MARSEILLE ACCUEILLANTE ET REBELLE.
MARSEILLE ACCUEILLANTE ET REBELLE.
Marseille est contrainte par sa géographie.
Et celle-ci est prégnante dans son histoire.
« Le Marseillais, par sa nature, se regarde comme un peuple à part. La situation géographique, les montagnes, les fleuves qui le séparent du reste de la France, son langage particulier, tout alimente cette opinion fédéraliste »
(le décret du 17 nivôse an II, qui la condamne à n’être qu’une commune « Sans-Nom », est défendu ainsi par Barras et Fréron).
Ce particularisme joue un rôle important dans la construction mémorielle de la cité la plus
ancienne de France.
Les Marseillais s’affirment ainsi Phocéens.
Ce n’est pourtant qu’en 1899 qu’est célébrée pour la première fois une date de fondation approximative que l’on fixe ainsi précisément.
Un siècle après, on fête les 2 600 ans de la cité sans débat sur la date.
Marseille semble officiellement se glorifier de son ancienneté.
Pourtant, paradoxalement, elle n’a que peu de respect pour son patrimoine écrit (ce n’est qu’en 2001 qu’un bâtiment est enfin consacré aux archives) ou monumental. La mémoire de Marseille est en effet peu visible.
On trouvera difficilement dans la plus ancienne cité de France des traces de lieux ou d’édifices révélant cette longue histoire.
Marseille ne cultive pas les lieux de mémoire.
« La ville n’a montré souvent que peu de scrupules à l’égard des témoins du passé, a consenti [...] des révisions destructrices, a subi des vandalismes d’occupants » ;
« la cité la plus ancienne de France ne vivrait ainsi que dans un présent sans cesse recréé ».
Et pourtant, elle revendique une mémoire, qui se nourrit de quelques icônes : les amours
de Gyptis et Protis, la peste de 1720 et ses héros, la Marseillaise, Notre-Dame de la Garde ou le Vieux-Port, l’opérette et la Canebière, l’Olympique de Marseille, voire Gaston
Defferre…
Une mémoire effacée :
« Marseille au Moyen Âge, la ville oubliée », a été célébrée en 2010 lors d’une exposition aux Archives de Marseille mais peine à exister dans la mémoire.
Très peu représentée sur le plan monumental, il en reste aussi peu d’objets : la bibliothèque de Saint-Victor a en grande partie disparu, jusqu’aux reliques de saint Louis d’Anjou qui, restituées par les Catalans, ont été volées en 1995.
Le musée d’histoire ne peut guère que présenter des objets de fouille et les chapiteaux de l’église Saint-Martin, sauvés in extremis de la destruction en 1887.
Le passé colonial de la ville est lui aussi mal assumé, bien que Marseille au XIXe siècle doive l’essentiel de sa prospérité au commerce avec les possessions ultramarines françaises.
L’exposition prévue à l’occasion du centenaire de l’exposition de 1906 a été annulée, le projet de « mémorial de la France d’Outre-mer » repris par la municipalité a ensuite été abandonné sans réelle motivation exprimée.
Des édifices mémoriels de cet âge d’or pour la ville, seul le monument aux morts de l’armée d’Orient se reconnaît comme tel, même si on a heureusement conservé les statues de l’escalier de la gare Saint-Charles.
Des expositions coloniales, seul le pavillon provençal demeure !
La mémoire « officielle » se veut consensuelle et sans aspérité.
Ainsi, la municipalité ouvre en 2011 dans l’ancien club des Jacobins un « Mémorial de la Marseillaise », à double objectif : effacer la mémoire négative d’un mauvais lieu (la rue Thubaneau, plus tard connue des marins du monde entier pour ses prostituées), la lisser en privilégiant une lecture édifiante de l’épopée du bataillon des Marseillais.
On oublie les exactions du club des Jacobins, la ville Sans Nom accusée de fédéralisme, et on ne retient que les accents du champ martial.
Curieusement aussi, alors que Marseille pourrait se targuer de sa primauté dans ce domaine, la Résistance n’a pas de lieu de mémoire, si on excepte les plaques de rues.
La destruction et les rafles du Vieux-Port font toutefois l’objet d’un « mémorial de la déportation ».
La volonté de promouvoir une mémoire qui ne fasse pas débat occulte celle du cosmopolitisme historique de Marseille qui est pourtant une évidence.
La ville par laquelle on entre encore très souvent en France est fréquemment décrite comme « grouillante de populations étrangères ».
Le système économique marseillais s’est longtemps construit sur cette abondance de main-d’oeuvre docile et sans cesse renouvelée puisque, souvent, Marseille n’est que la première étape de la migration.
Cette immigration de la misère, la peur séculaire de ceux qui viennent de la mer, font que
l’étranger n’y est pas toujours bien accueilli.
La ville ne cultive pas cette mémoire, refusant par exemple d’y implanter la cité de l’immigration.
La grande exposition sur l’Orient des Provençaux, en 1982-1983, constitue une exception et est toujours citée comme l’exemple parfait d’une ville regroupant l’ensemble de ses forces culturelles pour célébrer une mémoire parfois jugée peu avouable, éclatée par ailleurs entre les diverses communautés qui revendiquent chacune la leur.
Ces différentes mémoires ne se mêlent pas, entre Corses et Arméniens, Italiens et Comoriens, et parfois même s’affrontent (par exemple entre Pieds-Noirs et Algériens).
Marseille a ses anti-héros, qu’elle s’efforce de cacher voire même de renier.
Ainsi en est-il d’Adolphe Thiers, enfant mal aimé, dont on va périodiquement jusqu’à prétendre qu’il serait en réalité natif d’une commune voisine.
Le bicentenaire de sa naissance, en 1997, en fut un bel exemple : un instant sollicitée, la manifestation prévue et organisée à cette occasion, quoique rigoureusement historique, fut finalement supprimée.
Elle ne put se dérouler que dans un cercle restreint et un lieu privé, sa maison natale, donnée à l’Académie de Marseille par sa belle-soeur.
Le Provençal, à la date du 14 avril 1997, titre « Thiers : le bicentenaire controversé de Marseille » et s’étonne qu’il soit « célébré en catimini ».
Siméon Flaissières est un autre acteur de l’histoire marseillaise relégué dans l’oubli.
Médecin, premier maire socialiste de Marseille, en charge de la municipalité de 1892 à 1902, puis de 1919 à 1931, il mena pendant dix ans une politique « exemplaire »,
orientée vers l’éducation, l’hygiène et la santé, l’unification par la création de transports
en commun d’une commune étendue et morcelée et la durée du travail.
La fin de sa vie fut obscurcie par son éloignement des questions marseillaises (il s’investit dans son mandat sénatorial au détriment de la mairie) et son alliance avec Simon Sabiani, contre la S.F.I.O.
Aucun monument commémoratif ni nom de rue ne le rappelle, selon ses propres volontés, contribuant ainsi à sa damnatio memoriae.
La mémoire maudite :
Elle est relativement récente, même, si en tant que port militaire, Marseille accueillit sous
l’Ancien Régime (jusqu’en 1748) jusqu’à 12 000 galériens, donc des réprouvés, soit le
sixième de sa population.
Cette histoire n’est pas ancrée dans les esprits et ne subsiste dans les lieux que par le nom d’un hôtel, « la Capitainerie des galères ».
En revanche, l’image d’une Marseille offensive est bien réelle.
« Depuis la fin du Second Empire, une certaine forme d’identité marseillaise passe par la violence qui, paradoxalement, peut représenter un facteur d’unité dans certains groupes sociaux ».
Cette mémoire, que les Marseillais rejettent mais parfois caressent, est exacerbée par le
souvenir des années 1930.
Y participent l’assassinat sur la Canebière le 9 octobre 1934 d’Alexandre 1er de Yougoslavie et de Louis Barthou, l’incendie des Nouvelles Galeries, le 28 octobre 1938, qui causa 73 morts et entraîna la mise de la ville sous tutelle de l’État jusqu’en 1946.
Dans ces années, Simon Sabiani (premier adjoint du maire de 1929 à 1935) est lié à la réputation douteuse d’un pouvoir politique marseillais associé au grand banditisme.
Son rôle d’élu communiste puis PPF, conseiller municipal et député, se conjugue avec une alliance auprès de véritables gangsters, comme Paul Carbone («Venture ») et François Spirito.
Il les utilise même dans la répression contre les grèves des dockers.
C’est le « Marseille Chicago » d’avant-guerre, popularisé et ancré dans les mémoires par le cinéma (Borsalino).
L’ombre noire de l’influence du milieu criminel sur les élus locaux perdure avec les personnalités de Mémé Guerini ou de Nick Venturi, trop proches de Gaston Defferre.
Quant à la mémoire de la peste de 1720, elle participe à la fois de l’image négative de Marseille, laboratoire de fièvres et foyer d’épidémies, et d’une représentation héroïque.
Elle reste très vivace ; elle est même inscrite comme thématique dans le dossier de candidature au titre de capitale européenne de la culture en 2013.
Ce ne fut pas la seule dont Marseille eut à souffrir, mais ce fut la dernière et un abondant
patrimoine, fait d’écrits et d’images, subsiste ; les fouilles archéologiques ont livré des
éléments importants, notamment des charniers.
Peu d’événements de l’histoire de Marseille ont fait naître autant de mémoriaux (voeu de la ville, colonne de la peste, statuaire, tableaux, vitraux).
Elle a également consacré des héros qui sont toujours commémorés (le chevalier Roze, Monseigneur de Belsunce, etc.) et des coupables voués aux gémonies : le navire le Grand-Saint-Antoine, les hommes sans scrupule qui débarquèrent clandestinement les marchandises infectées et propagèrent ainsi l’épidémie.
Une mémoire revendiquée :
L’histoire de la fondation de Marseille, contée par Justin, met en place une mémoire
d’accueil, d’hospitalité et d’alliance, image d’elle-même que la cité présente avec
complaisance.
Elle cultive de même le souvenir de Pythéas, dont la statue figure sur la façade du palais de la Bourse. Marseille par son symbole se clame audacieuse et découvreuse, mais aussi se veut génie méconnu puisqu’il fut traité de menteur par Strabon.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, par sa situation de port en zone libre, elle fut, grâce à l’action de Varian Fry ou de Lily Pastré, une terre d’accueil, tant d’artistes et d’intellectuels que de nombreux réfugiés.
Pourtant, l’action de Varian Fry et du centre américain de secours a été longtemps oubliée à Marseille ; elle n’a commencé à être reconnue qu’à la fin des années 1970.
Le premier hommage ne lui fut rendu qu’en 1999, par le biais de deux expositions et d’un colloque.
Marseille aime également à entretenir son image de rebelle, de ville marginale. L’histoire la montre pourtant aussi bien soumise qu’indocile.
Ainsi, la tradition marseillaise veut qu’à la nouvelle de la mort de Charles de Casaulx et de la reddition de Marseille sans violence autre que le meurtre du dictateur, Henri IV se soit écrié « c’est maintenant que je suis roi de France ».
En réalité, la dictature de Casaulx n’aura duré que cinq ans (1591-1596) sur un siècle de fidélité au roi de France.
L’entrée toute militaire de Louis XIV, le 2 mars 1660, par une brèche du rempart et non
par une porte, est rappelée comme la preuve évidente de la remise au pas d’une ville
éminemment dissidente.
Les forts construits ensuite à l’entrée du port sont certes conçus plus pour imposer visuellement la puissance royale que pour défendre efficacement la ville.
Il ne faut pourtant pas négliger le fait que Marseille n’est pas la seule cité de France que le jeune roi assujettit et qu’une des raisons de son intervention est la dette de la ville, qui s’élève à 2 600000 livres.
Les révolutions du XIXe siècle ne Marseille cultive une mémoire à la fois populaire et intellectuelle.
Les textes de Pagnol, l’opérette « marseillaise » (en réalité création parisienne), le pastis, servent une mémoire populaire et sympathique, soigneusement entretenue, mais surtout par les non Marseillais.
Les Marseillais eux en jouent comme d’un masque riche en accent, en parfums, en couleurs.
Vincent Scotto, artiste prolifique (on lui prête 4 000 airs de chansons, 60 opérettes et autant de musiques de films, dont certains de Pagnol), procède de ce type d’image et est revendiqué comme tel. Il a donné son nom à une rue, à un collège ; son buste est en bonne place sur le Vieux-Port, tourné vers l’arrivée du ferryboat, depuis 1965.
La mémoire glorieuse du club de football de l’Olympique de Marseille (O.M.) est entretenue comme un feu sacré.
Elle culmine en 1993, sous l’« ère Tapie », avec la victoire du club contre le Milan A.C. en ligue des Champions.
Elle préfère oublier l’affaire Valenciennes-O.M. de la même année.
Elle a ses dieux, Josip Skoblar, « l’Aigle dalmate », Jean-Pierre Papin, Éric Cantona, etc., elle a même ses vestales, les clubs de supporters, qui la veillent jalousement.
Elle va jusqu’à occulter les autres mémoires d’un club multi-sports (escrime, course à pied, etc.) et celle du stade (qui porte toujours le nom de vélodrome mais sans l’être désormais).
Dans cette ville atypique, des employés de compagnie maritime, des travailleurs du port sont des poètes et des éditeurs.
Ainsi, Robert Laffont, secrétaire général d’une compagnie maritime, s’installe 19 A rue Venture de mai 1941 à septembre 1944 et publie des écrivains réfugiés, de passage, mais aussi locaux, s’ouvre à la poésie.
Ainsi Jean Ballard, peseur-juré, et André Gaillard, employé de la compagnie Paquet, reprennent en 1925 la revue Fortunio fondée par Marcel Pagnol et la transforment en revue avant-gardiste, les Cahiers du Sud.
Une exposition de grande envergure, Rivages des origines, leur rendit hommage en 1981, suivie d’une autre consacrée à Jean Ballard.
Au numéro 10 du cours qui porte désormais son nom, la mémoire littéraire fut entretenue par les éditions André Dimanche jusqu’en 2009.
La librairie et les éditions Jeanne-Laffite ont été créées en 1961, prenant la succession de deux générations de libraires tournés vers le livre ancien et neuf.
Leur catalogue participe de façon importante à la diffusion de la connaissance historique de la ville et de sa région.
La mémoire du surréalisme fait l’objet de soins attentifs.
De l’exposition la Planète affolée en 1986, à des rétrospectives consacrées par le musée Cantini à Oscar Dominguez en 2005 ou à Jacques Hérold en 2010, la concentration éphémère mais féconde d’artistes issus de ce mouvement à Marseille en 1940 est régulièrement commémorée.
Le « jeu de tarots de Marseille » créé à cette époque par André Breton, Marcel Duchamp et d’autres réfugiés à la villa Air-Bel ou à Montredon a été réédité par André Dimanche en 1986.
« La bonne mère » occupe une place de choix dans la mémoire marseillaise.
Sa position sur une hauteur, stratégique et symbolique, sa visibilité au loin depuis l’espace maritime ou depuis une grande partie de cette immense commune y sont pour beaucoup.
Ses exvotos évoquent le peuple de Marseille.
Symbole d’union interconfessionnelle, la basilique actuelle a été construite de 1854 à 1863 par un architecte protestant, Henri Espérandieu, grâce à une souscription auprès des habitants.
La colline de la Garde a vu se dérouler tous les épisodes guerriers de l’histoire de Marseille, du XVIe siècle à la Libération.
C’est là, autour du char Jeanne-d’-Arc, qu’a lieu la commémoration du 26 août 1944.
Un port :
« L’histoire des relations entre la ville et son port est celle d’un long divorce, d’une lente et sûre dépossession ».
De la mémoire du port, subsiste surtout celle des conflits des dockers au XXe siècle et celle des grandes familles commerçantes du XIXe siècle.
De la puissance et de la richesse de ces dernières, les témoignages monumentaux sont malheureusement devenus rares.
Dans le quartier du palais de justice où leurs hôtels particuliers se regroupaient, on ne peut plus guère contempler que le palais de Victor Régis ou, parfois, des éléments de décoration intérieure dans des édifices bien remaniés.
Seules quelques bastides demeurent, comme la Buzine, la campagne Pastré, le château Talabot.
Témoin quelque peu isolé de cette splendeur, le palais de la Bourse a été érigé en 1860.
D’une ville longtemps industrielle et ouvrière, seuls quelques rares bâtiments industriels comme la manufacture de tabacs ou les docks sont préservés, mais il n’existe rien sur la mémoire ouvrière proprement dite.
Considéré comme un obstacle aux liaisons intra-urbaines et comme un espace inutile
qu’on pourrait transformer en zone constructible, le Vieux-Port a failli à plusieurs
reprises disparaître, dans des projets de comblement ou de couverture.
Il fait partie intégrante de la mémoire de Marseille, havre exceptionnel du Lacydon autour duquel s’érigea la cité mais il n’a plus d’autre utilité réelle que touristique.
Il reste toutefois un symbole puissant.
Le bureau du maire le domine toujours dans un bâtiment construit par Pierre Puget.
Lieu central de convivialité, où notamment se retrouvent les supporters de chaque équipe avant les rencontres au stade vélodrome, il est inscrit dans le souvenir de tous.
Les Marseillais y déplorent encore la disparition du pont transbordeur, même s’il ne
fonctionna que peu d’années.
Construit en 1905, il fut détruit en août 1944.
Il a connu récemment une résurrection éphémère lors des illuminations de fin d’année.
En définitive, « Marseille oscille entre deux réalités extraordinaires, des illusions si l’on veut, la première l’enfermant dans la médiocrité absolue, la seconde lui ouvrant une sorte de rêve inaccessible : la ville marginale, adossée à un étroit arrière-pays, la capitale sans rivage. »
Sa mémoire ne se transmet guère de façon tangible : elle est dans le mode de vie, les
gestes, le langage, l’attitude devant les événements, face aux autres.
Elle soude un esprit marseillais, qui frappe l’arrivant, et qui distingue celui qui le porte, Marseillais d’adoption ou de longue date.
Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques.
Extrait de : Pierre-Yves LE POGAM, Martine PLOUVIER (dir.),
Représenter la ville : entre cartographie et imaginaire, Paris,
Édition électronique du CTHS (Actes des congrès des sociétés historiques et scientifiques), 2013.
Source gravure : Made in Marseille.