La Corse photographiée depuis Nice, le 7 mars 2017 lors de la tempête Zeus, la photo d’un vrai mirage / © VALERY HACHE / AFP

La Corse photographiée depuis Nice, le 7 mars 2017 lors de la tempête Zeus, la photo d’un vrai mirage / © VALERY HACHE / AFP

LES ÎLES DE LA MÉDITERRANÉE.

 

Quand les hasards de l'année terrible m'eurent jeté en Algérie, il m'arriva fréquemment de traverser la Méditerranée, d'Afrique en France ou de France en Afrique.


Souvent, au lendemain du départ de Marseille, d'Alger ou d'Oran, j'apercevais à l'horizon la vaporeuse esquisse de l'île de Majorque.


Une nuit, par une tempête noire, le rocher de Formentera se dressa tout à coup, comme un fantôme, à l'avant du navire, et ce fut presque ma dernière heure.

Puis j'entrevoyais Minorque et ses caps infatigablement fouettés par les vents, battus par les flots; ou je distinguais les cimes neigeuses de la Corse dans les pâleurs d'un éther diaphane; ou je suivais du regard la longue, la monotone et morne ondulation des rivages de la Sardaigne.


Et dès lors, ces îles mystérieuses, lointaines, indécises, entrevues comme dans un flottant mirage, ne quittèrent plus ma rêverie.


Ainsi perdu dans un songe sans fond et sans forme, je ne savais de ces îles vaguement apparues que ce qu'on apprend à l'école.

Je n'avais pas oublié que les armées romaines recrutaient les frondeurs aux Baléares, que les Arabes, conquérants de cet archipel, y avaient apporté le secret, depuis longtemps perdu, de faïences rares à reflets d'or, d'azur et de feu.


Je n'ignorais pas non plus que des rois régnèrent à Majorque et que les Aragonais très chrétiens avaient arraché des mains musulmanes ces îles d'entre France, Espagne, Afrique, Italie.


La Corse étant française, je connaissais mieux sa nature, sa beauté, ses sauvageries, j'étais plein de récits de vendettas, d'histoires de bandits et la Colomba de Prosper Mérimée m'avait profondément remué.


Mais j'ignorais tout, absolument tout de la pauvre Sardaigne abandonnée, perdue dans une obscurité profonde.


Un jour vint où ma vie fut assombrie, et, m'enfuyant vers la paix lumineuse, je partis pour les îles oubliées.


Ce fut un enchantement.


Palma me révéla des merveilles d'art, des monuments superbes, des sensations inoubliées.

Les splendeurs des sierras et des barrancos, l'urbanité, la simplicité des Majorquins me charmèrent, et j'errai comme en un rêve dans cette île caressée du plus doux climat.


Minorque est moins belle, mais elle a conservé la forte empreinte des Aragonais et des Catalans.


Ibiza et Formentera sommeillent, endormies depuis cinq cents ans, leur somnolence est bercée par des psalmodies gutturales qui sont un héritage des Maures; elles ne s'éveillent que pour l'amour et pour les coups de couteau.


En Corse, à travers les forêts monumentales, j'entendis les "lamenti" des ancêtres, je frémis avec la mort, je courus dans la lande parmi les bandits, et, dans des solitudes où rampent les nuées, je m'assis à l'humble foyer des bergers augures, poètes des sommets, récitant le Tasse ou l'Arioste en s'accompagnant d'instruments dont les pasteurs et les rapsoles jouaient dès la plus haute Antiquité.


La Sardaigne fut une vision éblouissante; dans cette terre inconnue des Italiens eux-mêmes, où les costumes d'autrefois ont conservé leur originale beauté, je coudoyai familièrement le pourpoint de velours, et le Moyen-âge passa chaque jour à mes côtés comme si le monde n'avait pas tourné depuis quatre ou cinq siècles.


J’avais l'inestimable honneur d'être cher à M. Emile Templier.

Grâce à cet homme si ferme, si juste et si bon qu'aucun de ceux qui ont vécu dans son intimité n'oubliera jamais, j'ai pu conter à tout venant mes impressions sur les Baléares, sur la Corse et sur la Sardaigne.
En souvenir de l'amitié que me témoigna M.Emile Templier et du profond attachement qui me liait à lui, c'est à sa mémoire que je dédie mes Iles oubliées.

Gaston Vuillier"

Avant-propos du livre: "Les Iles oubliées"; paru en 1893.

Merci à Charles Versini.

Retour à l'accueil