LES NOUVELLES LITTÉRAIRES DE BONAPARTE.

LES NOUVELLES LITTÉRAIRES DE BONAPARTE.

 

L'esprit du temps a la bonne idée d'éditer six nouvelles écrites par Bonaparte avant la Révolution.

Il avait entre dix-sept et vingt ans, et de l'ambition littéraire.

Était-ce une passade? 

Si les jeunes d'aujourd'hui font de la guitare avant d'entrer dans le commerce, à l'époque du jeune Napoléon, on écrivait des vers, des romans avant d'aller faire la guerre.

Mais non, et c'est justement ce qui rend intéressante la publication de ces nouvelles, le goût de Napoléon pour les lettres était vif et sincère.

Il lut toute sa vie, mais pas assez.

Et ce n'est qu'exilé qu'il pût enfin assouvir pleinement sa curiosité.

On peut dire que, d'un certaine manière, Bonaparte est un ensablé littéraire.

Qui se souvient de ses nouvelles?

Au bout du compte, la littérature ne joua pour lui un rôle important qu'aux deux extrémités de sa vie.

 

A Sainte-Hélène, le soir à la veillée, tandis que les soldats anglais passaient sous ses fenêtres, il lisait à voix haute devant ses compagnons les livres des anciens, et se livrait à des critiques littéraires soigneusement notées par Las Cases.

 

Il avait une très haute opinion de la littérature.

 

Elle ne saurait être la nourriture du peuple, disait-il, elle doit demeurer « celle de gens délicats».

 

Il aurait aussi prononcé cette belle parole : « La France, c’est le français quand il est bien écrit ».

 

Malgré son goût pour la Nouvelle Héloïse, il préférait l’Antiquité et son style.

 

Le genre littéraire qu’il plaçait au dessus de tout était la tragédie.

 

Fort logiquement, il n’aimait ni Crébillon, ni Beaumarchais. 

 

La tragédie (…) échauffe l’âme, élève le cœur, peut et doit créer des héros.

 

Sous ce rapport, peut-être la France doit à Corneille une partie de ses belles actions, dit-il un jour à Las Cases.

 

Quand il avait dix sept ans, Napoléon lisait tout ce qu'il pouvait trouver, habité par une telle passion de la connaissance qu'il en oubliait les plaisirs de son âge.

 

Dans une nouvelle intitulée "Dialogue sur l'Amour" (1784), il se met en scène face à son ami De Mazis pour défendre l'idée que l'amour égare l'homme, en le rendant vain.

 

Rien d'original: le titre et la forme du texte empruntent à une tradition antique et littéraire.

 

Plutarque avait écrit un "Dialogue sur l'amour", tout comme Charles Perrault en 1661.

 

Quant au propos lui-même, il n'a de valeur qu'en raison de celui qui l'a tenu, et c'est déjà un des intérêts majeurs de ce livre: Napoléon qui, toute sa vie, fut un bourreau de travail, fut traversé de temps à autre par des passions amoureuses dignes d'un adolescent, et dont il décrit les effets dans sa nouvelle.

 

Ce sont, à mon avis, les autres nouvelles du recueil qui ont le plus d'intérêt.

 

L'une d'elle, la plus connue, intitulée "Le masque du prophète" est inspirée de la lecture de "L'histoire des Arabes" (1762) de Marigny dont j'ai pu me procurer le texte à des fins de comparaison.

 

Les différences qu'on constate entre les deux récits révèlent Napoléon.

 

Marigny raconte qu'un sectateur, du nom d'Hakem, se révolta en 781 contre le calife.

 

On le surnommait Burkai, du mot Burka qui, selon Marigny, signifie masqueen arabe.

 

Il portait un masque d'argent pour cacher la difformité de son visage.

 

Elle provenoit d'une blessure  considérable qu'il avoit reçue dans une bataille. 

 

Les sectateurs poussèrent la folie au point de publier que cet imposteur ne portait un masque que pour empêcher que les yeux ne fussent éblouis par la lumière éclatante qui brillait sur son visage. 

 

Acculé par le calife dans une retraite, Hakem fit empoisonner ses propres soldats, les fit dissoudre dans de la chaux, avant de se tuer en se jetant dans les flammes.

 

Lorsque les soldats du calife entrèrent dans le refuge, ils ne trouvèrent que la femme d'Hakem qui leur raconta l'épouvantable forfait.

 

Mais, écrit Marigny, la mort de cet imposteur n'éteignit point absolument sa réputation parmi ceux qu'il avoit séduits par ses prestiges.

 

Ils soutinrent qu'il n'était point mort, ni aucun de ceux qui l'avoient suivi, & que bientôt on le verroit reparoître.

 

Hakem, dans la nouvelle de Bonaparte, devient un opposant prônant l'égalité: Hakem, d'une haute stature, d'une éloquence mâle et emportée, se disait l'envoyé de Dieu ;

il prêchait une morale pure qui plaisait à la multitude ;

l'égalité des rangs, des fortunes, était le texte ordinaire de ses sermons.

 

Le peuple se rangeait sous ses enseignes.

 

Hakem eut une armée.

 

Le choix de l'égalité n'est pas fortuit, lorsqu'on sait que Napoléon en eut la passion et la préféra toujours à la liberté, comme l'avait fait avant lui la Révolution.

 

Quant au masque... 

 

Cependant une maladie cruelle, suite des fatigues de la guerre, vint défigurer le visage du prophète.

 

Ce n'était plus le plus beau des Arabes.

 

Ses traits nobles et sévères, ses yeux grands et pleins de feu étaient défigurés ;

Hakem devint aveugle.

 

Ce changement eût pu ralentir l'enthousiasme de ses partisans.

 

Il imagina de porter un masque d'argent. 

 

Il parut au milieu de ses sectateurs ;

Hakem n'avait rien perdu de son éloquence.

 

Son discours avait la même force ;

il leur parla, et les convainquit qu'il ne portait le masque que pour empêcher les hommes d'être éblouis par la lumière qui sortait de sa figure. 

 

C'est plus ou moins le même propos que Marigny, sauf que c'est l'éloquence de Hakem qui fait croire à l'éclat extraordinaire du visage d'Hakem.

 

Napoléon croit au pouvoir des mots.

 

Il l'a dit à propos de Corneille (voir plus haut), et toute sa vie, lui-même usa et abusa du discours.

 

D'une certaine manière, seul le mot est vrai.

 

C'est lui qui fait la réalité de la chose et non l'inverse.

 

Peu importe qu'Hakem mente si les siens croient qu'il dit vrai.

 

Plus tard, Napoléon sera un peu Hakem.

 

Ainsi corrigeait-il les récits de ses batailles destinés au peuple: 

« L’empereur ne veut pas qu’on dise que cela s’est passé ainsi. »

 

Telle était la réponse dont on se servait pour repousser les faits les plus avérés (anecdote tiré du livre de Jacques Garnier, Austerlitz, 2 décembre 1805, Fayard).

 

Une autre nouvelle, intitulée "le comte d'Essex", s'inspire de l'histoire d'Angleterre de John Barrow.

 

Bonaparte y raconte le complot contre le roi d'Angleterre Charles II , qui conduisit l'un des conjurés, le comte d'Essex, au suicide. Le texte de Bonaparte présente une version différente des choses.

 

Pendant la nuit où son mari meurt, l'épouse aperçoit un fantôme: Essex ne s'est pas suicidé, on l'a tué...

 

L'ambiance est gothique, à la Radcliffe.

 

Très plaisant à lire.

 

Mais la meilleure nouvelle est sans conteste "une aventure au Palais Royal".

 

Peut-être parce que Napoléon ne cherche pas à copier un genre, ou tenir des propos édifiants: il raconte avec humour sa rencontre avec une fille légère du Palais Royal, haut lieu de la prostitution à l'époque.

 

En lisant, j'ai songé, par certaines tournures, la légèreté, à un texte de Maupassant.

 

Il y a encore une nouvelle sur le suicide et une autre portant sur des Corses oubliés sur une île, et dont l'aventure n'est pas sans quelque lien avec le Robinson de Defoe.

 

Avouons-le, littérairement, ces textes n'ont rien d'exceptionnel, mais ils émeuvent, comme émeuvent toujours les écrits de jeunesse des grands hommes où la fraîcheur de l'enfant subsiste dans l'adulte qui vient...

 

J'ai éprouvé le même sentiment en lisant un début de roman de Charles de Gaulle, publié chez Laffont où, déjà, le jeune écrivain imagine un général de Gaulle sauvant in extremis la France envahie par les Prussiens de 14...

 

Hervé Bel



Source : ActuaLitté.

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