Depuis la chute du Second Empire en 1871 et que la République existe en France de façon continue, François Mitterrand est le premier président à être parvenu à achever un second mandat. Exploit d'autant plus remarquable que dès le début de sa première présidence, il lui avait été diagnostiqué un cancer qui n'aurait dû lui laisser que quelques mois ou quelques années de vie...

Son élection à la présidence de la République le 10 mai 1981 à la fois fut une surprise et n'en fut pas une. Surprise parce que depuis 1958, vingt-trois ans plus tôt, c'était la première fois que la France changeait de majorité. Depuis vingt-trois ans en effet, la France avait été gouvernée par le général de Gaulle (1958-1969), Georges Pompidou (1969-1974) et Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981). Si ce dernier n'appartenait pas à la famille gaulliste, il appartenait pourtant à la même majorité, même s'il eût souhaité quelquefois le faire oublier. Ce n'en fut pas une, en même temps, pour au moins trois raisons.

La première : depuis qu'en 1972 socialistes et communistes avaient réalisé l'Union de la gauche[1], ils avaient connu de grands succès lors des élections municipales de 1976 (un vrai raz de marée sauf à Paris où Jacques Chirac devenait le premier maire de la capitale), et lors des élections cantonales de 1977. La rupture de l'Union de la gauche en 1978 avait permis à la majorité de gagner les élections législatives, mais cela n'avait pas empêché la poursuite de la progression du parti socialiste, d'autant que la décote brutale subie par Georges Marchais, le candidat du parti communiste, lors du premier tour des élections présidentielles de 1981 (5 % par rapport aux scores habituels du PCF), l'avait obligé à se rallier sans conditions à François Mitterrand et avait convaincu beaucoup d'électeurs que le parti communiste ne représentait plus un danger. Au second tour, ils pouvaient voter sans états d'âme pour François Mitterrand.

Deuxième raison : le violent antagonisme qui, depuis que Jacques Chirac, Premier ministre de Valéry Giscard d'Estaing, avait démissionné en 1976, opposait dans la majorité gaullistes et giscardiens. Jacques Chirac qui avait fondé en 1976 le RPR (Rassemblement pour la République) s'était présenté à l'élection présidentielle contre Valéry Giscard d'Estaing et, s'il avait été éliminé au premier tour, on estime qu'au second tour environ un million de voix gaullistes avaient manqué à Giscard d Estaing, favorisant ainsi la victoire de François Mitterrand.

Troisième raison : depuis le premier choc pétrolier de 1974, la France se débattait dans la crise[2]. Une certaine croissance avait été maintenue, mais, malgré ses efforts, surtout après le second choc pétrolier de 1979, Raymond Barre, Premier ministre de 1976 à 1981, n'avait pu juguler l'inflation - près de 14 % à la fin de 1980 -, ni le chômage qui avait dépassé les 1,6 million de demandeurs d'emploi, ni empêcher la dégradation de la balance commerciale. Raymond Barre devenu le champion des mauvais sondages, Valéry Giscard d'Estaing avait préféré l'écarter de sa campagne présidentielle, mais le bilan économique n'était évidemment pas porteur pour le président sortant, alors que son concurrent pouvait, sans risques, affirmer qu'il allait remédier à tout cela et même « changer la vie».

En outre, sans que l'on sache clairement si cela eut de l'effet sur la compétition électorale, l'image de Valéry Giscard d'Estaing avait été ternie par l'« affaire des diamants », ces cadeaux qu'il avait reçus du dictateur africain Bokassa.

Le ministère Mauroy ou le coût du « changement »

Aussitôt au pouvoir, François Mitterrand avait dissous l'Assemblée nationale et obtenu une majorité absolue de députés socialistes - l'électorat de l'ancienne majorité s'était largement abstenu -, choisi comme Premier ministre un vieux militant socialiste du Nord, Pierre Mauroy, intégré quatre communistes dans le gouvernement - c'était la première fois depuis 1947, quand un autre socialiste, Paul Ramadier, s'était au contraire séparé de ses ministres communistes -, et engagé une politique de réformes sans précédent.

Proclamant qu'on était entré dans l'ère du « changement », le nouveau pouvoir nationalisait, par la loi du 11 février 1982, une part considérable du secteur industriel et financier[3], engageait, par celle du 3 mars 1982, une large politique de décentralisation, réformait, parcelle du 22 juin 1982 (la « loi Quilliot », du nom du ministre de l'Urbanisme et du Logement), les rapports entre locataires et propriétaires, renforçait les droits des travailleurs dans les entreprises, transformait les structures de la radio et de la télévision et créait un organisme en principe indépendant, la Haute Autorité de l'audiovisuel, supprimait le secteur privé dans les hôpitaux, réformait l'enseignement supérieur, abolissait la peine de mort, régularisait la situation des immigrés clandestins...

En même temps, il prenait une série de mesures pour relancer l'économie par l'augmentation de la consommation et diminuer le chômage : la durée du travail hebdomadaire passait de 40 à 39 heures (sans diminution de salaire), les congés payés de quatre à cinq semaines, l'âge de la retraite de 65 à 60 ans. Le SM1C, le minimum vieillesse, l'allocation-logement, les allocations familiales étaient majorés... Or ces mesures coûteuses provoquaient l'affaiblissement du franc qu'il fallut dévaluer à trois reprises, en octobre 1981, juin 1982 et mars 1983; l'inflation restait à un niveau élevé alors qu'elle baissait dans les autres pays ; le chômage non seulement ne se résorbait pas, mais continuait d'augmenter.

Un retournement de l'opinion avait eu lieu, à vrai dire, avant que ne se manifestent ces effets pervers du «changement». Le nouveau pouvoir était attaqué d'un côté par ceux qui lui reprochaient de ne pas avoir établi le socialisme, de ne pas réaliser la rupture avec le capitalisme, comme certains l'avaient dit, et de l'autre par ceux qui, même quand ils avaient voté pour François Mitterrand, ne souhaitaient pas un pareil « changement ». La fin de l'« état de grâce » se manifestait de façon extrêmement rapide, dès les élections partielles de janvier 1982.

En 1984, la «rigueur» se substituait au changement. Pierre Mauroy luttait avec désespoir contre la montée du chômage, tandis que la querelle scolaire, relancée par la volonté d'établir le «grand service public, unifié et laïque de l'éducation nationale », qui, en théorie du moins, aurait fait disparaître un enseignement privé souvent confessionnel, mettait le feu au pays. Les élections européennes de cette même année se soldaient par une véritable débâcle pour les forces de gauche.

Un nouveau gouvernement présidé par Laurent Fabius essayait de stabiliser la situation en renonçant à poursuivre les reformes du changement, mais la droite, que les sondages donnaient nettement majoritaire, attendait que l'heure de la revanche sonne avec les élections de 1986.

Le chemin de croix du premier ministre Chirac

Effectivement, malgré le retour au scrutin proportionnel, l'opposition obtenait alors la majorité absolue. Pour la première fois dans l'histoire de la Ve République, ce qui n'avait été jusque-là qu'une hypothèse d'école, un président de la République et un Premier ministre de couleurs politiques différentes, se réalisait. « Vivement demain »,avaient proclamé les affiches du RPR, en annonçant qu'une politique libérale mettrait fin aux errements du socialisme. En réalité le nouveau Premier ministre Jacques Chirac n'eut guère le temps de savourer sa victoire : il gravit un véritable chemin de croix. Outre des attentats terroristes d'origine moyen-orientale et qui, perpétrés par un réseau lié au Hezbollah pro-iranien, firent, entre celui du 20 mars 1986 à la galerie du Point-Show des Champs-Elysées et celui du 17 septembre devant le magasin Tati de la rue de Rennes, une dizaine de morts et près de 150 blessés, il devait faire face à de formidables mouvements de protestation des étudiants et des lycéens contre une loi reformant a nouveau l'enseignement supérieur (la loi Devaquet qui, donnant notamment droit aux universités de «déterminer les conditions d'accès aux différentes formations », fut comprise comme une volonté de sélection par les étudiants) et à des mouvements sociaux d'envergure, en particulier dans les chemins de fer, tandis que le chômage continuait de croître.

Tout naturellement, en 1988, l'opinion une nouvelle fois retournée élisait pour un second mandat François Mitterrand contre Jacques Chirac et, suite à la dissolution de l'Assemblée nationale, les élections législatives confirmaient - modestement - ce succès en donnant une majorité relative aux socialistes. Mais les ambitions n'étaient plus celles de 1981. Le candidat Mitterrand était maintenant celui de la «force tranquille » et il annonçait dans une Lettre à tous les Français qu'on ne se livrerait plus ni à des nationalisations, ni à des privatisations, comme le ministre de l'Économie Edouard Balladur venait de le faire dans l'enthousiasme des souscripteurs, pendant un moment du moins. Le « ni-ni» devenait le nouveau slogan. Après l'abandon du «front de classe », une république du centre était instaurée dont la gestion avait été confiée à Michel Rocard, populaire chez les Français, mais détesté par le président de la République.

Contraint a l'immobilisme maigre quelques réformes importantes (le Revenu minimum d'insertion ou RMI, la Contribution sociale généralisée ou CSG, le retour à la paix civile en Nouvelle-Calédonie[4]), le gouvernement Rocard bénéficiait de la faiblesse de l'inflation (qui avait commencé à être maîtrisée pendant le gouvernement Fabius), puis de la décrue du chômage de 1988 à 1990, avant que ce dernier ne reparte à la hausse. Les gouvernements Cresson et Bérégovoy échouaient à l'endiguer- Martine Aubry, ministre du Travail dans le gouvernement Bérégovoy, assistait impuissante à sa hausse la plus spectaculaire et la plus rapide. Lors des élections législatives de 1993, les socialistes, accablés par la profondeur de la crise économique, par le chômage qui a pris le galop, par le drame du sang contaminé et par une série d'affaires financières dans lesquelles ils étaient impliqués[5], se trouvaient littéralement balayés. Une deuxième cohabitation débutait, différente de la première dans la mesure où le Premier ministre Edouard Balladur n'était guère gêné par le président de la République à qui son état de santé ne permettait plus qu'une activité intermittente.

Tout laissait présager la victoire d Edouard Balladur à l'élection présidentielle de 1995, mais Jacques Chirac, qui se présentait maintenant comme celui qui résoudrait la « fracture sociale », parvenait à l'éliminer au premier tour et l'emportait au second, d'ailleurs d'assez peu, sur Lionel Jospin, candidat d'un parti socialiste déjà revigoré.

A considérer ces quatorze années, dont nous venons d'évoquer brièvement les temps forts, on constate que trois traits dominent l'évolution politique des deux septennats. Premier trait : depuis les élections législatives de 1978, il n'est plus arrivé qu'une majorité législative soit reconduite. Lalternance est devenue permanente, en 1981, 1986, 1988, 1993 et, si on prolonge la courbe, 1997 où la dissolution décidée par Jacques Chirac a tourné à sa confusion... Cela s'est traduit par un décroît, plus ou moins marqué suivant les moments, de l'intérêt pour la « politique », l'abstention pouvant, par exemple après 1988, atteindre des sommets (51,1% lors des élections européennes du 18 juin 1989) : une large partie de l'opinion ne croyait plus ni la droite ni la gauche en mesure de résoudre ses problèmes. Au total, dans un pays où la stabilité politique était un comportement traditionnel, au point que la géographie électorale était née en France et en était restée une spécialité, le nombre d'électeurs inconstants était devenu un trait essentiel de la vie politique française, surtout dans un système majoritaire.

L'extrémsime de gauche a laissé la place à l'extrémisme de droite

Deuxième trait : le déclin du phénomène communiste. De 1944 à 1978, le parti communiste avait toujours joué les premiers rôles, mais il était entré depuis 1981 dans une phase d'affaiblissement continu qui avait d'ailleurs précédé et non suivi la chute du mur de Berlin (1989) et l'écroulement de l'Union soviétique. Au contraire et paradoxalement, du moins en apparence, depuis ce moment, il est parvenu à stabiliser son influence, à un niveau certes modeste : moins de 10% de l'électorat alors qu'il avait approché des 30% après la Libération...

Troisième trait : la progression d'un courant d'extrême droite, unique en Europe par son importance. Profitant d'apports variés et en particulier d'une fraction de l'ancien électorat communiste, le Front national est parvenu à représenter environ 15% des suffrages, en ne cessant d'approfondir son implantation dans le pays. En quelque sorte l'extrémisme de gauche a laissé la place à l'extrémisme de droite.

Dans la période Mitterrand - et sans qu'il l'ait voulu, évidemment -, il s'est passé quelque chose. D'évidence l'explication s en trouve dans les bouleversements de la société française et dans l'inquiétude provoquée dans la population par une interminable crise, dans une perte générale des repères traditionnels et dans la prégnance de problèmes que personne ne parvient à résoudre. Contrairement aux apparences, 1981 n'est pas, de ce point de vue, une rupture. Ce bouleversement de la société française et encore davantage le bouleversement des mentalités, leur éparpillement en quelque sorte, ont pris une extension particulière à partir des années 1980. Mais le signal avait été donné par les événements de 1968, quand les enfants de la bourgeoisie ont appelé aux renversement des valeurs de la bourgeoisie.

Comment expliquer cette rupture décisive qui eut lieu sous le premier septennat ? On peut avancer quelques hypothèses. Que le corps électoral ait considérablement augmenté - 10 millions d'électeurs de plus inscrits entre 1974 et 1995 -, qu'il ait été très largement renouvelé, ne seraient pas des éléments déterminants, si ces électeurs nouveaux n'avaient baigné dans des cultures très différentes de celles de leurs prédécesseurs.

Le mode de vie rural a à peu près disparu. Les statistiques sur la population rurale sont trompeuses : elle n'est stabilisée qu'en apparence. Si environ un quart de la population habite dans des villes de moins de 2 000 habitants et est considéré comme rural, dans la pratique les agriculteurs n'y forment plus qu'une très petite minorité. La vieille société agricole n'existe plus, la civilisation paysanne est morte. Le jeune agriculteur n'a plus rien à voir avec son grand-père. Il a souvent poursuivi des études, fait ses comptes comme un cadre ou un commerçant des villes. Quant au reste de la population « rurale », elle est composée de « citadins » qui vivent à la campagne et travaillent à la ville, ou qui sont venus y prendre leur retraite... La campagne est un lieu de vie et n'est plus que pour un tout petit nombre un lieu de production agricole.

La disparition de la France rurale, c'est aussi sinon la disparition, du moins le recul de la France catholique. Certes, les repères religieux restent importants dans la vie française (baptêmes, enterrements, plus que le mariage religieux victime du recul gênerai de la pratique du mariage), mais près de la moitié des Français s'affirment non pratiquants, à quoi s'ajoutent ceux qui se déclarent sans religion, sans compter les tenants des autres religions, parmi lesquelles l'islam, lié à l'immigration, joue un rôle non négligeable. Le groupe des sans-religion qui se recrute pour la plus grande part chez les moins de 40 ans ne cesse de croître.

En outre, le nombre des prêtres a reculé de façon vertigineuse. Ce clergé de moins en moins nombreux est aussi un clergé vieilli. Certes, les campagnes sont en partie dépeuplées, mais l'absence de desservants y est de plus en plus sensible. Les conséquences politiques sont d'autant plus certaines qu'une permanence subsiste : la probabilité de voter à droite quand on est pratiquant, sauf en ce qui concerne les jeunes prêtres nombreux à se porter vers la gauche, contrairement à leurs ouailles. Mais, comme il y a de moins en moins de pratiquants, le vote à droite ne s'explique plus guère par l'intégration au catholicisme.

Un menage sur quatre a fait l'expérience du chômage

Dans cette période, le chômage est devenu la préoccupation numéro un des Français. Pas tout de suite. Jusqu'en 1991-1992, la drogue ou les maladies graves occupaient les premières places. Mais, depuis, le chômage a pris la tête. La courbe du nombre des chômeurs et plus encore la courbe du taux de chômage par rapport à la population active l'expliquent : 7,8% en 1981, 10,6% en 1987, un infléchissement momentané avec 9,1% en 1990, mais la courbe repart à la hausse dès 1991 pour atteindre plus de 12% en 1994, avant de connaître un très léger et très provisoire repli sous le gouvernement Balladur. Avec plus de 3 millions de chômeurs, en vingt ans, le chômage français est devenu un chômage de masse.

Néanmoins, même un chiffre aussi élevé de chômeurs n'est pas suffisant pour expliquer l'angoisse qui a saisi la nation. Si on défalque les fonctionnaires et les emplois à statut qui ne sont pas directement touchés, une grande part du reste de la population est affectée d'une façon ou d'une autre. Un rapport de 1997'1 indique que sur deux ans, 25% des ménages ont fait au moins une fois l'expérience du chômage. En outre, le chiffre des chômeurs recensés ne donne qu'une idée partielle de tous ceux qui sont frappés par les difficultés de l'emploi : on estime à environ 7 millions ceux qui occupent un emploi à temps réduit ou temporaire sans l'avoir souhaité, et tous ceux qui ont dû accepter des cessations anticipées d'activité.

Le chômage diminue les ressources de ceux qui le subissent et, facteur du surendettement, provoque la dislocation des familles. Dans une société tout entière vouée à l'expansion et profondément marquée par le prodigieux essor des « Trente Glorieuses », dès lors qu'il ne suffit plus de bien travailler pour être à l'abri de tout accident professionnel, qu'il ne suffit plus de bien étudier pour réussir son insertion sociale, « dès lors que plus personne n'est assuré que sa situation future sera meilleure que sa situation actuelle et que les enfants vivront mieux que leurs parents, on peut s'attendre à ce que toutes les représentations collectives éclatent et à ce que tous les comportements soient déstabilisés », dit le même rapport.

Le chômage est également responsable de la montée du phénomène de l'exclusion, de ce qu'on a baptisé aussi la fracture sociale. Il n'y a pas de société sans un minimum d'exclusion aux raisons assez complexes, mais il s'agit là d'un phénomène nouveau. Conséquence : d'abord, le « retour de la pauvreté », la « nouvelle pauvreté» que, depuis la fin des années 1980, l'État a dû prendre en compte et dont la création du RMI a été en quelque sorte le révélateur. A vrai dire, il n'y a pas une exclusion, mais des exclusions successives, d'abord de l'emploi, puis de la formation, puis du logement, puis du réseau familial, et qui atteignent prioritairement deux catégories : les jeunes adultes de 20-24 ans et de 25-29 ans, et plus tard les 45-49 ans. Cette précarité touche toutes les catégories sociales, jusqu'aux cadres supérieurs, mais elle est évidemment plus forte chez les ouvriers et les célibataires. Et elle entraîne souvent la précarité médicale dans la mesure où ces exclus ne peuvent plus recevoir les soins que leur état exige souvent. Cette double vulnérabilité atteint autour de 500 000 personnes.

Création du RMI et ouverture du premier « resto du coeur »

La création par Coluche en 1985 des « Restos du cœur » fut le premier signal du retour de la pauvreté, mais avec les années 1990 le terme d'exclusion devient d'usage courant avec son complément, celui des SDF (sans domicile fixe) qui remplacent définitivement les « clochards » d'antan. Population par force mal connue, en partie importante composée d'étrangers (40%), elle est le résultat de la combinaison de facteurs individuels liés souvent à des problèmes familiaux et de facteurs économiques et sociaux.

Dernière conséquence du chômage : l'acuité prise par le problème de l'immigration. Pays à démographie faible, la France est un vieux pays d'immigration de travailleurs nécessaires à sa vie économique, mais qui n'ont pas toujours pour autant été bien accueillis, comme les Italiens au début du siècle7. Néanmoins, le problème a changé de dimension pour trois raisons : la première est que la crise économique, depuis 1974, fait ressentir l'immigration non plus comme une nécessité, mais comme une charge inutile.

Depuis lors, tous les gouvernements successifs ont proclamé leur volonté de maîtriser les flux migratoires, encore qu'en 1981 et dans une moindre mesure en 1988, cette volonté ait été au moins momentanément affaiblie. Une deuxième raison concerne la nature de cette immigration alors que les flux européens (italiens, espagnols, portugais...) se sont progressivement et successivement taris, l'immigration est de plus en plus le fait d'Africains du Maghreb et du Sub-Sahara. La troisième raison est le nombre de ces immigrants. Officiellement, sans compter les clandestins dont le mouvement des « sans-papiers » a révélé récemment l'importance, le nombre d'étrangers reste stable, autour de 3 millions. Mais statistiques et représentations sont deux choses différentes. Du fait du droit du sol et donc de la naturalisation des enfants nés sur le sol français (sans compter les Français venus des départements d'outre-mer), le nombre d'étrangers ou qui semblent l'être est, au point de vue des représentations, beaucoup plus grand qu'il ne l'est statistiquement, d'autant que s'est répandue l'idée que les processus d'intégration traditionnels fonctionnent difficilement pour des populations musulmanes.

La question immigrée a fait violemment irruption dans le débat politique français avec les années 1983-1984 et correspond aux premiers succès du Front national qui a depuis enrichi sa palette en s'appuyant sur tous les mécontentements et toutes les frustrations. La question immigrée ne pouvait aller sans le développement de la xénophobie et du racisme qui ont trouvé leur aliment dans l'insécurité des banlieues, voire zones de non-droit, affectées en priorité par le chômage (parce que les jeunes immigrés trouvent difficilement du travail, victimes qu'ils sont d'un certain racisme et en moyenne moins qualifiés parce qu'issus de milieux défavorisés).

D'où un cercle vicieux : le taux de chômage des quartiers où la population immigrée est nombreuse est particulièrement élevé, les liens familiaux s'y dissocient, l'échec scolaire et la délinquance y deviennent omniprésents. Des bandes de jeunes créent une économie parallèle fondée sur le trafic de la drogue, des armes, des marchandises volées, recourent fréquemment à la violence, en tout cas créent une insécurité dont la grande majorité des Français ne souffrent pas ou peu, mais qui marque profondément leur représentation de la société. Dans la France où les portes de la plupart des immeubles sont protégées par des codes, se souvient-on encore du temps assez proche où les clés se trouvaient en toute tranquillité sous les paillassons ?

Les quatorze années des présidences Mitterrand furent donc celles où progressivement les Français ont eu à prendre conscience que non seulement la société à laquelle ils appartenaient n'avait plus grand-chose à voir avec celle de leurs parents, mais qu'elle avait été atteinte dans ses profondeurs par les traumatismes de la crise et que, face à cela, les élites politiques n'avaient guère à leur proposer que des recettes inadéquates. Ceci explique qu'à l'enthousiasme qui avait souvent accueilli l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand a succédé très rapidement la déception, traduite à la fois par le vagabondage électoral de beaucoup d'électeurs et la tentation d'une part notable d'entre eux de se tourner vers les solutions extrémistes.

Mais ces années ont été aussi celles où, sous l'impulsion personnelle du président, un effort particulier a été fait dans le domaine culturel, ne serait-ce qu'à travers une série de constructions prestigieuses (Louvre, Opéra-Bastille, Arche de la Défense, Bibliothèque de France, etc.). Elles ont été aussi celles où, après le rapide abandon d'un tiers-mondisme et d'une politique extérieure qui aurait été le pendant du « changement » intérieur (ainsi à Mexico, le 20 octobre 1981, François Mitterrand prononçait un très vibrant discours devant le monument de la Révolution qu'il terminait par ces mots : «A tous la France dit : "Courage ! La liberté vaincra"»), le président a affirmé maintenir le rang de la France en participant activement à la guerre du Golfe et a consacré ses dernières années à parcourir des étapes décisives dans la construction de l'Europe, dont le traité de Maastricht accepté par une courte majorité de Français en 1992 fut le symbole8. Avancée européenne historique qui, à son tour, n'est pas sans provoquer les déchirements de beaucoup de Français pris entre leurs sentiments européens et leurs sentiments nationaux.

Il n'en reste pas moins que c'est plus le doute, la morosité et l'inquiétude que la satisfaction qui ont été les traits dominants de la France et des Français dans cette période. Le nouveau « changement » de 1995 ne semble avoir été qu'une illusion. Lavenir dira si l'enthousiasme montré par tant de Français à l'occasion de la victoire de leur équipe dans un tournoi sportif n'est pas une façon de secouer l'angoisse qui étreint le pays. ?

 

 

Jean-Jacques Becker ; L'HISTOIRE.

 

 

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