L'ENFANCE DU MONDE.

L'ENFANCE DU MONDE.

On pouvait déplorer parfois des gestes un peu osés parmi ces séducteurs qui attendaient toute la journée l'arme au pied une occasion ou une opportunité de rencontre.


Mais, rétrospectivement, ces gestes étaient la démonstration d'une époque encore libre qui ne s'était pas pliée aux devoirs de payer et de se soumettre en permanence.


Ainsi, il n'était pas rare que l'un de ces bellâtres des montagnes distribuât quelque gifle sonore au malheureux serveur de l'endroit qui, par excès de zèle, s'était enquis du désir de boisson de ces messieurs.

Ce n'est qu'une fois que la main s'était déjà écrasée sur le visage qu'une explication lapidaire :

"Tu pousses à la consommation !" parvenait en termes de justification indiscutable.

Pourtant, comme cette réaction vive et spontanée eût été bénéfique pour le monde, si celui-ci s'était immédiatement soulevé contre l'attentat perpétuel de la consommation et du commerce forcés dont nous subissons aujourd'hui les effets atroces !


Sanvitus était de loin le plus jeune de ces dragueurs hauts en couleurs dont une certaine magnificence d'agir, d'être et de faire, a hélas disparu d'un monde attaché à la corde obligée du nivellement et de l'obéissance.

À l'âge de quinze ans, Sanvitus fréquentait à Marina Viva ces vieux loups de mer qui en avaient quarante ou cinquante, et qui furent ainsi, par bien des aspects, les professeurs naturels de sa vie.


Si un petit problème se posait pour lui dans un établissement, même en dehors de Marina Viva, une troupe déterminée de ces aînés enseignants était toujours prompte à s'interposer en indiquant "qu'il ne fallait pas toucher au petit !".

Le porte-parole de ces aînés ajoutait parfois, s'adressant à celui qu'il fallait circonvenir ou tempérer : "Fais-le pour moi !";

ce qui était autant une supplique qu'une mise en garde qui signifiait que chercher Sanvitus équivalait à le chercher lui-même.


Certains d'entre eux avaient fait de la prison et répétaient à l'envie que celle-ci ne leur faisait pas peur, cela pour indiquer leur statut réel et la détermination à laquelle ils pourraient faire appel en cas de litige.

Deux ou trois arboraient sur leurs bras de ces tatouages antiques qui vantaient d'un mot l'amour qu'ils portaient à leur mère ou à l'une de leurs anciennes bien-aimées qu'ils avaient sans doute encore dans le cœur malgré leurs frasques.

Mais ces tatouages avaient la noblesse des souffrances honorables, celles des bandits d'autrefois à qui la Corse accordait son respect; ils n'étaient pas de ces tatouages honteux et déplorables qui décorent aujourd'hui de manière sordide la peau offerte à la mode du jour, celle de ces victimes aux existences lisses qui peuplent malgré eux le camp universel du tout commerce et de la dépersonnalisation.


Sanvitus se promenait avec recueillement aux abords de ces lieux dont l'esprit avait disparu du paysage pour se réfugier dans un souvenir que l'oppression du monde moderne faisait dériver chaque jour un peu plus.


Il se rappelait comment un de ces amis, un repris de justice pour des peccadilles, s'approchait de nuit d'une voiture garée dans un champ, un tuyau et un petit bidon à la main, pour ensuite aspirer avec le dit tuyau un peu d'essence qui leur permettrait le lendemain de se rendre à Marina Viva !


Toutes ces gentilles folies faisaient partie de l'enfance du monde et si la Corse traditionnelle n'avait jamais construit de prison et n'en désirait pas sur son sol, Sanvitus se demandait comment des bâtiments pénitentiaires avaient-ils pu héberger de tels enfantillages quand les suprêmes voleurs légitimés des peuples, des hommes, des biens personnels et des trésors de la tradition, n'avaient jamais été inquiétés !

 

Charles Versini.

Extrait du livre: "La Liberté Corse"
Editions L'Harmatan.

Photo : fantasy tattoo piercing.

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