LA VIE DANS NOS VILLAGES.  Sans argent, sans écrans.
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LA VIE DANS NOS VILLAGES.

Sans argent, sans écrans: la vie

Les autres jours d'été, quand la chaleur après la sieste était supportable, la place de la mairie était le théâtre d'une cérémonie de loto qui n'engendrait aucun milliardaire mais qui faisait que tout un village se retrouvait pour fixer des yeux un sac d'où le préposé au tirage extrayait la chance ou la guigne jusqu'à faire assez de mécontents pour qu'un cri presque unanime demandât que l'on changeât de main afin d'accorder au destin le pouvoir de puiser une numérotation différente.

Ou bien encore, la fête du village battait son plein, et l'on pouvait ainsi vivre quelques réjouissances médiévales en regardant évoluer au son naturel des voix, sans haut-parleur, sans branchement électrique artificiel, parmi les encouragements et la ferveur débordante, à des concours d'ânes galopants, des courses en sac, des compétitions pédestres qui élisaient le plus rapide du village dont le sacre ne se soldait par aucune médaille d'or et que l'on pouvait parfois admirer, un peu plus tard, le visage tapissé de poudre blanche, dégoulinant d'un second effort nécessaire à l'obtention d'une petite pièce de monnaie tenue fermement entre ses lèvres, qu'il était allé extraire, non loin de la suffocation, au fond d'une bassine de farine.

Puis venaient les agapes, le vin de la terre sans aucun autre alcool, les chants, la danse, encore les chants, jusqu'à celui du coq.


Parfois, un petit cirque, maigre attelage de seulement deux camionnettes, venait dresser une tente sur la place du village où habitait la cousine Lucie.

Femme à l'embonpoint certain, célibataire de toujours, quadragénaire, Lucie possédait un sens aigu de la famille qui s'exprimait dans une formule qu'elle imageait davantage en désignant les veines de son poignet pour proclamer, sentencieuse et euphorique: "Le sang des veines"!

Elle rappelait ainsi, de manière répétée et invariable, les devoirs de famille dont le sang était le ciment suprême, celui qui ne pouvait pas mentir et dont on n'avait pas le droit de se détourner, surtout pas après l'assassinat de l'un des siens; un sang chanté à son paroxysme dans les voceri où, par son intermédiaire scandé ou rendu visible par la conservation de la chemise rougie du disparu, on exigeait des plus tièdes qu'ils ne se dérobassent pas à une vendetta estimée incontournable.

Cependant, Lucie ne faisait que reproduire, d'une phrase, le crédo millénaire d'une culture ancestrale, mais il n'est pas certain qu'elle eût été capable de mener à bien de tels devoirs de vengeance car, malgré qu'elle se situât dans l'âge adulte, il était toujours demeuré en elle l'esprit d'un tout jeune enfant.

Quand le cirque arrivait planter un clou devant sa maison, la relative pénurie où elle vivait lui donnait le bon sens de moyenner l'enfoncement de ce clou d'une place gratuite sous le petit chapiteau, mais quand les dirigeants du cirque, dépassant sa volonté, lui offraient de surcroît un billet de tombola, elle se tourmentait alors, s'apitoyait auprès du voisinage, en se demandant ce qu'elle ferait si elle gagnait.


Car malgré que le regard des autres vît en elle une déshéritée, Lucie, pour rattraper ce jugement hâtif qu'elle ne supportait pas, le contrebalançait d'un excès d'impressions positives sur elle-même, répétant sans cesse en se lissant les cheveux d'un geste de la main qu'elle était belle, bombant son torse à la proclamation de cette vérité toute personnelle, en tout cas que les autres ne partageaient pas ou ne voulaient pas partager, d'autant moins après l'auto-couronnement qu'elle s'octroyait, même si une lueur positive de beauté éclairait alors son visage.

Aussi, ne voyait-elle en son aura construite que séduction et succès envisageables jusque dans la bonne fortune d'une loterie qui devrait peut-être la désigner en la choisissant, mais alors de manière à l'inquiéter, car le tumulte, même anodin, qui se monterait en ces instants autour d'elle serait vraisemblablement de nature à troubler l'image solitaire qu'elle s'était forgée de sa personne et comment, en cette circonstance publique, eût-elle répondu aux petits sourires, aux semblants de moquerie ou de raillerie, elle qui évidemment redoutait la plaisanterie, ne la comprenant pas ou trop bien, saisissant son sens de réalité malveillante, ne comprenant volontiers que le montage qu'elle avait tissé sur elle-même tout au long de sa vie comme une citadelle?

Extrait du livre: "La Liberté Corse"

Photos: Le village de Suarella et la place de la mairie.

Charles Versini

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