L’Allemagne est rattrapée, depuis quelques mois, par les conséquences de l’épidémie.
Longtemps épargnée par les crises qui ont touché ses voisins européens, l’Allemagne est rattrapée, depuis quelques mois, par les conséquences de l’épidémie.
Le pays fait ainsi l’apprentissage de sa propre vulnérabilité, et voit s’affirmer en réponse des tendances eurosceptiques.
Nul ne pouvait prévoir que la fin du règne d’Angela Merkel marquerait aussi la fin de ce que la chancelière symbolise : l’exceptionnalité allemande.
Tout semblait réuni pour que Merkel quitte le pouvoir, en septembre prochain, dotée d’une popularité à faire pâlir d’envie ses homologues.
Après seize années à la tête du gouvernement fédéral, celle que l’on surnomme ici la « chancelière éternelle » (ewige Kanzlerin) était parvenue à convaincre ses concitoyens que l’Allemagne était, par nature, le bon élève de l’Union européenne.
Épargné par la crise économique de 2008, le pays a pu imposer aux États membres son programme budgétaire. Se tenant en partie à l’écart des radicalisations politiques consécutives à cette crise, l’Allemagne a aussi présenté son organisation fédérale en exemple de stabilité institutionnelle au milieu d’une Europe en plein tumulte.
La force allant à la force, il a semblé que même le nouveau coronavirus épargnerait l’Allemagne.
Un système hospitalier performant, des tests et des masques à profusion, une mortalité limitée : autant de raisons supplémentaires d’admirer le modèle allemand.
Au mois de novembre, la Zeit (l’hebdomadaire de référence) décrivait la France comme un « Absurdistan autoritaire », où les mesures sociales anti-Covid se succédaient à un rythme effréné, sans beaucoup d’effets sur la maladie, mais au prix d’une restriction considérable des libertés.
Il est vrai que l’Allemagne n’a jamais connu de confinement dans le sens français du terme.
Même à l’heure actuelle, où les magasins dits non essentiels sont fermés et où les écoles commencent à peine à rouvrir, il n’est pas nécessaire de se munir d’une attestation pour quitter son domicile.
Il n’y a pas non plus de couvre-feu à Berlin où, davantage que dans d’autres capitales européennes, on tient à préserver la distinction juridique entre état de paix et état de guerre.
À partir du mois de décembre, l’Allemagne s’est pourtant mise à douter d’elle-même.
Les autorités sanitaires ont progressivement perdu le contrôle sur l’épidémie.
Il est loin le temps où des manifestations contre le port du masque (obligatoire uniquement en intérieur) réunissaient des conspirationnistes anti-système et des défenseurs acharnés des droits civils.
Il a suffi que le taux d’incidence dépasse 50 cas pour 100 000 habitants pour que d’autres inquiétudes prennent le dessus.
Un peu plus tôt, l’Allemagne avait déjà dû reconnaître que l’ascèse budgétaire qu’elle pratique pour elle-même et qu’elle a tendance à imposer à ses partenaires européens ne vaut que quand la crise est celle des autres.
Contrairement à ce qui s’est produit en 2008, ni son tissu industriel, ni un taux monétaire favorable, ni un marché du travail extrêmement flexible n’ont permis de contenir les effets économiques de la pandémie.
Pour la première fois depuis le début du siècle, les effets désastreux de la mondialisation se sont invités en Allemagne, éclipsant les acquis économiques (sinon sociaux) de la réunification.
C’est ainsi qu’oubliant les dogmes de l’économie sociale de marché, la coalition entre la CDU et le SPD a voté un plan de relance plus important que celui de la France.
Même Wolfgang Schaüble a dû admettre que la règle qui limite le déficit budgétaire à 3 % du PIB et l’absence d’intervention de l’État n’étaient plus de mise.
Depuis la fin de la guerre, l’économie ordolibérale occupe une fonction identitaire dans la culture allemande.
Après avoir fait renaître le pays de ses cendres, elle lui a redonné une fierté jusqu’ici dénuée d’accents nationalistes. En sorte que le discours régalien du « quoi qu’il en coûte » a provoqué davantage d’humiliation que d’espoir, rappelant que même l’industrie allemande était à la merci d’un virus.
Le pays de la prospérité européenne a tout à coup constaté qu’il n’était bâti que pour la croissance. Que celle-ci vienne à décroître brutalement, et une population innombrable de précaires, de petits boulots (les fameux Hartz IV) ou d’acteurs culturels dénués de statut ont eu besoin de chèques de l’État.
L’Allemagne a donc beaucoup dépensé, consacrant plus de 130 milliards d’euros à ce qui, jusque-là, était considéré comme une hérésie caractéristique des pays latins : la relance par la consommation.
Aussi longtemps que l’Europe semblait en voie de sortir de la crise (jusqu’au début de l’automne), les choses allaient plutôt bien.
Abandonnant les « pays radins », le gouvernement Merkel a consenti au plan franco-allemand pour la relance européenne, allant même jusqu’à envisager une mutualisation de la dette à laquelle il s’était obstinément opposé après l’effondrement de 2008.
Mais le virus n’avait pas fini de se jouer des meilleures intentions.
L’attachement des Allemands au projet européen a des racines historiques, mais il s’ancre aussi dans l’idée selon laquelle l’Union européenne ressemble à une Allemagne fédérale en grand.
Lors de la crise grecque, l’AfD est née d’une critique qui voyait dans l’intégration européenne une dilution de l’identité (économique) de la République fédérale.
Devant l’évidence des faits, ce parti a renoncé à prétendre que le contribuable allemand payait pour que les Grecs puissent continuer à danser le sirtaki.
Le mouvement d’extrême droite s’est rabattu sur des thèmes plus traditionnels, la xénophobie et l’hostilité à l’islam.
Depuis novembre 2020, la virulence de la Covid a relancé le doute sur la convergence d’intérêts entre l’Allemagne et l’Union européenne.
Les Allemands se sont rendu compte qu’ils étaient exposés aux mêmes pénuries que leurs voisins et que la réussite sanitaire de la première vague était peut-être simplement due au hasard.
Devant la montée en flèche des contaminations, l’impératif vaccinal s’est imposé ici comme partout ailleurs.
Lorsque la barre des 60 000 morts a été franchie, la Zeit a titré : « L’Allemagne tremble. »
Suggérant par là qu’elle n’y était plus habituée depuis longtemps.
La lenteur des vaccinations a été perçue comme une humiliation supplémentaire pour laquelle il fallait trouver des coupables.
Ayant, du bout des lèvres, accepté la mutualisation de la dette, une bonne partie de la classe politique a mis en cause celle de la commande de vaccins par l’Union européenne.
Circonstances aggravantes : la Commission est présidée par une Allemande (Ursula van der Leyen) qui a été sommée de s’expliquer et le vaccin à ce jour le plus efficace (Pfizer) a été conçu par une société sise à Mayence (BioNTech).
D’où le ton très critique à l’égard de la Commission et, plus largement, de la pertinence des stratégies supranationales dans le règlement de problèmes pourtant typiques de la globalisation.
Un journal aussi pro-européen que la Süddeutsche Zeitung a publié en première page un classement des pays selon l’avancée des campagnes de vaccination (20 janvier).
Premier : le Royaume-Uni d’après le Brexit.
À cette date, l’Allemagne était neuvième, derrière l’Italie, l’Espagne et la Grèce.
À cela non plus, elle n’était pas habituée.
Pour l’instant, cette forme d’euroscepticisme ne s’exprime pas au bénéfice des eurosceptiques de conviction.
Sur le sujet, l’AfD est inaudible parce qu’elle a commencé par minimiser la gravité de l’épidémie, s’élevant, au nom des droits individuels, contre les mesures sociales destinées à la contenir.
Dans un contexte préélectoral, c’est plutôt du SPD (au plus bas dans les sondages) et de certains conservateurs candidats à la succession de Merkel que sont venues les critiques du fédéralisme sanitaire européen.
Pour y répondre, le gouvernement a fermé les frontières avec plusieurs de ses voisins, ce qui n’a pas été sans tensions avec la France à propos des travailleurs transfrontaliers habitant la Moselle.
Même symbolique, cette mesure tranche avec l’image d’une Allemagne confiante dans sa capacité à surmonter les crises globales et qui, en 2015, avait accueilli plus d’un million de réfugiés.
Dans un article paru à l’automne, Jürgen Habermas voyait dans les mesures dictées par la pandémie une « seconde chance ».
Malgré l’égoïsme manifesté pendant la crise des subprimes, l’Allemagne montrait enfin davantage de solidarité avec ses partenaires européens.
Trente ans après la réunification, l’urgence sanitaire n’indiquait-elle pas le chemin vers le fédéralisme européen ?
Le philosophe a sans doute sous-estimé l’importance, pour l’Allemagne, du sentiment de sa propre puissance dans son engagement en faveur de l’intégration européenne.
Il est vrai qu’au moment où il écrivait ce texte, cette puissance n’avait pas encore été mise à rude épreuve.
Mais depuis qu’elle l’est, il se passe ce qui arrive souvent dans ce cas : une souveraineté blessée a tendance à s’affirmer sur un mode agressif.
Reconnaissons que l’espèce vaccinale du nationalisme n’est pas la plus dangereuse du genre.
Et que la croyance dans la protection par les frontières perd un peu de son caractère irrationnel dans les périodes d’épidémies.
Une souveraineté blessée a tendance à s’affirmer sur un mode agressif.
Par ailleurs, la foi dans les pouvoirs civilisateurs du droit (que Habermas a cherché à fonder en raison) est bien plus ancrée en Allemagne qu’en France.
Au moment même où la République expérimente sa faiblesse, l’Office fédéral de protection de la Constitution a décidé la mise sous surveillance de l’AfD, suspecte de contredire aux principes de la loi fondamentale.
Cette décision a été suspendue par le tribunal administratif de Cologne au motif qu’elle a fait l’objet de fuites prématurées dans la presse.
On pense ce que l’on veut du fond de l’affaire.
- Les libéraux (majoritaires dans les classes dirigeantes allemandes) rappellent la prééminence du droit sur le choix des électeurs.
- Les républicains réaffirment la souveraineté de la volonté populaire, même lorsqu’elle se porte sur des partis xénophobes.
On est loin, en tout cas, des « débats » à la française sur la responsabilité des universitaires islamo-gauchistes dans la décadence nationale ou des lois d’opportunité contre le « séparatisme ».
Nouvelle venue dans le cercle des nations vulnérables, l’Allemagne a les ressources mémorielles pour démontrer que la conscience de sa propre fragilité n’est pas incompatible avec le respect de la démocratie.
Il reste qu’elle ressemble depuis quelques mois à cet « enfant modèle » dont parlait Adorno « qui, avec son cartable invisible sur le dos, est toujours passé en classe supérieure, sans la moindre lacune » et qui fait subitement l’expérience du redoublement.
Ce genre de situation n’est pas propice au respect du système scolaire : confrontée à la pénurie de vaccins, l’Allemagne n’a pas attendu l’accord formel de ses partenaires européens pour contacter la Russie.
Source : Le mot d'Esprit.