne semble avoir été perçue par les seigneurs corses que comme un moyen de s’imposer à la tête de l’île, et de succéder ainsi au comte Giudice di Cinarca en l’absence de règles institutionnelles clairement définies.

Mais en 1357, la naissance d’une propagande anti-seigneuriale, ciment de l’alliance de Gênes avec les « populaires » corses, conduit les seigneurs à échafauder une réponse idéologique.

Ces derniers ressuscitent alors l’institution comtale, qui commémore la conquête carolingienne de l’île, cet événement mythique qui fondait leur légitimité historique face à Gênes.

Invoquée par Giudice di Cinarca dès le xiiie siècle, cette tradition carolingienne s’enrichit au xve siècle de nouveaux éléments qui lient la victoire dans l’île des Chrétiens sur les Maures à l’histoire des comtes de Catalogne, et devient ainsi le ciment idéologique du parti aragonais.

Certains indices suggèrent que cette tradition a été introduite en Corse par l’intermédiaire de la Sardaigne catalane, mais des recherches complémentaires dans les archives aragonaises et sardes seront nécessaires pour en cerner plus précisément les contours, et évaluer ainsi le rôle de la couronne d’Aragon dans l’élaboration de ce mythe.

 

Vanina Marchi van Cauwelaert.

Vanina Marchi van Cauwelaert :

 « Seigneurie contre commune : recherches sur les fondements idéologiques du parti aragonais en Corse (xive-xve siècles) »,

Mélanges de la Casa de Velázquez,

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