BONIFACIO.

BONIFACIO.

J'arrivai à Bonifacio; un sirocco s'était mis à souffler, mais ici dans cette ville si particulière suspendue au-dessus des eaux, le vent, même en tant que sirocco - un sirocco du début juin que le désert ce jour-là n'avait pas encore rendu brûlant - aérait les rues, alors que la campagne environnante avait déjà chaud.


Pourtant, malheureux Bonifacio!

Certes, les enfants semblaient heureux de vivre ce jour-là dans ce vent, en ce site admirable, au milieu de la Méditerranée, préservés spirituellement par une insularité; mais lorsque je rentrai dans la ville, celle-ci était livrée à un tourisme omniprésent, marchant, virant, tournant, hagard parmi les ruelles.


D'ailleurs, ce n'était plus une ville, mais un musée qui aurait édifié des maisons pour son décor.

Où s'était enfuie la véritable histoire de ces bâtisses qui demeuraient silencieuses?

Elles s'étaient édifiées autrefois en beauté sans viser celle-ci, dans l'idée d'une préservation et d'un combat sur un site admirable.

Cette idée première avait rencontré la beauté sans la chercher, telle la confection du monde.

Maintenant, elle payait le tribut de ce hasard sublime; les murailles de la ville ne la protégeaient plus de ces hordes touristiques qui ignoraient tout de la véritable genèse de l'ancien jet de dés qui au moment de la confection, puis de son roulement, s'était ensuite immobilisé sur la splendeur.


Où étaient passés les Anciens qui repoussèrent des sièges avec une énergie farouche alors que désormais leur ville était livrée aux caprices des présences du monde?

Maintenant, les Bonifaciens payaient très cher la beauté, puisque ce qu'il est si difficile d'appeler encore une ville était devenu une visite guidée ou désorientée où l'on cherchait du regard les autochtones parmi la foule des Européens qui les submergeaient et qui, à tout bout de champ, photographiaient comme s'il s'était agi d'un zoo sans grillage, ce que Bonifacio, ce vénérable fauve endormi, était peut-être devenu, puisque sous son magnifique pelage on eût cherché en vain les griffes qui lui permettaient de tenir la foule à l'écart.

Quant aux pensionnaires quotidiens de la ville, les Bonifaciens actuels, il était immanquable qu'ils ne se trouvassent pas une ou plusieurs fois par jour dans l'objectif d'une caméra indiscrète qui les forcerait à finir dans un album quelque part au Danemark ou en Allemagne.

L'entière période d'été ne leur ménageait aucun répit et seuls les insulaires qui avaient décidé de plonger les mains et les bras dans la frite pouvaient, en se mentant à eux-mêmes, imaginer qu'ils tiraient quelque avantage de ces présences en surnombre qui pourtant leur retiraient leur substance.

Mais ce qui permettait aux Bonifaciens de mettre en veilleuse une lucidité qui les aurait fait pleurer, c'est que cette présence massive des Européens, bien qu'insupportable, n'était pas hostile, ou plutôt cette hostilité vis-à-vis du caractère authentique et sacré du lieu, comme tous les lieux de la terre dans leur visage primordial, n'était pas calculée par eux, n'était pas une stratégie voulue par eux; ils étaient seulement là, jouets involontaires aux mains de ceux qui avaient organisé les dix plaies d'Égypte et les suivantes, de ceux qui les avaient arrachés de chez eux, obligés à des travaux sans plus de lien avec leur terre, enclavés dans des calendriers et des horaires; et aujourd'hui ce calendrier désignait une période où leurs activités avaient cessé pour quelques semaines, ils étaient "en vacances" bien que travaillant au travail de sape de la défiguration d'un lieu.

Propulsés à Bonifacio, ils erraient ici avec d'autres, participant au "tout tourisme", jetant leurs économies dans les agences des multinationales.

Comment alors en vouloir à de tels innocents, à de telles victimes?

Même si encore une fois leur présence était un poids sur la légèreté du monde, mais, soyons justes, un poids déposé ici par d'autres...

Extrait du livre: "Message Corse entendu sur le plateau du Coscione"
Editions L'Harmattan, collection "Les Impliqués"

Charles Versini.

Photo : Augustin Chiodetti.

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