SÉJOUR D'ALPHONSE DAUDET EN CORSE.

Alphonse Daudet arriva à Ajaccio en décembre 1862. 

Sauf quelques échappées vers le sud de l'île, il y résida tout l'hiver de 1868.

 La station hivernale d'Ajaccio commençait d'être connue ; 

Alphonse Daudet, qui avait une santé délicate et à qui elle avait été recommandée, venait en Corse pour se soigner.

Mais à l'origine de ce voyage se trouvait un ami de Daudet, un conseiller de préfecture. M. Lefèvre, qui épousa lui-même à Ajaccio une demoiselle Arène. 

Au reste, Alphonse Daudet, à cette époque, s'il n'avait pas encore atteint la grande notoriété qui devait être la sienne, n'était pas personnage insignifiant, puisqu'il était attaché au cabinet du duc de Morny. 

On a paru, par la suite, vouloir créer au sujet d'Alphonse Daudet une légende le taxant d'impécuniosité. 

A la vérité, il n'était point riche, mais, durant son séjour à Ajaccio n'eut besoin de la bourse de personne. 

Sans doute a-t-on fait une confusion entre Alphonse Daudet et le malheureux poète Albert Glatigny, en faveur de qui des Ajacciens de bon cœur et amis des Lettres se cotisèrent, quelques années après le passage d'Alphonse Daudet.

Le conseiller de préfecture Lefèvre était le grand cicérone de Daudet.

 Il le présenta aux divers chefs d'administration, dans quelques familles notables, lui facilitant son séjour en ville. 

C’est M. Lefèvre qui mit Daudet en rapport avec l'Ingénieur en chef de l'époque, et c'est ainsi que l'écrivain put passer quelques jours au phare des Sanguinaires, et, plus tard, visiter, en compagnie des douaniers de Bonifacio, les îles Lavezzi, théâtre du naufrage de « La Sémillante ». 

Au Scudo, à Barbicaja, il fut l'hôte des Pozzo di Borgo. 

Il fréquentait assidûment le cercle, qui s'appelait à l'époque Cercle Bonaparte.

 Des membres du cercle contemporains d'Alphonse Daudet, il n'y en a plus, hélas!
 en ce moment.

 Mais il en existait encore il y a quelques années, qui se souvenaient très bien de Daudet: constamment le crayon à la main, il prenait des notes, recueillait sans trêve toutes les particularités, gestes ou paroles, dont il pouvait prévoir qu'elles lui serviraient un jour. 

Lui aussi était parti à la chasse au document humain !
* * *
Les petites histoires qu'il eut par la suite, notamment après la publication de l’Immortel, cette petite histoire avec Emmanuel Arène et Lorenzo Vero, voir là le résultat, secondaire, des « investigations » de Mérimée, de son goût, nécessaire sans doute à sa manière d'écrivain, des traits notés.

C'est, notamment, sur un modèle copié en Corse qu'il campe, dans l’Immortel, la comtesse Padovani. 

Il fait dire à un de ses héros : 
« Toutes les mêmes, ces grandes familles corses ! »

 Et il montre un de ses personnages mangeant des châtaignes dans la vaisselle d'argent.

Dans le Nabab, roman également d'inspiration corse, que M. de Moro Giafferri a qualifié fort justement : 
« Cette cruelle imagination d'Alphonse Daudet », comme dans Rose et Ninette, comme dans l’Immortel, toujours on retrouve ces traits, ces corsicismes, ces barbarismes dont Daudet avait fait une ample moisson lors de son séjour dans l'île. 

Mais c'est surtout l'Immortel qui souleva des colères contre lui et le fit même accuser d'ingratitude. 

Arène, qui faisait ses premières armes dans la presse parisienne, le rabroua d'importance. 

Et ce pauvre Lorenzo Vero, ce littérateur, poète et philosophe de grand avenir, mort trop jeune pour les Lettres (et l'un des meilleurs amis de faculté de Léon Daudet), le prit vivement à partie dans un petit journal ajaccien, « L'Eclaireur », dirigé par Ch.Corcoran, pseudonyme qui cachait la sympathique personnalité du futur directeur de « La Gazette franco-britannique ».
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Il ne faut pas croire qu'Alphonse Daudet resta insensible à ces attaques. 

Il avait l'âme tendre, on le sait.

 Puis, il était généreux, et l'accusation d'ingratitude était bien faite pour le toucher. 

Il n'avait pas cru mal agir, ni en intention, ni en fait. 

Mais la recherche des expressions et des attitudes originales et comiques était un de ses meilleurs moyens, poussé même jusqu'à la minutie. 

Aujourd'hui même, ce n'est pas sans curiosité qu'on retrouve le théâtre corse et ajaccien inséré dans un si grand nombre de romans de Daudet, surtout dans Rose et Ninette. 

C'est un père divorcé qui, profitant d'une période de carnaval, pénètre, masqué, avec une bande joyeuse, dans les salons du Palais Lantivy, où elles ont suivi leur mère remariée à un fonctionnaire devenu préfet de la Corse. 

Il note, toujours avec exactitude : 
- l'hôtel de France, place du Diamant; 
- l'escadre et son navire amiral, le « Redoutable »; 
- l'hostilité qui divise Bastia et Ajaccio ; 
- la magistrature et l'administration ;
 - les jardins de Barbicaja, qui, chez Daudet, reviennent souvent, comme un « leitmotiv » aimé ; 
- l'histoire du paquebot « Général-Sebastiani » qui casse son arbre de couche et retourne vers Ajaccio, dûment abîmé par la tempête, que le capitaine, petit homme sec et noir, a voulu affronter ;   
- les jeunes gens du cercle (on sent qu'il a envie de les nommer) qui l'accompagnent, sous le masque, à la préfecture en liesse ; 
- cette maladie mystérieuse invariablement appelée « puntoura », et qui décime bêtes et gens; et même cette scie ajaccienne :
 « U ragani, o scio dutto », que, cinquante ans après, on retrouve servant de devise au carnaval de 1921.

La Corse, Ajaccio, il les évoque non seulement dans les petits chefs-d'œuvre classiques que; sont le Phare des Sanguinaires, l’Agonie de la « Sémillante », les Douaniers, mais aussi dans les ouvrages de longue haleine précités, dans Robert Helmont, dans Maria-Antonia, Nuit de Noël, Le cercle.
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Aussi. Alphonse Daudet doit-il beaucoup à la Corse. A-t-il méconnu cette dette ?

 Il s'en est toujours défendu. 

Il a fait pis touchant ses « originaires » provençaux, qu'il aimait pourtant bien. 

Qu'on se souvienne de Tartarin de Tarascon.

 Encore une fois, ni en intention, ni en fait, il n'avait point, à son avis, ravalé un pays et une population pour lesquels il avait dit son estime et son admiration.

De Champrosay, à l'un de ses correspondants de Corse il adressait deux lettres. Nous en avons extrait les deux passages suivants :
«  Il y a trente-trois ans, quand je suis allé en Corse, j'y ai reçu de tous un accueil affectueux que je n'ai pas plus oublié que l'admirable paysage enveloppant nos courses sur terre et sur mer. Le beau pays, les bonnes gens ! »

Et celui-ci :
« Je suis vraiment touché de votre sympathie chaleureuse et effective, qui a trouvé des échos dans votre beau pays, d'où j'ai reçu maintes lettres et quelques journaux. 
J'avais été vraiment bien calomnié, el quiconque chez vous s'est donné la peine de lire l’Immortel a pu s'en rendre compte. 
Mais vous êtes le premier à l'avoir vu, à l'avoir dit. 
Je vous en sais un gré infini.»

« Je rêve de venir passer trois mois en Corse; j'aurais été désolé d'y trouver une antipathie aussi injuste. 

Oui, pas trop près de la nier, pas trop haut dans la montagne, aux portes d'une petite ville sans cercles ni réceptions.»

Alphonse DAUDET,
31, rue de Bellechasse, Paris. »
Alphonse Daudet décédait fort peu de temps après.
LÉON MAESTRATI
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