« Napoléon a été un indépendantiste corse »
« Napoléon a été un indépendantiste corse »

Pour le dirigeant nationaliste, les grandes orientations de l'empereur ramènent à Pascal Paoli, le père de l'indépendance corse.

 

Sur le plan politique, ils ont porté des idées qui ont rayonné bien au-delà des frontières de la Corse. Napoléon Bonaparte et Pascal Paoli incarnent tous deux un pan important de l'histoire de l'île, même si le premier a largement remporté la bataille de la notoriété.

Contemporains jadis alliés, l'Empereur et le général se sont souvent opposés, jusqu'au déchirement.

Deux siècles après leur mort, un projet scientifique porté par l'université de Corte et la Collectivité de Corse entend réconcilier symboliquement ces deux personnages emblématiques de l'histoire insulaire.

Porté sur les fonts baptismaux en 2014, ce vaste chantier « Paoli-Napoléon » est placé sous la direction des universitaires Jean-Dominique Poli et Jean-Guy Talamoni.

Président indépendantiste de l'Assemblée de Corse, ce dernier, avocat féru de lettres, est également maître de conférences en sociolittérature et en sciences politiques à l'université de Corte.

À travers ce projet, le leader nationaliste mise sur le mythe napoléonien pour mettre en lumière les idées des révolutions corses du XVIIIe siècle, qui virent les insulaires se révolter contre le pouvoir génois et embrasser la cause de Pascal Paoli, le chef de l'État corse qui a existé entre 1755 et 1769.

Après des années de recherches, Jean-Guy Talamoni reste persuadé qu'au-delà de leur empreinte respective dans l'histoire, ces deux figures majeures de la Corse portent un enjeu économique insoupçonnable.

 

La promotion de Napoléon, empereur des Français par  un indépendantiste corse ?

L'aspect scientifique de cette question nécessitait d'aller au-delà d'une approche simplifiante.

Depuis les années 1960, on a souvent opposé la figure de Napoléon à celle de Pascal Paoli, le père fondateur de la nation corse, au XVIIIe siècle.

Le mouvement nationaliste était alors en phase d'installation dans le paysage politique.

L'approche a consisté à présenter d'un côté le traître, de l'autre le héros.

Cette grille de lecture pouvait avoir sa légitimité.

N'oublions pas que Napoléon a envoyé dans l'île le général Morand en 1808, lequel a fait exécuter et déporter de nombreux Corses.

Lui-même n'a pas fait grand-chose pour la Corse.

Cependant, il fallait dépasser cette approche pour analyser la complexité et la portée du parcours de cette figure historique.

Cela s'analyse à la lumière de sa trajectoire, même si son passé corse a souvent été relégué au second plan, voire occulté par les historiens.

Pourtant, lorsque Napoléon avait vingt ans, il était indépendantiste corse et paoliste.

L'un des plus grands spécialistes de la question, Jean Tulard, le dit lui-même :

« À cette époque-là, Napoléon n'est que corse. »

Sa « corsité » politique ne fait aucun doute à mes yeux.

Sa formation a été faite dans l'île et son imaginaire politique est corse.

Sa famille était d'ailleurs proche de Paoli.

Napoléon écrit même à ce dernier, en 1789, en évoquant ses rêves d'une Corse indépendante.

En référence à la bataille de Ponte Novu, qui a marqué la conquête française de l'île en 1769, il parle des  :

« trente mille Français vomis sur nos côtes, qui vinrent noyer le trône de la liberté dans les flots de sang ».

Napoléon a-t-il pour autant été accueilli avec enthousiasme par Paoli ?

C'est plus que douteux.

À la fin de sa vie, le chef de la nation corse tiendra cependant des propos élogieux à son égard, en expliquant que, grâce à lui, à travers son ascension, ses victoires et sa prise de contrôle de la France, l'île n'était plus tenue dans le mépris.

Leur conception de la laïcité était très proche.

Il y a, de toute évidence, une différence d'échelle.

Napoléon est le maître de l'Europe, et Paoli le chef d'État d'un petit pays au cœur de la Méditerranée.

Cela dit, en examinant l'action de Napoléon, on remarque que les grandes orientations ramènent à Paoli.

Par exemple, tous deux ont placé l'éducation au centre de leurs préoccupations.

Paoli est le fondateur de l'université de Corse au XVIIIe siècle et Napoléon, le réorganisateur de l'université française.

Leur conception de la laïcité était très proche.

Ils ne contestaient pas la présence du christianisme en tant que religion majoritaire dans le peuple.

En revanche, ils séparaient l'ordre ecclésial de l'ordre politique en fixant les limites de l'Église vis-à-vis du pouvoir.

S'agissant de Napoléon, cette attitude mesurée a même été vécue par les conventionnels comme un reniement des acquis de la Révolution française.

Enfin, sa politique à l'égard des juifs, reposant sur le principe d'une intégration à l'État, fait aussi écho à celle de Paoli.

La pensée politique de Napoléon aurait été influencée par le projet paoliste ?

Comment ne pas penser qu'il ait été influencé, à tout le moins, par son éducation politique corse ?

On retrouve en outre dans ses écrits sur l'histoire de la Corse le même imaginaire que les auteurs paolistes, comme la dénonciation des atteintes à l'honneur des femmes par les soldats.

De plus, après l'épisode des « cent jours », Napoléon s'orientera lui aussi, certes tardivement, vers l'idée constitutionnelle.

Cela fait incontestablement écho à la démarche de Paoli, qui a écrit la première Constitution démocratique de l'histoire moderne, en 1755.

Notre projet a pour finalité la réconciliation symbolique entre les deux personnages les plus emblématiques de notre histoire.

Pascal Paoli a pourtant lui-même été influencé par les penseurs italiens du XVIIIe siècle…

Paoli a fait sa formation intellectuelle à Naples sous l'égide du philosophe Antonio Genovesi, lui-même disciple de Giambattista Vico.

Sa filiation avec les Lumières italiennes est directe.

Cet apport théorique a nourri sa philosophie politique et, de mon point de vue, a permis l'émergence d'un républicanisme corse.

Celui-ci s'inscrit dans le prolongement des républiques italiennes lorsque, par exemple, le gouvernement de Paoli installe un outil de contrôle pour vérifier que les représentants du peuple ont un comportement conforme à la loi.

Il y ajoute toutefois des éléments novateurs.

Notamment en passant d'une République patricienne à un modèle démocratique, ou encore lorsqu'il place l'éducation au centre de l'action publique, comme un devoir de l'État.

Utiliser le magnétisme de Napoléon comme une porte d'entrée pour mieux faire connaître l'héritage politique de Pascal Paoli ?

La notoriété mondiale de l'image napoléonienne est, sans conteste, un levier pour faire découvrir Paoli et les acquis des révolutions de Corse du XVIIIe siècle, afin de les replacer dans l'histoire des idées politiques.

C'est notre siècle d'or.

Or, cela a été un peu oublié parce que nous avons perdu la bataille de Ponte Novu, en 1769.

Par exemple, la notion d'autodétermination, très moderne pour l'époque, apparaît déjà en 1755 dans la Constitution corse.

Il faudra attendre le début du XXe siècle pour que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes soit reconnu par la communauté internationale.

Autre exemple :

Saint-Just dit, à la fin du XVIIIe siècle, que le bonheur est une « idée neuve en Europe ».

Or, le droit au bonheur figurait déjà dans la Constitution paolienne.

On le retrouvera d'ailleurs, plus tard, dans la déclaration d'indépendance des États-Unis, en 1776.

Le plan économique et touristique.

Notre projet a pour finalité la réconciliation symbolique entre les deux personnages les plus emblématiques de notre histoire.

En outre, cette riche période historique peut devenir un véritable moteur de développement.

L'idée est de mettre en scène le patrimoine matériel et immatériel de l'île autour de ces deux figures, sous l'égide de la Collectivité de Corse.

Ce projet sera opérationnel à l'horizon 2021, pour le bicentenaire de la mort de Napoléon, qui pourrait servir de point de départ symbolique.

Partout dans le monde, on repousse le développement touristique du type « Baléares », axé sur un modèle uniquement balnéaire, au profit d'un tourisme culturel, plus maîtrisé et bien plus intéressant en matière de retombées pour le territoire.

Nous avons des atouts à faire valoir pour cela.

Avec ce projet, Napoléon peut enfin faire pour la Corse ce qu'il n'a pas fait de son vivant...

Jean-Guy Talamoni.

 

Source : Le Point.

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