Giordano partit donc de ce côté, le 30 octobre, avec toutes les troupes qu'il put prendre à Saint-Florent et dans la Balagne, et avec toute la cavalerie.

Ces troupes, précédées par Monseigneur de Cros qui occupait avec une avant-garde les passages dangereux, parurent le matin de bonne heure sur la montagne.

Le comte Girolamo avait, dans l'intervalle, envoyé à Furiani trois compagnies commandées par Paolo Buonfante, Alfonso d'Erbalunga et Agostino Leardo, auxquels il avait donné toutes les instructions nécessaires.

Dès leur arrivée, ceux-ci avaient mis une vedette sur la montagne, et aussitôt qu'ils aperçurent le signal qui leur annonçait l'approche des ennemis, ils firent, comme ils en avaient reçu l'ordre, mettre le feu à toutes les maisons du village à l'exception de celles du fort, afin que, si les Français venaient à l'assiéger, il ne pussent le resserrer plus étroitement en se servant des maisons.

Les capitaines auraient mis leur plan à exécution, si les habitants du village, dont quelques-uns faisaient partie de ces compagnies soudoyées, ne s'y fussent énergiquement opposés.

 

Pour empêcher qu'on mît le feu à leurs maisons, ils commencèrent à tourner leurs armes contre les capitaines; et ils pouvaient le faire à ce moment, parce que les Français n'étaient plus qu'à une faible distance.

En présence de cette attitude, les trois capitaines évacuèrent aussitôt le village, et prirent la route pour se replier sur Bastia.

Sansonetto et Anton Francesco Coppole étaient restés dans le fort avec leurs gens. Lorsqu'ils virent leurs amis s'éloigner et leurs ennemis approcher, comme ils avaient peu l'expérience des  choses de la guerre, en se voyant abandonner des leurs, ils quittèrent leur poste et sortant du village, ils rejoignirent ceux qui étaient partis avant eux.

Il arrive souvent en effet qu'au moment du danger, lorsqu'il faut surtout déployer de l'énergie, les hommes ne se mettent plus que timidement à une oeuvre qu'ils avaient entreprise, avant le danger, avec entrain et résolution. 

Les habitants de Furiani firent des signes aux Français pour leur faire comprendre que, les Génois étant partis, ils devaient se hâter.

Aussitôt Giordano, ne voulant point perdre de temps, prit avec lui les cavaliers, et courut à toute bride à la poursuite des Génois, espérant les atteindre avant qu'ils se fussent retirés en lieu sûr.

Mais ils avaient déjà fait leur jonction avec le comte Girolamo qui, en vaillant capitaine, était allé à leur rencontre avec toute son infanterie jusqu'au dessous de la Corbaia, en se tenant toujours à proximité du maquis pour avoir moins à redouter une charge des cavaliers. Giordano n'en fondit pas moins aussitôt sur les troupes du comte, et il les mit dans un tel désordre qu'il l'obligea a se retirer.

En effet, l'élan des Français fut si irrésistible que, de l'aveu de chacun, le comte aurait été facilement battu, si Bastia avait été un peu plus éloigné.

C'est ainsi que la négligence et la lâcheté des soldats rendent souvent inutiles les plus sages mesures que peuvent prendre les capitaines. 

Le comte Girolamo rentra donc à Bastia. Indigné de la conduite de Sansonetto et d'Anton Francesco, il n'écouta que sa colère et les fit jeter immédiatement en prison, dans l'intention de les faire pendre le lendemain matin.

Et il l'aurait fait certainement, si les prières d'un grand nombre de personnes ne l'eussent enfin fléchi.

Néanmoins il les garda en prison tant qu'il resta en Corse.

A son départ il les emmena à Gênes, et ils furent, à leur grande honte, mis sur les galères; [il est vrai qu'ils y restèrent peu et qu'ils ne ramèrent jamais].

 D'autre part, Giordano Orsino, tout heureux d'avoir repris si facilement Furiani, chargea de garder cette place le capitaine français Vignola et Antonio de Saint-Florent avec leurs compagnies.

Il n'avait pas eu besoin des galères, qui d'ailleurs n'avaient pu, à cause des vents contraires, dépasser le Cap-Corse, et avaient dû retourner Saint-Florent.

Le soir même Giordano rentrait à Vescovato.

Il y demeura encore plusieurs jours.

Après qu'il eut achevé de prendre les mesures nécessaires, il emmena avec lui tous les principaux habitants du pays qui étaient engagés dans des inimitiés bt les conduisit à Ajaccio. Il voulait, en les retenant dans cette ville, les obliger à faire la paix entre eux, chose à laquelle ils paraissaient fort peu disposés.

Ce n'étaient pas les seuls qu'il voulait obliger à se réconcilier, suivant les instructions qu'il avait reçues du roi il voulait imposer la paix à tous les habitants de l'ile entre lesquels il existait des inimitiés.

C'étaient particulièrement particulièrement familles de Casta et de la Brocca, lesquelles, voyant qu'elles ne pouvaient résister à cette injonction, firent la paix chez elles.

Pour terminer l'inimitié d'Omessa, les partis hostiles durent rester à Ajaccio plusieurs jours, au bout desquels ils finirent par se réconcilier; celle de Vescovato se termina également au bout de quelques mois par un accord en partie garanti par des cautions. 

Vescovato, chargea de les terminer Antonio Morelli, de nationalité française, nouveau juge du Deçà des Monts, et il l'établit à Venzolasca pour qu'il administrât la justice aux populations. 

Giordano, d'après certaines informations, soupçonnait que les Génois avaient l'intention de faire une expédition en Corse.

En prévision de ce danger, dès qu'il fut arrivé à Ajaccio, il commença à faire creuser autour de cette place un fossé continu et fort large.

Il chargea Masses de prendre la même précaution à l'égard de Saint-Florent.

Celui-ci, voyant que les Cap-Corsins, qui attendaient l'arrivée des Génois, étaient peu disposés à se prêter à ces travaux, envoya un détachement au village d'Olmeto qu'il fit saccageur pour servir d'exemple aux autres. 

D'un autre côté, à Bastia, le comte Girolamo et le commissaire, ainsi que le commandant de la place de Calvi, avaient le ferme espoir de voir bientôt les Génois mettre la main à l'œuvre. Cet espoir devint même une certitude, quand la Signoria et l'Office envoyèrent au commencement de novembre, à Bastia, un nouveau commissaire, Ambrogio Spinola, qui amena avec lui un renfort de troupes fraîches, si bien que tontes les forces réunies dans cette ville composaient un effectif dépassant mille sept cents hommes.

L'arrivée prochaine des troupes expéditionnaires était donc regardée comme certaine; aussi le gouvernement génois commençait-il à envoyer à Bastia une foule d'approvisionnements militaires, pendant que le roi Henri et ses capitaines en envoyaient autant de France en Corse. Giordano, qui se trouvait à court d'argent, n'était pas sans inquiétude, mais les choses devaient tourner d'une autre manière.

Don Hernando, duc d'Albe, après avoir conclu la paix avec le pape, était resté avec la flotte et les troupes sans faire aucun mouvement jusqu'à la fin du mois de décembre suivant.

Les mauvais temps qui bouleversaient la mer lui faisaient redouter quelque sinistre.

Mais son intention n'était pas, comme le bruit en courait et comme l'espéraient les Génois, de passer en Corse pour commencer l'expédition; il se proposait d'attaquer Ercole, duc de Ferrare.

Comme il était, à ce que l'on crut, peu disposé à donner satisfaction aux Génois, il les engagea à prendre patience, et envahit avec toutes ses troupes la seigneurie de Ferrare.

Sa véritable intention était, disait-on, de faire débourser au Duc quelque somme d'argent avec laquelle il pût payer son armée.

Dans ce .dessein, il se fit donner par Cosme, duc de Florence, un corps d'infanterie que celui-ci avait promis au Roi Philippe lorsqu'il lui avait accordé Sienne, et après avoir ainsi renforcé son armée, il commença les hostilités.

Mais voyant à la fin que le Duc de Ferrare, qui pouvait se défendre seul, ne voulait payer aucune contribution, et qu'après avoir construit un fort sur le Pô pour défendre sa capitale, il s'était mis en campagne avec une armée de vingt mille hommes composée des restes de l'armée française et de troupes levées dans ses propres états, il laissa au Duc de Parme, Ottavio Farnese, le soin de continuer l'entreprise et envoya les galères hiverner dans leurs ports respectifs.

Après avoir mis ordre aux affaires de Lombardie, en confirmant le  marquis de Pescara dans le gouvernement de cette province, et à celles du royaume de Naples, où venait d'arriver un nouveau vice-roi, il se transporta à la cour de Philippe, où il s'occupa d'autres affaires.

La guerre de Ferrare dura peu malgré les grands préparatifs faits de part et d'autre, après quelques incursions, elle se termina par une trêve, sur l'intervention du pape et du gouvernement vénitien.

Aux termes de l'accord, le fils aîné du Duc de Ferrare épousa, quelques mois plus tard, la fille du Duc de Florence.

On peut penser si les Génois éprouvèrent un vif mécontentement contre Philippe qui leur avait fait attendre inutilement son assistance, d'autant plus qu'ils venaient d'avoir la douleur de perdre le Corse Giocante de la Casabianca, qui, chargé d'ans et de gloire, s'était éteint lentement de la goutte dans son lit, les jours précédents, au milieu des regrets de toute la population de Gênes.

Ce ne fut qu'après avoir perdu ce fidèle soldat que les Génois comprirent tout ce qu'il valait. En envisageant dans la mort de Giocante les actes, les mœurs, les qualités et la fin du chrétien, on fut généralement convaincu de son salut.

Il ne me semble pas hors de propos de mentionner quelques-unes dr ses brillantes qualités, d'abord parce que c'est de nos jours qu'il a illustré sa patrie, et ensuite, parce qu'étant mon parent, il a mérité ma reconnaissance par divers services qu'il m'a rendus.

Il se distingua donc de son vivant par ses nombreuses vertus et se fit une grande réputation dans la carrière des armes.

Il était vaillant, libéral et d'une extrême prudence même dans sa jeunesse; patient dans l'adversité, modéré dans la prospérité, ne cherchant jamais à jouir du fruit de la sueur des autres, très réservé dans les plaisirs du corps, il ne versait le sang humain que lorsqu'il y était forcé ami de la justice et des hommes vertueux, ennemi des méchants même lorsqu'ils étaient ses plus proches parents, il se montra par-dessus tout bon chrétien et rigide observateur de sa parole.

Il ne permit jamais qu'on le louât en sa présence avec sa famille, il était si enjoué et si plaisant qu'il ne parlait jamais avec elle sans charmer tous ceux qui l'écoutaient.

C'était même là un sujet d'étonnement pour beaucoup de gens.

En le voyant si sérieux dans les choses graves, si gai dans ses divertissements, on était tout surpris qu'un homme pût associer à ce point deux qualités si opposées.

Mais pour en revenir à l'histoire, les Génois privés d'un capitaine distingué, et, ce qui était plus grave, ayant perdu en outre tout espoir de pouvoir faire une expédition en Corse, se trouvèrent dans la situation de ceux qui ne reçoivent pas à temps de leurs alliés le secours dont ils ont besoin. Ils rappelèrent de Bastia le comte Girolamo Lodrone avec toute l'infanterie et ne laissèrent dans cette place, comme dans celle de Calvi, qu'une garnison de quatre cents hommes. 

Le commissaire de Bastia, qui ne voulait pas être resserré dans la place, comme l'avaient été ceux qui s'y trouvaient l'année précédente, résolut de démolir avant le départ du comte les villages voisins dans lesquels les Français avaient coutume de s'établir.

Afin de donner suite à son projet, il fit partir de nuit un détachement pour occuper Furiani. Mais les Français étaient sur leurs gardes, et le détachemen t retourna à Bastia sans avoir pu rien faire.

Le commissaire renvoya un détachement plus nombreux qui prit toutes les maisons situées hors du fort, et les brûla avec l'église du village et l'église Saint-Pierre, située près de l'étang. Il envoya également démolir le fort de San Martino di Lota avec l'église qui se trouvait comprise dans l'enceinte; puis il fit démolir à Pietra di Bugno l'église de Sainte Félicité.

Ces destructions furent opérées avec une singulière rapidité avant le départ du comte. Ensuite, lorsque le comte eut passé à Gênes, Ambrogio Spinola fit raser jusqu'aux fondements le village tout entier de Belgodere, qui était l'un des plus beaux de la Corse et dépassait deux cents feux.

Il mit dans le fort Alfonso d'Erbalunga, le seul Corse qui eût conservé sa compagnie.

De l'autre côté, Giordano Orsino, assuré que les Génois ne prendraient pas l'offensive, aurait volontiers marché sur Bastia pour leur faire ce qu'il avait redouté de leur part mais il était dépourvu de munitions et d'artillerie, et, ce qui était encore pis, d'argent.

Craignant donc de ne pouvoir se faire obéir des soldats, auxquels il devait douze payes, il resta dans l'inaction. Redoutant même quelque mutinerie, il envoya à la cour le mestre de camp, Monseigneur de Cros, avec quelques autres Français pour obtenir qu'on approvisionnât mieux qu'on ne l'avait fait jusqu'alors les troupes françaises qui étaient dans l'île. Afin que le roi n'ignorât rien, Giordano chargea de Cros de lui expliquer en détail l'importance de la Corse.

Non seulement le roi y trouverait des troupes et des ports dont il pourrait se servir pour faire la guerre en Italie; mais, ce qu'on savait moins, il y trouverait des mines de métaux et en particulier d'argent dans la piève de Caccia plus qu'en aucun autre endroit (et il en envoyait la preuve sensible); ces mines étaient certainement très abondantes et on pourrait en tirer des richesses infinies.

Le roi Henri concéda plus tard cette mine à Giordano pour trois ans; mais celui-ci, quelle qu'en fût la raison, n'entreprit aucun travail.

Les soldats furent rassurés par le départ du mestre de camp, et plusieurs mois se passèrent à l'attendre.

Pendant ce temps le commissaire avait ruiné tous les villages dont j'ai parlé plus haut pour que les ennemis ne pussent s'en servir, puis poursuivant l'exécution du même plan, il envoya brûler au commencement de janvier de l'an 1558 tous les villages de Pietra di Bugno et de Lota.

Masses fut informé à Saint-Florent par les malheureux paysans des intentions du commissaire; la nuit précédente, avec les soldats qu'il put emmener, il s'embusqua au-dessous de ces villages.

Le matin, Cristoforo de' Negri, qui avait été maintenu dans ses fonctions de sergent général, allait avec un détachement de la garnison de Bastia, commencer l'incendie lorsqu'il fut attaqué par les soldats français.

L'engagement dura longtemps avec des succès divers, mais enfin les Génois furent repoussés par des forces supérieures il y eut des morts des deux côtés.

On disait que, si Masses avait mis plus d'ordre dans son attaque, s'il avait attendu un peu plus pour assaillir l'ennemi, Cristoforo et ses gens auraient été certainement taillés en pièces.

Après cet engagement, Masses construisit un fort à la Guaitella et un autre à Lota, et y mit quatre compagnies: celle de Sampiero, dont le lieutenant était Pierre Giovanni de Calvese, celle d'Antonio de Saint-Florent et deux compagnies françaises.

Celle de Leonardo de Corte et Raffaello avec ses cavaliers restèrent à Borgo. 

Pendant que les Français, avec toutes leurs forces, resserraient Bastia de ce côté, le commissaire travailla à s'étendre de l'autre.

Il envoya, en effet, dans le Cap-Corse Melchiore Gentile avec une frégate chargée de soldats. Melchiore avait des intelligences dans le pays; il fit sonder ceux qui gardaient la tour de Santa Severa, laquelle commandait ces parages; il' s'en empara et y mit une garnison.

Toutes les tours, depuis le Cap-Corse jusqu'à Bastia, se trouvaient ainsi occupées par les Génois. C'était pour eux un grand avantage; leurs navires qui, en venant de terre ferme, passaient par l'île de Capraia, se sentaient plus d'assurance parce qu'ils avaient des lieux de refuge tout prêts.

Informé de l'occupation de cette tour, Giordano résolut de la reprendre avec toutes les autres. (1) A cet effet, il envoya sur trois brigantins une troupe d'arquebusiers d'élite, formée avec une partie de la garnison d'Ajaccio et une partie des soldats cantonnés en Balagne.

Ce détachement était commandé par Chiapparone, sergent-major dans les troupes françaises. Mais cette expédition eut une issue malheureuse.

Deux brigantins furent pris au Cap-Corse, mais sans les soldats qui les montaient, par treize galères génoises et espagnoles qui, sous la conduite de Giovan Andrea D'Oria, parcouraient ces mers en attendant deux vaisseaux chargés de blé qu'elles devaient escorter.

Les galères firent ensuite voile pour Calvi, et de là, sur la prière du colonel de la place, elles allèrent se présenter devant l'Algaiola où elles tirèrent une quarantaine de coups de canon sur une tour encore occupée par une petite garnison française.

Giovan Andrea voulut encore débarquer de ses galères quelques soldats pour faire des dégâts dans le pays, mais ils furent vigoureusement repoussés par les Français.

Les galères partirent vers le milieu de janvier et passèrent en Sardaigne où elles trouèrent leurs vaisseaux qu'elles emmenèrent.

La prise de ces deux brigantins causa quelque joie aux Génois de Bastia et de Calvi; mais cette joie était loin d'égaler le chagrin que leur faisait éprouver la perte de tant de vaisseaux et autres bâtiments enlevés à leur République.

En effet, outre un brigantin qu'une frégate française avait pris pendant ces jours dans les bouches de Bonifacio, le comte Fiesco avait encore pris deux vaisseaux avec ses galères.

Il ne se passait guère de jour sans que les Génois perdissent quelque navire. 

 

Ces événements qui avaient tous ou du moins pour la plupart tourné en Corse à l'avantage des Français rassurèrent tout-à-fait Giordano. D'ailleurs il y avait à ce moment dans l'île au service du roi vingt-une compagnies, sans compter la compagnie à cheval. Ces compagnies, dix-sept gasconnes et quatre corses, étaient réparties de la manière  

suivante quatre compagnies gasconnes étaient à Ajaccio où Monseigneur de Harlay de Beaumont était gouverneur; deux autres tenaient garnison à Bonifacio où le gouverneur était Monseigneur Jean de Cros, mestre de camp dans les troupes françaises, lequel était parti, comme je l'ai dit, pour se rendre à la cour; une autre compagnie, gasconne également, était cantonnée à Portovecchio, que le roi avait donné à Monseigneur Antoine de Reali, seigneur de Capazzola, de nationalité française.

Trois autres compagnies, une corse et deux gasconnes, étaient cantonnées en Balagne, dans les environs de Calvi, sous les ordres de Monseigneur de Beaujourdain quatre autres, également gasconnes, se trouvaient à Saint-Florent, enfin trois corses et trois gasconnes étaient autour de Bastia ces six dernières compagnies étaient commandées par Monseigneur Bertrand de Masses qui avait le titre de gouverneur. 

 

Giordano, ayant ainsi des forces tellement supérieures aux Génois qu'il n'avait plus rien à craindre, indiqua pour le trois janvier une autre assemblée générale dans le Delà des Monts. Tous les habitants, ou du moins la plus grande partie, seigneurs, gentilshommes et plébéiens se rendirent à cette assemblée.

Giordano leur fit dans son palais une courte harangue, dont le sens était que les ambassadeurs avaient fait autant pour les intérêts du Delà des Monts que pour les intérêts du Deçà; il ajouta que quiconque avait à se plaindre de mauvais traitements ou d'exigences vexatoires de seigneur à vassal ou de toute autre personne, pouvait se présenter devant lui, parce qu'il entendait réformer toutes choses. 

 

Après quoi, il consacra plusieurs jours à l'examen des griefs. Avant que toutes les affaires eussent été complètement réglées, il se passa deux mois, janvier et février, pendant lesquels il n'arriva en Corse aucun événement  remarquable, si l'on excepte quelques légères escarmouches autour de Bastia. 

Mais si les choses étaient tranquilles dans cette île, il n'en était pas de même ailleurs. Monseigneur François de Guise se trouvait en France à la tête d'une puissante armée composée de troupes levées en Italie ou soudoyées en France même.

Il voulait essayer de reprendre Saint-Quentin, d'où l'armée de Philippe s'était éloignée.

Mais ayant trouvé, contrairement à ce qu'il pensait, cette ville bien fortifiée et bien approvisionnée, il marcha tout à coup, sans qu'on s'y fût attendu, au commencement de janvier, sur Calais, ville située sur les confins de la Flandre.

Cette place était fort importante, car les Anglais avaient là un port de débarquement. Arrivé à l'improviste, (1) Guise mit aussitôt en position son artillerie, et après une vive et continuelle canonnade, la garnison, qui n'avait pas eu le temps de se préparer à la défense, s'inquiétant beaucoup plus du danger qui était près, que de la fidélité à garder au roi Philippe ou du secours à attendre des Anglais qui étaient loin, se rendit en obtenant la vie sauve.

Ce fut ainsi que le roi Philippe perdit cette' place, non par manque de prudence, mais par la jalousie des Anglais qui n'avaient pas voulu y laisser entrer des troupes pour la garder. Calais avait été enlevé par les Anglais au roi Philippe de Valois vers l'an 1347 et depuis ce temps aucun roi de France n'avait pu le reprendre.

Ce ne fut pas la seule place dont Philippe eut à déplorer la chute imprévue; il perdit encore Guines, à trois lieues de Calais, que Monseigneur de Guise prit avec la même promptitude et le même bonheur.

Ces victoires firent oublier aux Français la défaite de Saint-Quentin et la captivité de Montmorency; aussi fit-on des réjouissances magnifiques dans toutes les provinces et surtout en Corse.

Pendant les jours où l'on apprit ces nouvelles, Orlando d'Ornano et Niccolô de Levie, qui étaient avec les Génois, et bientôt après Vincenzio Catacciuoli, de Bonifacio, cédèrent aux sollicitations de Giordano qui pensait que, si un ennemi nous fait du mal tant qu'il est notre ennemi, il peut aussi nous rendre de grands services en devenant notre ami.

Trouvant que les Génois leur donnaient une solde insuffisante, ils ne voulurent pas rester plus longtemps avec eux; munis d'un sauf-conduit, ils passèrent dans l'île pour se mettre au service des Français.

Ajoutons qu'Orlando, à la suite d'un événement malheureux et fort rare, fut condamné à passer une vie pleine de tristesse. Au commencement de la guerre, deux de ses frères, Anton Paolo et Anton Guglielmo, jeunes gens braves et distingués, étaient restés dans leurs maisons.

Ils avaient épousé tous deux des femmes fort belles et devinrent extrêmement jaloux l'un de l'autre, si bien qu'un jour ils mirent les armes à la main et s'entretuèrent; je veux dire qu'Anton Guglielmo tua Anton Paolo et qu'un serviteur d'Anton Paolo le tua à son tour.

 

Ce furent là les seuls événements, avec quelques autres aussi peu importants, qui eurent lieu pendant tout cet hiver.

An printemps suivant, il se passa quelques faits plus remarquables. C'est ainsi que vers la fin de février seize galères arrivèrent en Corse sous les ordres de François de Lorraine, Grand Prieur de France et parent du roi.

Depuis la captivité du connétable, la maison de Lorraine était plus en faveur qu'aucune autre maison de France; le roi avait nommé François commandant de dix galères, pour le nommer ensuite capitaine général, comme il fit plus tard. 

 

Le Grand Prieur, arrivé à Ajaccio, renvoya un certain nombre de galères à Marseille, et parcourant avec les autres les mers de Toscane, il prit un navire génois. Il compensait ainsi en partie la perte de quatre navires fiançais pris à leur retour du Levant, vers ce même temps, par un galion de Visconte Cicala qui était en course.

Le Grand Prieur était rentré à Ajaccio au commencement d'avril, lorsqu'arrivèrent de Marseille trois galères qui lui apportèrent sa nomination, non pas d'amiral (c'était le comte de Tende qui avait alors ce titre), mais de capitaine général de toutes les galères royales.

Le baron Paulin de La Garde, qui connaissait le désir du roi, avait renoncé de lui-même à cette charge, et avait été revêtu d'autres fonctions.

Le Grand Prieur en éprouva une joie fort vive; il fit des cadeaux de grand prix à celui qui lui avait apporté la bannière, et donna à Monseigneur de Carses, son lieutenant, pour qu'ils se la mît au cou, une chaîne de cinq cents écus. 

 

Les trois galères avaient encore escorté en route quarante barques chargées de blé; ce convoi était destiné à subvenir aux besoins de la Corse, de Montalcino et des autres places que le roi occupait encore de ce côté. Le Grand Prieur, emmenant avec lui le nombre de barques qu'il jugea nécessaire, et sept galères pour escorter toutes ces barques, laissa les autres à Ajaccio, et alla ravitailler ces places, après quoi il s'en retourna. Son retour ne s'opéra pas sans danger pour lui et pour ses vaisseaux. Il partit de Monte Argentario le soir, et Giovan Andrea D'Oria, qui avait appris son arrivée et s'était mis en toute hâte à sa recherche, y arrivait deux heures après. S'il l'eût atteint, il aurait été fort difficile au Grand Prieur de s'échapper.

 

De retour à Ajaccio, François de Lorraine passa à Marseille. Lors de son départ, c'est-à-dire vers la fin d'avril, arriva sur une galère Monseigneur de Cros qu'on avait longtemps et inutilement attendu pour payer les soldats, qui se trouvaient dans le dénûment le plus complet.

C'était pitié de les voir tout le jour porter du bois, cherchant à le vendre pour soutenir leur vie malheureuse.

Je ne crois pas que les soldats d'aucune nation aient jamais montré autant de patience. Giordano m'en parla longuement à plusieurs reprises, car je me trouvais alors au même endroit que lui. 

 

Monseigneur de Cros apporta beaucoup de paroles d'espoir pour faire patienter les malheureux soldats, mais aucun numéraire.

Soit que le roi eût sur les bras d'autres guerres plus importantes, soit avance de la part des trésoriers, soit manque d'argent, les espèces sonnantes ne pouvaient venir en Corse.

A son arrivée, Monseigneur de Cros contracta une alliance dans l'île; avec l'autorisation du roi et par l'entremise de Giordano, il épousa Barbara, fille unique de Giacomo Santo Da Mare, qui lui apportait en dot la seigneurie du Cap-Corse.

Ce mariage suspendit, pour le moment, le procès que Barbara soutenait contre ses oncles, Carlo et Giovan Giacomo Da Mare, lesquels prétendaient avoir droit à une partie de la seigneurie.

Ce fut ainsi que le Cap-Corse, après avoir été gouverné pendant trois cents ans ou un peu moins par la famille Da Mare, passa alors, suivant la condition des choses humaines, dans la famille de Cros. 

 

Si Monseigneur de Gros, pour s'être signalé à la guerre, devint seigneur du Cap-Corse, Pier Giovanni d'Ornano, qui était dans ces mêmes jours revenu en Corse avec Sampiero, n'eut pas le même bonheur au sujet de la seigneurie de la Rocca. Pier Giovanni apporta une patente du roi qui lui rendait sa seigneurie, et Sampiero, conformément aux ordres du même roi, devait faire des excuses Giordano.

Mais ils ne furent heureux dans leur démarche ni l'un ni l'autre. Pier Giovanni ne put rentrer en possession de sa seigneurie, parce que tous les habitants ou du moins la plus grande partie l'en empêchèrent, et la cour étant revenue sur sa décision, il resta privé de ses domaines.

Sampiero ne lut pas reçu par Giordano, dont il avait blamé la conduite en présence du roi, et sans plus s'occuper d'aucune affaire, il se retira dans sa maison. 

L'été approchait et on savait partout que la flotte turque allait revenir pour se mettre, comme à l'ordinaire, au service roi Henri.

 Le roi Philippe et ses alliés se préparèrent à la résistance. Les Génois avaient déjà envoyé à Calvi, Francesco Fornari comme commissaire, et Paolo Emilio de Nove comme sergent-major avec une compagnie d'élite ils avaient rappelé Andrea Lomellino qui s'y trouvait avec le titre de colonel. Ils envoyèrent à Bastia comme commandant général des troupes en Corse, le colonel Giorgio D'Oria, jeune homme de grande espérance et qui s'était déjà signalé par sa bravoure. Aussitôt arrivé à Bastia (c'était vers le commencement de mai), Giorgio fit creuser autour de cette place un fossé large et profond qui avait déjà été commencé; il y fit travailler activement et sans relâche. Il ne voulut pas que ses troupes se fatiguassent tout le jour dans des escarmouches, comme elles faisaient avec les autres capitaines, non pas qu'il manquât de soldats, car il en avait plus d'un millier seulement à Bastia, mais il ne voulait pas les exposer sans profit. Cependant les Génois sortaient encore quelquefois pour aller attaquer les Français cantonnés dans les environs, et un jour Ercole d'Erbalunga, fils d'Alessandro, fut tué. 

Cet Alessandro, trouvant que les affaires des Génois prenaient dans l'île une mauvaise tournure, s'était retiré dans l'île d'Elbe avec sa famille. 

A Calvi, les escarmouches étaient rares également entre les soldats de la place et les Français cantonnés dans les villages voisins; aucun des deux partis ne se sentait assez fort. Le commandant français, Monseigneur de Beaujourdain, qui désirait renforcer ses troupes et voulait pour cela se rendre en France afin d'essayer d'en ramener sous ses ordres quelques compagnies soudoyées, laissa à sa place Chiapparone, de nationalité gascone, et partit avec des galères qui se rendaient à Marseille.

Ces galères, ainsi que d'autres galères françaises, avaient pris vers ce même temps quelques navires ennemis l'un de ces navires avait été pris par Baccio Martelli.

Martelli était un homme plein d'audace. Quelques mois auparavant, lorsque le Grand Prieur transporta, comme je l'ai dit, des approvisionnements en Toscane, Martelli s'était séparé de lui avec une galère seulement et parcourait les mers de la Ligurie mais il faillit porter la peine de toutes les pertes qu'il avait infligées aux Génois. Il avait pris un soir un navire chargé de marchandises, et le lendemain matin, lorsqu'il n'avait encore retiré du vaisseau prisonnier ni denrées ni équipage, il fut aperçu par quatre galères du prince D'Oria il dut abandonner sa prise et les galères lui donnèrent la chasse pendant plusieurs milles.

Tandis que ces choses se passaient sur mer, Giorgio D'Oria était informé, à Bastia, que Raffaello de Brando et ses cavaliers, logés à Lucciana, se gardaient fort négligemment. Afin de se débarrasser de ce voisinage incommode, une nuit, vers la fin de mai, il envoya de ce côté deux cent cinquante fantassins. Ce détachement cerna une maison fortifiée où Raffaello logeait d'ordinaire. Ils avaient, pour prendre cette maison, porté des pics, des barils de poudre et autres engins; mais ayant reconnu que Raffaello ne s'y trouvait point, ils retournèrent sur leurs pas sans faire aucun mal. Pour se dédommager de l'inutilité de cette tentative, le vingt-un juin, les Génois trompèrent les gardes de la Padulella et s'emparèrent de la tour. Ce fait d'armes, insignifiant en lui-même, avait pourtant une importance considérable il permettait désormais aux Génois de tirer des vivres et des rafraîchissements de ce pays qui leur était dévoué. Quelques jours après, les cavaliers de Raffaello, qui dressaient de ce côté des embuscades continuelles, surprirent quelques soldats qui s'étaient éloignés de la tour et les firent prisonniers. Rafiaello, qui semblait n'être né que pour faire une guerre d'extermination, exigea qu'ils fussent tous mis à mort. 

Pendant que ces événements avaient lieu, on vit paraître en vue du Cap-Corse, le 25 juin, la flotte turque aussi puissante que jamais. Elle était commandée, comme lors de la dernière expédition, par Cassim Bassà, que les Turcs appelaient dans leur langue le Beglierbei, titre que nous traduisons chez nous par amiral ou commandant général de la flotte. En apercevant cette flotte, Giorgio D'Oria, à Bastia, pensa qu'il aurait certainement en soutenir l'attaque, et sans perdre courage, il déploya toute l'activité possible pour se mettre en état de défense. Il fit travailler aux ouvrages de la place, le jour comme la nuit, hommes et femmes, nobles et gens du peuple indistinctement. Le lendemain du jour où l'on avait aperçu la flotte, il ruina une partie des maisons de Terravecchia; deux jours après il démolit également celles qui se trouvaient les plus rapprochées de la forteresse; il agissait ainsi pour enlever aux ennemis un avantage et non par défiance contre le pays, car il ne laissait commettre aucune exaction. Il est vrai qu'on l'accusait de fermer les yeux sur les excès commis par quelques Corses de son parti.

C'est ainsi jour ceux-ci ayant brûlé à Biguglia quelques maisons appartenant à leurs ennemis particuliers et ayant massacré cruellement leurs femmes, Giorgio D'Oria, soit qu'il n'en sût rien, soit pour toute autre raison, ne fit aucune enquête. La flotte turque, à son arrivée, n'alla point à Bonifacio pour prendre des instructions, comme le Beglierbei en était convenu dans une entrevue qu'il avait eue avec Monseigneur de Boistaillé dans la mer Egée que nous appelons aujourd'hui Archipel.

Monseigneur de Boistaillé avait été envoyé par le roi Henri au-devant du Beglierbëi il l'avait rencontré où nous venons de dire, puis, après avoir réglé le plan de l'expédition, il l'avait quitté pour s'en retourner par terre. Mais le Beglierbei (on le conjectura alors, et on en eut la certitude plus tard) avait été, en route, corrompu à prix d'argent par les ennemis du roi Henri. Arrivé au Cap-Corse, il oublia tout ce qui était convenu et ne s'arrêta point; il envoya seulement deux galères à Ajaccio pour annoncer sa venue. Le Grand Prieur se trouvait alors dans ce golfe avec la flotte royale; il partit aussitôt pour rencontrer et recevoir la flotte turque, mais il ne put en avoir aucune nouvelle pendant plusieurs jours, bien qu'il eût fait tous ses efforts pour la trouver. Enfin Monseigneur de Carses, envoyé par le Grand Prieur, la rencontra. Le Beglierbei avait d'abord touché à Toulon; trouvant les préparatifs inachevés, il était parti et était allé battre la riche cité de Minorque il l'avait prise après plusieurs assauts dans lesquels il avait perdu beaucoup de monde. Après avoir pillé et saccagé cette ville, il avait fait voile pour la Provence. Ce fut là qu'il trouva la flotte du roi Henri avec le Grand Prieur, qui avait bien peu de munitions et de soldats pour être en état d'attaquer les forts de Villefranche, de Nice, de Savone et peut-être de Gênes, sans compter la Corse, au retour de la flotte turque. Parmi les personnages qui avaient accompagné le Grand Prieur à son départ d'Ajaccio, se trouvait Sampiero qui l'avait rejoint en toute hâte et occupait auprès de lui un rang honorable et distingué. 

Le Grand Prieur envoya au Beglierbei tous les vivres et tous les rafraîchissements qu'il avait, pour le disposer à montrer dans cette expédition plus de zèle qu'il n'en avait montré dans les autres; mais tout fut inutile. Comme il avait pris des engagements avec les Génois, il soulevait toutes les difficultés imaginables afin de ne rien faire pour le service du roi. Le Grand Prieur conçut des soupçons il garda les cadeaux qu'il devait lui faire en argent et en étoffes au nom de son roi, et regretta vivement de lui avoir déjà donné quelque chose. Ses soupçons devinrent une certitude lorsqu'il entendit raconter et qu'il apprit de source sûre que près de Piombino, dans le canal de l'île d'Elbe, par l'entremise de l'ambassadeur génois, Francesco Costa, et par l'organe de Malanca, rénégat génois, originaire de Santa Margherita, comte général de toute la flotte, le Beglierbei avait reçu des présents d'une frégate génoise, et qu'à Calvi, il avait encore reçu un riche cadeau d'un brigantin qui était allé le trouver après avoir reçu de lui un sauf-conduit. 

Mais ce qui fit surtout découvrir la vérité, c'est qu'à l'île Sainte-Marguerite près d'Antibes, en plein jour, devant toute l'armée française, le Beglierbei permit à deux frégates

génoises d'aborder sa capitane avec le pavillon de la Signoria de Gênes, qu'il les fit à leur départ accompagner par, quatre galiotes, et que plus tard il reçut encore, mais en les faisant accompagner de deux galiotes seulement, quatre autres frégates génoises sur lesquelles sa trouvait le susdit Francesco Costa. On dit que les présents que les Génois lui envoyèrent en argent, satin, brocart et autres étoffes de soie, montèrent à la somme de douze mille écus, et qu'ils mirent tant d'habileté dans leurs. négociations avec le susdit rénégat qu'ils devinrent pour le Beglierbei des amis intimes et que celui-ci promit de les recommander au Grand Seigneur. 

Le Grand Prieur, se trouvant aussi mal servi par le Beglierbei, se rendit à bord de la capitane pour lui exposer ses griefs. Le roi, disàit-il, n'était pas satisfait en voyant si mal tenues les promesses que le Grand Turc lui avait faites dans une lettre; il l'avait assuré que sa flotte ferait tout ce que lui prescriraient les commandants français. Le Beglierbei répondit d'un ton si menaçant que le Grand Prieur éprouva une crainte fort vive pour lui-même et pour la flolte royale. Il prit congé du Beglierbei avec des manières polies, et dès qu'il fut sur son esquif, il se hâta de prendre le large. Mais on lui tira plusieurs coups d'arquebuse et son bouffon, nommé Paccoletto, qu'il avait emmené avec lui, fut tué. Le danger qu'il courut en regagnant ses galères était donc bien réel; dès qu'il fut remonté à bord, il ordonna à sa flotte de s'éloigner. Le Beglierbei, sans prendre congé d'aucune manière, fit mettre à la voile et partit avec toute sa flotte dans la direction du Levant. Il ne chercha nullement à inquiéter les localités devant lesquelles il passa. Il fit plus; ayant rencontré au Phare de Messine quelques vaisseaux génois, il leur demanda complaisamment les vivres dont il avait besoin, et paya tout jusqu'à la dernière obole.

Pendant tout ce voyage, la flotte turque eut continuellement à ses trousses Giovan Andrea D'Oria qui, avec vingt-quatre galères rapides, s'attacha vaillamment à sa poursuite jusqu'au Phare de Messine, attendant que la fortune lui offrît quelque occasion dont il pût profiter. 

Voilà à quoi se bornèrent pendant cette année les opérations de la flotte turque, que l'on en voie la cause dans l'habileté des Génois ou dans l'orgueil des Français inconciliable avec l'orgueil turc. Tous les. capitaines français firent entendre de longues plaintes et particulièrement Giordano Orsino en Corse. Il espérait cette fois, avec l'appui de la flotte turque, chasser complètement les Génois mais cette flotte étant partie, il ne put donner suite à son dessein. Giorgio D'Oria au contraire, n'ayant plus rien à craindre des Turcs et se trouvant à la tête de nombreux soldats, obligea, pendant le mois de juillet, les troupes françaises établies à la Guaitella à se retirer. Il y avait cinq compagnies Masses envoya celles de Leonardo de Corte et d'Antonio de Saint-Florent loger à Borgo où étaient déjà les cavaliers de Raffaello; la compagnie de Sampiero qui s'y trouvait déjà également passa en Balagne; une. compagnie française s'établit à Oletta, mais elle y resta peu et passa ensuite à Saint-Florent; une autre s'établit à Farinole et une autre encore dans le fort de Furiani; un détachement alla à Nonza. Masses avait pris ces dispositions pour empêcher les Génois d'occuper ces postes, comme ils avaient fait précédemment. 

Giorgio D'Oria devait bientôt se priver d'une partie de ses soldats, parce que la Signoria de Gênes, n'ayant plus rien à craindre de la flotte turque, ne voulait pas entretenir des troupes aussi nombreuses pour défendre les places de l'Ile. Afin de se signaler par quelque coup d'éclat avant que ses forces fussent réduites, un matin du mois d'août, il partit à l'aurore avec huit cents fantassins et vingt-deux cavaliers et marcha sur Borgo, où était logée, comme je l'ai dit, une partie des troupes françaises.

Mais avant d'arriver au village, pour cerner plus complètement les ennemis et empêcher qu'aucun d'eux n'échappât, il envoya par les hauteurs Giovanni Spinola avec sa compagnie, tandis que lui-même, suivant la route au-dessous de Borgo, attaqua la partie basse du village. Leonardo et Antonio comptaient sur les sentinelles qu'ils avaient placées au bas de la pente à quelque distance des maisons. Mais celles-ci eurent beau décharger leurs arquebuses dès qu'elles aperçurent les ennemis, ils crurent à une fausse alerte, parce que, pendant les nuits précédentes, les Génois les avaient fait courir aux armes à plusieurs reprises de cette même manière. Les soldats français qui étaient dans le village furent donc attaqués avant d'avoir cru à la présence des Génois. Aussi, sans songer à résister, tous, chefs et soldats, prirent la fuite du côté opposé, dans la direction de Stella. Mais au sortir du village, les derniers rencontrèrent 13s Génois qui descendaient par la hauteur et qui prirent seize d'entre eux; les autres parvinrent à s'échapper.

Si les prisonniers ne furent pas en plus grand nombre, c'est que les Génois qui venaient par la hauteur avaient été retardés par les difficultés du chemin.

S'ils fussent arrivés un peu plus tôt, Leonardo, Antonio et tous les autres auraient été faits prisonniers.

Giorgio D'Oria, voyant que son plan n'avait réussi qu'en partie, jugea à propos de se retirer; il craignait d'être attaqué à son retour par les troupes de Saint-Florent et par les gens du pays. Sans avoir laissé commettre dans le village le moindre dégât, il descendit dans la plaine, et rangeant ses troupes en bataille, il reprit le chemin de Bastia.

Le président Pietro Panizza, et l'ancien juge, Giovan Michele Pertuso, alors procureur et avocat du roi, se trouvaient à ce moment à Venzolasca.

Informés de l'attaque de Borgo, ils prirent avec eux une nombreuse troupe de gens de pied, environ quarante cavaliers du pays et une soixantaine des arquebusiers de Leonardo et d'Antonio, qu'ils trouvèrent ralliés, et marchèrent sur les Génois.

Ils les attaquèrent vivement en queue et ne cessèrent de les harceler jusqu'au-dessous de Biguglia. Mais Giorgio, ayant fait avec son avant-garde un vigoureux mouvement offensif, eut peu à souffrir de cette poursuite.

Il continua sa retraite en pressant le pas et fit rentrer peu à peu ses troupes dans Bastia. Dès qu'il fut dans la place, il rendit courtoisement la liberté aux prisonniers. 

Dans cette journée, Achille de Campocasso se trouvait dans les rangs des Français, tandis que les deux frères Ottaviano et Rinuccio étaient du côté des Génois.

Achille et Ottaviano avaient suivi des partis contraires à la suite d'événements divers.

Lors de la prise de Cardo, Achille avait, comme je l'ai dit, été fait prisonnier par les Génois; il avait été si bien traité à Bastia par le comte Girolamo que c'était une opinion générale parmi les Français qu'il avait pris plusieurs fois les armes pour combattre dans les rangs des Génois. Lorsque le comte quitta l'île, Achille avait passé avec lui en terre ferme.

Quel que fût le motif de ses regrets, il se repentit alors de sa conduite et retourna en Corse se jeter dans les bras de Giordano Orsino. Celui-ci, qui ne trouvait pas le moment opportun pour approfondir les choses, le retint pendant quelques jours à Ajaccio et lui pardonna.

Ottaviano et son frère avaient fait la même chose qu'Achille et avaient depuis plusieurs mois déjà abandonné le parti de Gênes.

Voyant en effet que les affaires des Génois étaient moins florissantes qu'ils ne l'auraient peut-être voulu, ils s'étaient retirés à Biguglia avec leurs familles et s'étaient engagés par de bonnes cautions à ne plus rentrer au service des Génois.

Mais bientôt ils furent vivement persécutés par Raffaello de Brando qui était très influent auprès des Français.

Ottaviano, le premier, se souvint de son ancien courage et rompit ses engagements; Rinuccio imita son exemple, et ils retournèrent tous deux à Bastia reprendre les armes en faveur de leurs premiers maîtres.

Ce fut le jour de l'attaque de Borgo qu'ils se déclarèrent tous les trois, Achille pour les Français et les deux frères pour les Génois. Quelques jours après, Giorgio D'Oria, conformément aux instructions de la Signoria et de l'Office, licencia une partie des troupes, et ne garda que six cents hommes environ pour la défense de la place.

Un certain nombre de soldats accompagnèrent Cristoforo de' Negri, précédemment sergent-major à Bastia et envoyé à Calvi avec le même titre; les autres retournèrent en terre ferme.

Bien que ses forces fussent considérablement réduites, Giorgio ne restait pourtant pas inactif; à deux reprises il envoya un détachement au Cap-Corse. La première fois, ses soldats firent prisonnier Giovanni d'Ortinola, lieutenant dans la seigneurie de Monseigneur de Cros, lequel racheta sa liberté à prix d'argent.

La seconde fois, ils prirent Giacomo Negrone qui résidait dans sa seigneurie; comme il était d'origine génoise, on se contenta tout d'abord de le priver de la liberté, après quoi on lui permit de se racheter à son tour.

En outre, comme des négociations étaient entamées entre les grands monarques pour conclure la paix, Giorgio D'Oria qui voulait, dans le cas où elle serait signée, se trouver en possession de Brando et du Cap-Corse, envoya pendant le mois de septembre Alfonso d'Erbalunga, pour faire quelques travaux de fortification dans ce village, bien qu'il n'y eût plus que des ruines.

Masses, en ayant été informé, rappela de la Balagne une partie de la compagnie de Sampiero, fit venir d'autres troupes d'Ajaccio et ayant formé ainsi un corps de six cents hommes, il se mit en marche pour aller fortifier le Castello, résidence des seigneurs d'en haut, en vue d'Erbalunga.

En apprenant que Masses se dirigeait de ce côté, Giorgio D'Oria prit le chemin de terre avec environ cinq cents hommes.

Il voulut contrarier les travaux des Français et il y eut entre les deux partis une lutte fort longue dans laquelle il y eut des morts de part et d'autre. Mais à la fin, les Français ayant l'avantage, les Génois se retirèrent dans le fort d*Erbalunga, d'où ils regagnèrent Bastia par mer.

Les Français travaillèrent pendant plusieurs jours à relever de leur mieux les murs ruinés du rocher où se trouvait le Castello, car ils avaient grand besoin de s'y fortifier. 

Les choses restèrent en cet état pendant quelque temps il y eut alors plusieurs maisons particulières brûlées d'abord par les Génois à Borgo et à Biguglia, puis par les Français encore à Biguglia.

Pendant tout ce temps, aucune somme d'argent n'était arrivée en Corse pour payer la solde des Français.

Le roi avait bien envoyé pendant ces jours sur une galère dix mille écus pour faire patienter les troupes mais assaillie par une horrible tempête, la galère sombra et tous ceux qui la montaient furent noyés.

Au mois d'octobre arrivèrent à Ajaccio neuf galères françaises avec quatre cents fantassins que Monseigneur de Beaujourdain emmenait en Balagne; car il était allé en France, comme je l'ai dit, pour soudoyer des troupes. Giordano Orsino, voyant que l'argent n'arrivait pas davantage pour payer la solde de ce renfort et que l'on ne pouvait plus espérer en recevoir,  

craignit qu'à la fin ce retard ne lui devînt fatal, et laissa dans l'île comme son lieutenant Claude de Harlay, seigneur de Beaumont, gouverneur d'Ajaccio.

Il fit voile pour Marseille avec trois galères, dans l'intention de se rendre à la cour du roi Henri, afin d'obtenir de l'argent, ou de se faire relever de son commandement en Corse. 

Après le départ de Giordano, il resta dans l'île six galères; trois, commandées par Baccio Martelli, transportèrent quelques vivres en Toscane pour les places que le roi possédait encore de ce côté; les trois autres restèrent pour reprendre les tours que les Génois occupaient au Cap-Corse.

Ce fut Masses qui commanda l'expédition contre les tours; il embarqua un ou deux canons sur les galères qu'il fit partir de Saint-Florent avec ordre de contourner le Cap-Corse (1) pour passer sur la côte orientale. Quant à lui, emmenant un corps suffisant, qu'il forma avec des troupes prises en Balagne, à Saint-Florent et dans les villages occupés, il se mit en marche par terre. 

La première tour attaquée fut celle de Grigione après quelques coups de canon qu'on lui tira des galères, elle se rendait à discrétion.

Quatre hommes furent tués ensuite dans cette tour. De là, les Français allèrent attaquer celle d'Erbalunga.

Ceux qui la défendaient ayant laissé débarquer le canon avant de consentir à se rendre, Masses, irrité, repoussa toute condition; il prit la tour (2), fit jeter six hommes par dessus les murs et en fit pendre un autre. 

Effrayée par cet exemple, la tour de la Casaiuola se rendit aussitôt et la garnison fut remise en liberté. La tour d'Ampuglia capitula également au deuxième coup de canon qu'on lui tira des galères celle de Santa Severa fut abandonnée par la garnison. Après avoir ainsi repris ces tours, les Français ruinèrent celles de Grigione, d'Erbalunga et de la Casaiuola mais ils mirent une garde dans celles d'Ampuglia et de Santa Severa. Les Génois ne conservèrent plus de ce côté que Bastia, le fort de Belgodere et Ischia dans l'étang; car ils brûlèrent eux-mêmes et abandonnèrent la tour de la Padulella, et les Français y mirent aussitôt un poste.

Giorgio D'Oria avait cru que les galères voulaient attaquer, comme le bruit en courait, non les tours, mais Ischia, ou que du moins une opération n'aurait pas lieu sans l'autre. Il avait donc mis dans ce fort Niccolb de' Negri, et pour qu'il pût s'y défendre, il avait fait construire des ouvrages avec toutel'activité possible. C'estainsi qu'il commença un ouvrage avancé en avant de la courtine du côté où l'on pouvait battre le fort. Si cet ouvrage eût été achevé, on croit généralement que la garnison en aurait tiré un grand parti. Mais les choses se passèrent pour le moment d'une autre manière. Après s'être rendu maître des tours, Masses avait encore l'intention de se servir des galères pour attaquer Ischia. Déjà Monseigneur de Beaumont, qui devait concourir à cette expédition et se rendre tl Ischia par mer, avait envoyé par terre ses cavaliers d'Ajaccio à Saint-Florent; Fabio Coperchio, auditeur de la guerre et homme distingué, était déjà arrivé. Mais l'hiver commençait à se faire sentir, le temps devenait fort mauvais, et les galères ne pouvaient tenir la mer devant cette place; l'attaque fut donc remise à un autre moment. Les galères se réunirent à celles de Baccio Martelli qui étaient revenues après avoir pris en route une caravelle génoise, et retournèrent il Marseille. 

Les Génois ne possédant plus de ce côté, comme je l'ai dit, que Bastia, le fort de Belgodere et Ischia, Masses s'efforça de les resserrer dans leurs positions en occupant le Castello de Brando, Lota, où l'on avait construit un nouveau fort, et Furiani sur la côte orientale; sur la côte occidentale, Farinole et Nonza.

Il mit dans le Castello Antonio de Saint-Florent avec sa compagnie à Lota, le capitaine La Pochette avec deux compagnies françaises; à Furiani, Leonardo de Corte; à Farinole, Troilo Orsino, et à Nonza un simple peloton détaché des compagnies de La Pochette.

Pour que le mestre de camp pût prendre possession, au Cap-Corse, de la seigneurie de sa femme, on établit encore un détachement dans le château ruiné de San Colornbano, dont les fortifications furent relevées en fort peu de temps.

Pendant que ces choses se passaient en.Corse, la Picardie et l'Italie étaient en feu. En Picardie, le roi Philippe et le roi Henri étaient en campagne avec deux armées puissantes; Philippe voulait reprendre Calais et Henri voulait l'en empêcher.

Pour attirer ailleurs les forces de Philippe, Henri lui enlevait d'autres places.

C'est ainsi qu'il s'empara de Thionville par la force des armes; il est vrai que ce succès lui coûta cher, car le maréchal Pietro Strozzi, l'un de ses meilleurs capitaines, fut tué dans l'attaque.

D'un autre côté les troupes de Philippe avaient dans un combat défait une armée française de dix mille fantassins et de quatre mille cavaliers, et fait prisonnier, avec un grand nombre d'autres personnages illustres, le maréchal Paul de Thermes que le roi avait laissé à Calais pour commander les troupes. En Italie, c'està-dire en Piémont, avaient également lieu des événements importants.

Une inimitié avait éclaté a Milan entre Francesco et le cardinal de Trento, grand favori de Philippe.

Le roi, pour les mettre d'accord, les manda tous deux auprès de lui et envoya Milan un nouveau général, Consalvo Ferrante, duc de Sessa.

Consalvo, abondamment approvisionné par son roi, avait des forces bien supérieures à celles des Français, auxquels il enleva un grand nombre de places; les plus importantes étaient celles de Centale et de Moncalvo. Il les rasa toutes à l'exception de celles de Moncalvo.

En Toscane, les troupes de Cosme, non moins heureuses, avaient également enlevé aux Français Talamone et Castiglione della Pescara.

D'un autre côté, les Génois, contre lesquels Alfonso del Carretto, marquis de Finale, s'était révolté, soudoyèrent des troupes et l'investirent si étroitement que, ne pouvant plus attendre de secours d'aucun côté, il fut obligé de se rendre. Malgré la vigueur avec laquelle étaient menées les opérations militaires, on ne laissait pas de faire de grands efforts pour amener la paix. Le seul négociateur était Anne de Montmorency, grand connétable de France; il avait toujours éprouvé le plus vif désir de réconcilier les deux rois, surtout à ce moment où il était, comme je l'ai dit, prisonnicr du roi Philippe.

On croyait la paix prochaine plutôt parce que les deux partis étaient épuisés que pour toute autre raison.

Pendant que l'on croyait partout que la paix serait bientôt signée, Monseigneur de Beaumont, en Corse, envoyait au Grand Prieur, à Marseille, des lettres pressantes pour l'engager à s'emparer d'Ischia avant que la paix fût conclue.

Il lui exposait que, n'ayant pas eu pendant le cours de la guerre l'occasion de se signaler par quelque glorieux fait d'armes, au moment où la guerre allait finir, cette entreprise était assez belle pour qu'on en retirât de la gloire; d'autant plus que Giordano Orsino n'étant pas alors en Corse, l'honneur du succès lui reviendrait tout entier. En tenant ce langage, Monseigneur de Beaumont cherchait moins à faire sa cour au Grand Prieur qu'à signaler le temps pendant lequel il était en charge par quelque action d'éclat.

Il oubliait celui de qui il tenait ses fonctions et qui lui avait fait part de son projet d'attaquer Ischia à son retour.

Mais aujourd'hui l'ambition et la jalousie règnent tellement dans les hommes, que Monseigneur de Beaumont n'avait pas ces défauts à un degré plus élevé que tous les Français qui se trouvaient dans l'île. Car tous, ou la plus grande partie, voyaient de mauvais œil qu'Orsino, qui était italien, fût lieutenant du roi en Corse. Cette jalousie fit échouer bien des choses qui eussent été profitables aux intérêts du roi, parce que là où les esprits sont en désaccord, l'ensemble manque également dans les opérations. 

Le Grand Prieur partit donc de Marseille avec quinze galères, bien décidé à reprendre Ischia mais ayant pris en route un vaisseau ennemi qu'il avait rencontré, il renvoya quatre galères pour l'escorter et arriva à Ajaccio avec onze seulement. Il fit embarquer quatre canons qu'il prit dans cette place et dans celle de Saint-Florent, et tira des forteresses et des villages occupés un corps d'un millier d'hommes. Il partit lui-même par mer avec les galères, tandis que Monseigneur de Beaumont, Monseigneur de Masses, Monseigneur de Beaujourdain et Monseigneur de Cros prenaient avec ces troupes le chemin de terre. Ils se présentèrent devant le fort d'Ischia le 11 décembre. Dans une situation si critique, Giorgio D'Oria, pour faire face au danger, s'était empressé de mettre dans le fort d'Ischia Ettore Ravaschiero, de Chiavari, jeune homme plein de résolution et précédemment sergent major à Bastia. Il lui avait donné autant de soldats que pouvait en contenir un lieu aussi étroit, des 

approvisionnements suffisants en munitions et en vivres, et l'avait assuré qu'il serait secouru, soit qu'il comptât qu'à une si courte distance de Bastia, avec les forces qu'il avait et en montrant du courage, il pourrait, toutes les fois qu'il voudrait, s'ouvrir quelque passage au travers des ennemis, soit qu'il espérât encore recevoir du secours de Gênes; il avait appris en effet que les troupes étaient rentrées de Finale et qu'il y avait dans le port de nombreuses galères. Mais ce double espoir fut déçu. La Signoria qui, à ce que l'on crut alors, avait l'intention d'entreprendre en Corse quelque chose de plus grand et de plus glorieux que la défense d'Ischia, position sans importance, resta dans une inaction complète. D'un autre côté, Giorgio ayant voulu dès le premier jour reconnaître les ennemis qui arrivaient, ses gens furent repoussés par la cavalerie et par l'infanterie françaises qu'il n'avait pas cru aussi nombreuses et qui lui firent même quelques prisonniers. Monseigneur de Beaumont ne crut pas le succès encore assez assuré. Il envoya en toute hâte plusieurs chefs corses pour réunir des partisans aussi nombreux que possible. Giovan Michele Pertuso, procureur du roi, fut particulièrement chargé de cette mission il revint au bout de deux ou trois jours avec plus de cinquante cavaliers et de cinq cents hommes de pied. Le Grand Prieur passa à Capraia et à l'ile d'Elbe pour s'informer si les Génois faisaient quelque mouvement; mais avant son départ, il avait débarqué l'artillerie à l'Arenella. Les soldats la transportèrent à bras ou sur le dos des boeufs du pays; ils en conduisirent une partie du côté du Pineto, et l'autre au-dessus de Puntale, point plus rapproché d'Ischia (1).

Les pièves voisines approvisionnaient de vivres le camp français.

Pendant que-les canons, mis en batterie, tiraient sans relâche sur le fort, quelques gondoles françaises prirent une nuit d'autres gondoles qui appartenaient aux assiégés et parcouraient l'étang pour aller chercher les provisions nécessaires.

La prise de ces embarcations fit perdre aux assiégés les dix hommes qui les montaient; car les uns furent faits prisonniers et les autres prirent la fuite.

Quand les Français eurent pris ces gondoles et d'autres encore, ils construisirent sous la direction d'un de leurs ingénieurs nommé Giovan Pietro Paloia (1), de Casale, afin de pouvoir donner l'assaut, certains ouvrages en bois ressemblant à des forts et dont je vais décrire la disposition insolite et fort ingénieuse.

Ils fixèrent ensemble deux gondoles embarcations ne leur manquaient pas puisqu'ils en avaient à eux et qu'ils en avaient encore pris d'autres aux ennemis); en travers des gondoles, ils attachèrent ensemble plusieurs grosses pièces de bois, qui dépassaient par chaque bout le bord d'environ deux brasses, et les recouvrirent d'un plancher assez large pour contenir quarante hommes.

A l'extrémité de ces pièces de bois, ils élevèrent une sorte de palissade verticale, plus haute que la taille d'un homme et faite avec d'énormes planches à l'épreuve des coups d'arquebuse. Ces planches étaient assujetties si solidement que les hommes qui étaient derrière pouvaient s'approcher du fort sans. danger en tirant des meurtrières qui avaient été pratiquées, ils ne permettaient à des assiégés de se montrer.

En outre, une petite porte avait été ménagée à l'avant et disposée de manière à pouvoir s'ouvrir et se fermer les assiégeants pouvaient ainsi assaillir le fort toutes les fois qu'ils le désiraient.

La manière dont on faisait avancer ou  reculer cet engin n'était pas moins ingénieuse, car ceux qui le dirigeaient étaient placés au-dessous du plancher et le conduisaient où ils voulaient. L'autre engin (car on n'en construisit que deux et on employa pour chacun deux gondoles seulement) était construit sur le même plan que le premier; il avait de plus une échelle assez large pour que quatre hommes y pussent monter de front.

Le pied de cette échelle était appuyé sur le plancher à la poupe; elle était soutenue par de grosses et longues poutres et son sommet s'élevait au-dessus de la proue.

Cette échelle était aussi dans toute sa longueur entourée de grosses planches, et formait à son sommet un plateau, couvert comme tout le reste, où pouvaient tenir environ huit hommes.

Sur ce plateau on avait encore ménagé une porte comme à l'étage inférieur.

Le plateau de cette échelle dominait tellement le fort que personne à l'intérieur ne pouvait se cacher sans être découvert et atteint par les coups d'arquebuse que l'on tirait à travers les meurtrières, ou brûlé par les pièces d'artifice que l'on avait préparées.

Outre ces engins, les Français construisirent encore des radeaux de formes étranges et diverses sur lesquels ils se firent des abris avec de grosses planches, avec des matelas et avec des gabions. Tous ces ouvrages avaient pour but de resserrer plus étroitement les ennemis.

Les Génois avaient élevé autour du fort une double palissade, à une distance de dix pas environ, pour que les Français ne pussent donner l'assaut.

Ceux-ci, pour se débarrasser de la palissade, préparèrent quelques-uns des radeaux qui étaient surmontés d'un abri de grosses planches, et ceux qui les montaient, munis d'une long câble, s'avançaient sans courir aucun danger jusqu'aux pieux qu'ils voulaient arracher.

Ce câble était roulé autour d'un cabestan fixé à terre, et la partie qui était sur l'esquif se divisait en douze ou quinze cordes plus petites. Ces cordes avaient un nœud coulant à leur extrémité, et ceux qui dirigeaient l'esquif les attachaient sans difficulté aux pieux les uns après les autres, après quoi ils se retiraient.

Alors, de la terre, avec le cabestan, on tirait le câble avec tant de force que tous les pieux auxquels on avait attaché les cordes étaient arrachés du sol et abattus.

Tous les pieux furent enlevés de cette manière les uns après les autres.

Les Français pouvaient travailler à leur aise, car dès le premier jour leur artillerie avait démonté une moiane qui était dans le fort. Les Génois ne pouvaient tirer qu'avec leurs arquebuses, que les ouvrages dont j'ai parlé rendaient tout à fait inoffensives.

Malgré cela, Ettore, sans perdre courage, se défendait vaillamment.

Il faisait des efforts, insuffisants sans doute, mais aussi vigoureux que possible, pour résister et encourager ses gens.

Les Français établis au-dessus d'Ischia avec leurs canons, et au-dessous, et le Grand Prieur, qui était de retour, avec deux moianes ou demi-pièces, avaient tiré sur le fort environ six cents coups et ouvert une large brèche.

A la fin, voyant que les assiégés se défendaient obstinément, ils ordonnèrent l'assaut. Ils rangèrent leurs troupes en bataille et firent amener les embarcations.

En présence du danger, la garnison perdit courage, et malgré Ettore qui voulait au moins attendre l'assaut pendant quelque temps, elle se rendit, le 19 décembre, librement et sans conditions, à Monseigneur de Gros qui était en tête des assaillants. La plus grande partie des prisonniers lut relâchée moyennant rançon.

Dès qu'Ischia eut succombé, les troupes françaises retournèrent dans leurs cantonnements respectifs, et les galères ellesmêmes furent obligées par une tempête qui se déclara subitement de s'éloigner beaucoup plus tôt que ne l'auraient voulu leurs capitaines.

Elles durent laisser un canon qu'elles n'eurent pas le temps d'embarquer; le canon fut transporté dans le fort, où Troilo Orsino resta avec sa compagnie.

Comme le fort avait été à peu près ruiné par les canons, Masses, sur l'ordre de Beaumont, le fit réparer par les populations voisines.

La chute d'Ischia décida les Génois à faire à tout prix une expédition en Corse, et à mettre une bonne fois la main à l'oeuvre afin de reconquérir ou de perdre définitivement cette île; c'était le duc de Florence, Cosme, qui les poussait surtout à prendre ce parti. Ils envoyèrent demander du secours au roi Philippe, et lui exposèrent que, s'il leur laissait ainsi subir des pertes continuelles, il serait cause qu'un jour ils ne posséderaient plus rien. Mais ce monarque, dont la bonté et la bienveillance égalaient la puissance, les encouragea à avoir patience encore pendant quelques jours, parce qu'il devait, sans aucun doute, conclure à bref délai la paix avec le roi de France; il promettait aux députés génois, sur sa couronne, que la paix ne serait signée que si la Corse leur était rendue; ils devaient donc avoir bon espoir, car la paix ou la guerre leur conserverait la possession de cette île. Cette promesse arrêta les préparatifs que faisaient les Génois pour une expédition en Corse, d'autant plus qu'ils ne pouvaient guère s'entendre sur la nomination des chefs, et qu'Andrea D'Oria, à la suite de certains griefs, paraissait peu disposé à les appuyer avec sa flotte. A Bastia, Giorgio D'Oria, tant pour exercer ses troupes que pour les empêcher de languir dans l'oisiveté, envoya un jour un détachement de soldats d'élite avec Carlo Da Mare, qui s'était joint à eux, au Cap-Corse, au château ruiné de San-Colombano, que Monseigneur de Cros faisait relever, et où il entretenait, comme je l'ai dit, un peloton de Gascons. Mais cette expédition fut inutile, parce que les Français qui étaient dans le château se défendirent vigoureusement et repoussèrent les Génois, tant était grande la hardiesseque les soldats français avaient acquise pendant cette guerre. Loin de pouvoir enlever les positions des autres, Giorgio D'Oria faillit même pendant ces jours perdre la place dont il avait la garde.

Les Français avaient noué des intelligences dans la place de Bastia avec un certain Silvestro Romano, soldat appartenant a l'une des compagnies génoises.

Silvestro, sans considérer qu'il y avait une véritable folie à exposer à un pareil danger son honneur et sa vie, avait promis de leur livrer.la porte de la place un jour que presque tous les soldats, suivant leur habitude, seraient allés chercher des fascines. Au jour fixé, Antonio de Saint-Florent et quelques hommes choisis et prêts à tout entreprendre, après s'être déguisés en paysans, s'étaient rapprochés du bôurg de Terravecchia.

Ils se tenaient là, n'attendant plus que le signal pour s'avancer et s'emparer de la porte.

Mais l'intrigue avait été découverte, et il arriva tout le contraire de ce qu'ils avaient espéré.

Celui qui dirigeait le complot au nom des Français était le capitaine La Rochette, qui occupait avec sa compagnie le fort de Lota.

Celui-ci, après avoir reçu enfermée dans un poisson la lettre par laquelle Silvestro l'informait que tout était prêt, eut l'indiscrétion (défaut commun à la plupart des Français) de révéler la chose à plusieurs soldats, si bien que le complot fut connu d'un Espagnol réfugié qui était avec La Rochette.

Celui-ci, avec la promptitude que réclamait le danger, courut à Bastia et prévint Giorgio D'Oria qui fit aussitôt arrêter Silvestro.

Convaincu de trahison, Silvestro fut pendu. Ce fait eut lieu le premier mars 1559. Pendant le mois d'avril, Giordano Orsino arriva dans l'île avec de nombreuses galères et de nombreuses barques chargées de vivres, dont une partie était destinée à la Corse, et l'autre à Montalcino et à Grosseto, en Toscane.

Ce qui valait mieux pour les Français, c'est qu'il apportait dix-sept soldes pour les compagnies qui étaient dans l'île. Ce fut un grand soulagement pour les malheureux soldats qui avaient tant souffert. A son arrivée, Orsino ordonna que tous les capitaines des présides et des postes occupés allassent toucher leur solde à Ajaccio; il fit appeler également tous les créanciers créanciers corses qui avaient à recevoir de lui et des autres plus de trente mille écus pour les prêts qu'ils avaient faits en argent, en grain et en vin. 

Pendant que capitaines et créanciers étaient à Ajaccio, et que Giordano travaillait à régler ses comptes, arriva une nouvelle qui arrêta toutes les opérations militaires. Dieu, dont la bonté est éternelle (1), avait voulu que, par l'entremise d'Anne de Montmorency, grand connétable de France, les deux monarques, Henri et Philippe, conclussent enfin pendant le mois d'avril la paix dont on avait tant besoin. Pendant plusieurs années, cette paix avait été plutôt désirée qu'espérée, et les princes, comme je l'ai dit ailleurs, avaient eu à ce sujet de longues négociations. Voici en résumé quelles en étaient les conditions Les deux princes devaient oublier complètement toute haine et toute rivalité et s'unir par les liens d'une étroite parenté; le roi Henri promettait de donner en mariage au roi Philippe Elisabeth, sa fille aînée, avec une dot de quatre cent mille écus, de contracter également des liens de parenté avec Emmanuel Philibert, duc de Savoie, cousin et lieutenant du roi Philippe, en lui donnant en mariage Madame Marguerite, sa sœur, avec une dot de trois cent mille écus et la jouissance à vie du duché de Berti.

Les autres conditions étaient que les deux monarques feraient tous leurs pour amener la réunion d'un concile général, dans lequel on opérerait toutes les réformes nécessaires pour ramener la chrétienté a une vie sainte et parfaite, parce qu'elle était déjà corrompue par la funeste hérésie des Luthériens; que le roi de France rendrait au roi Philippe le comté de Charolais, réuni à celui de Bourgogne, Thionville, Marienbourg, Thuin et Montmédy en Italie, Valenza qui fait partie du duché de Milan, et les places qu'il occupait en Toscane et dans l'état de Sienne que le roi Philippe conserverait en Flandre, dans l'état où il se trouvait, Hesdin avec le village, patrimoine antique de ses aïeux, et que le roi de France renoncerait à toutes les prétentions qu'il pouvait avoir sur cette place; qu'Henri rendrait au duc de Savoie, à l'occasion de son mariage, tous les pays qu'il lui avait enlevés et qu'il occupait, à l'exception de Turin, Pignerol, Chieri, Villanova d'Asti, que le roi pourrait garder trois ans en attendant qu'on examinât les droits qu'il prétendait avoir sur ces places; mais toutes les autres places devaient être démantelées et le duc reconnu comme prince naturel le roi Philippe devait garder dans le Piémont Asti et Verceil jusqu'à ce que le roi de France eût rendu les places qu'il occupait.

D'un autre côté, le roi Philippe devait rendre au roi Henri  : Saint-Quentin, le Catelet, Ham et Thérouanne, mais démantelés; à l'évêque de Liège, Bouillon, et au dauphin Crèvecœur. 

Chacun des deux monarques s'engageait à rendre au duc de Mantoue ce qu'il lui avait pris, particulièrement dans le marquisat de Montferrat, avec faculté de raser toutes les fortifications; chacun pourrait retirer l'artillerie, les munitions et les vivres qui lui appartenaient dans les places qu'il devait rendre; quant aux sujets qui avaient suivi le parti de l'un ou de l'autre prince, on devait leur rendre leurs biens, confirmer leurs anciens privilèges, et leur accorder à tous un libre pardon, à l'exception des bannis de Naples, de Sicile et de Milan.

Les deux princes se confirmèrent encore l'un à l'autre les collations de bénéfices qui s'étaient faites pour raison de guerre, et on garantit à l'infant de Portugal, fils de la reine de France, qu'il pourrait jouir de la dot de sa mère et de ce qui restait des biens paraphernaux.

Pour ce qui regardait les Anglais, il fut convenu que le roi de France garderait Calais pendant huit ans, au bout desquels il rendrait librement cette place avec seize pièces d'artillerie, ce qu'il garantirait par une caution de cinq cents mille écus, et qu'en outre pendant cet espace de temps les hostilités cesseraient complètement entre les deux peuples.

Quant à ce qui concernait l'Angleterre et l'Ecosse, les Ecossais devaient raser les forts qu'ils avaient élevés sur leurs frontières contre l'Angleterre.

Il fut enfin convenu entre les princes que des commissaires désignés à cet effet détermineraient les frontières et autres choses semblables. 

Voilà pour ce qui regardait les pays étrangers; mais pour en venir au nôtre, le roi Philippe ne voulut point oublier ce qu'il devait aux Génois et il exigea que le roi Henri s'engageât à rendre la Corse sans démolir aucun ouvrage.

Le roi y consentit quoique regret, mais à condition qu'il pourrait retirer des places occupées l'artillerie, les munitions et les vivres, que les Génois vivraient désormais avec lui en bonne amitié, qu'ils accorderaient un libre pardon à tous les Corses qui avaient suivi le parti français et qu'ils ne pourraient ni directement ni indirectement user de ressentiment à l'encontre de leurs sujets de l'île de Corse, à l'occasion du service, quel qu'il soit, qu'ils pourraient avoir fait audit Roi et à tous ses alliés en cette guerre, mais qu'ils devraient en demeurer absous et quittes, et que chacun d'eux pourrait jouir de ses biens, sans que par voie de justice ni autre 

ou leur pîit demander aucune chose, ni aucunement les inquiéter.

Le roi de France s'engagea à rendre le premier les places désignées, mais sans donner d'otages; cette restitution devait commencer à s'opérer avant la fin du premier mois et être achevée à la fin du deuxième. Le roi d'Espagne ne devait commencer à rendre les places qu'un mois après que le roi de France aurait achevé la restitution, et il devait livrer comme otages quatre personnages au choix des Français.

Plusieurs pensèrent au sujet de cette paix qu'elle n'avait d'autre cause que le sentiment religieux la fin d'une guerre si terrible, et par conséquent de tous les maux qu'elle engendrait, leur paraissait être pour toute la chrétienté un soulagement, un plaisir, une joie, une satisfaction.

Mais d'autres qui, ayant l'expérience des choses passées, jugeaient plus sainement les choses présentes, estimèrent que la vraie cause de la paix avait été le besoin d'argent dans lequel se trouvaient les deux princes, et que la raison pour laquelle le roi Philippe avait obtenu tant d'avantages sur le roi de France, tenait, non aux alliances de famille qui furent contractées, mais a la captivité de tant de barons distingués que Philippe avait faits prisonniers en deux rencontres; le prix de leur rançon montait à une somme si élevée que le roi se trouvait fort embarrassé.

 

En effet, la guerre, à la longue, met bien des choses sous la dépendance de la fortune, et ce qui fait son importance, c'est moins la force des armes que l'abondance des ressources financières.

La nouvelle de la paix produisit une grande joie en Corse on pensait qu'elle serait plus solide que ne l'avait été la trêve précédente; car les trêves sont faites seulement pour différer les malheurs et la paix pour y mettre un terme.

Mais comme l'issue des choses est souvent contraire à nos désirs, les Corses, qui avaient soutenu précédemment le parti français, éprouvèrent un vif mécontentement en apprenant que la Corse était rendue aux Génois.

Il leur sembla que les magnifiques promesses du roi Henri aboutissaient à des effets fort minces, puisqu'après leur avoir mis les armes à la main pour combattre leurs anciens maîtres, il trompait ainsi leur espoir en les abandonnant.

Ceux qui se trouvaient à Ajaccio allèrent, fort effrayés, se plaindre à Giordano qui avait fait publier la nouvelle de la paix.

Giordano, quoique sachant fort bien à quoi s'en tenir, assurait sans perdre contenance que la Corse n'était pas rendue à Gênes, et affirmait avec les serments les plus solennels qu'il n'avait pas été informé de cette clause. Mais la chose se manifestait d'elle-même.

Giordano, qui n'avait pas encore achevé de payer les soldats, interrompit tout à coup le paiement des soldes; en outre, il fit attendre ceux des créanciers corses qui n'avaient encore rien reçu, il alléguait pour excuse que l'argent lui manquait.

Mais ses intentions n'étaient pas honnêtes; il sortait rarement, prétextant qu'il était en deuil de sa femme, Emilia Cesis, personne ornée des plus belles et des plus précieuses qualités, laquelle était morte en couches à Ajaccio, pendant le mois de décembre précédent, lorsque lui-même était à la cour.

Giordano niait pour deux raisons que la Corse dût être rendue aux Génois: la première, c'est qu'il craignait de n'être plus obéi pendant que l'ilc était sous son autorité; la seconde, c'est qu'il craignait quelque mUtinerie, et il n'avait pas tort d'en craindre une de la part des soldats français, qui n'avaient pas encore reçu leur solde entière, d'autant plus qu'il était d'une nation différente.

Un jour que nous nous trouvions tous deux dans l'embrasure d'une fenêtre, nous entretenant de la défiance dont il était l'objet, il me dit lui-même que dans les réunions et sur les places publiques les Français ne parlaient pas d'autre chose, et il ajouta qu'en toutes choses la fin est ordinairement mêlée de quelque amertume.

Quelque peu rassurés par les paroles de Giordano, les Corses étaient bien décidés faire tout ce qu'ils pourraient pour ne point retourner sous la domination des Génois; ils savaient qu'ils les avaient gravement offensés et se sentaient trop coupables envers eux pour consentir à se replacer jamais sous leur autorité.

Bien qu'ils eussent déjà, quelques jours auparavant, écrit à cet effet au roi des lettres fort suppliantes, ils décidèrent de lui envoyer encore deux ambassadeurs, qui furent Giacomo de la Casabianca et Marco d'Ambiegna; l'un avait déjà été autrefois chargé de négociations semblables l'autre était un vieux soldat plein d'expérience et parfaitement au courant des affaires de la cour.

Un grand nombre des Corses qui se trouvaient à Ajaccio leur firent une procuration au nom de l'île entière.

Néanmoins quelques autres qui connaissent mieux ce qu'exigeaient les convenances et la raison, déconseillèrent vivement une pareille démarche. Dans un entretien où je me trouvais seul avec Giordano, je jugeai à propos de lui faire des représentations à ce sujet.

J'étais étonné, lui dis-je, qu'il permît  que quatre ou six hommes qui avaient eu des grades dans les troupes françaises et qui craignaient, à cause de leur conduite notoire, d'être exposés à la haine et aux dénonciations, fussent cause que tous les Corses excitassent encore une fois dans les esprits déjà irrités des Génois un mécontentement qu'il faudrait ensuite chèrement expier.

C'était chose connue (et l'événement vérifia cette prévision) que, lorsqu'on reçoit des affronts, le dernier est toujours regardé comme le plus grave.

Giordano devait donc les avertir que, la paix étant conclue et les conditions arrêtées, leur démarche ne pouvait, à tout prendre, que'leur occasionner des frais et des dépenses, car on savait bien que dans une affaire d'une telle importance, ils ne seraient même pas écoutés.

J'ajoutai que Giordano, qui avait alors l'ile entière sous son autorité, aurait à rendre compte à Dieu, s'il n'empêchait pas que des populations innocentes, tenues en dehors de ce qui se passait, ne se rendissent coupables d'une nouvelle injure à l'égard des Génois qui devaient, disait-on, aux termes du traité, rester leurs maîtres et seigneurs la première révolte n'avait déjà que trop excité leur colère; elle serait punie, on pouvait s'y attendre, par les châtiments les plus rigoureux.

Voici ce que me répondit Giordano « Marc'Antonio, toutes vos raisons sont assurément excellentes mais je suis décidé, et cela pour des motifs graves, à laisser, à la fin de mon gouvernement, comme je l'ai toujours fait dès le principe et depuis, les Corses arranger leurs affaires comme ils l'entendront  

Je sortis après avoir entendu cette réponse que je communiquai aussitôt à tous les Corses.

Mais on ne m'écouta point, plutôt parce que j'étais regardé comme suspect que pour une autre raison; des particuliers se cotisèrent, pour fournir l'argent nécessaire, et les députés, s'embarquant sur un brigantin, déployèrent toute la diligence possible pour atteindre le but de leur voyage.

La clause du traité concernant la restitution de la Corse était donc parmi les Français douteuse et incertaine, ou plutôt tenue secrète, tandis qu'à Calvi, où le gouverneur était alors Marco Gentile, homme distingué, ainsi qu'à Bastia, à la suite d'informations fort précises arrivées de Gênes, on parlait publiquement de cette restitution comme d'une chose certaine. Néanmoins on passa tout cet été à attendre la notification officielle de la clause qui réglait le sort de la Corse, les Français refusant d'abandonner la possession de tout ce qu'ils occupaient alors dans l'île.

[Tels furent les événements qui eurent lieu pendant la guerre que se firent dans l'île de Corse le roi de France Henri et la République de Gênes, d'après ce que raconte notre compatriote Marc'Antonio Ceccaldi. Je puis moi-même certifier l'exactitude de son récit et l'appuyer de mon témoignage, parce que ces événements se sont passés de mon vivant comme du sien.

Ceccaldi, à cause de sa mort prématurée, s'est arrêté ici (son manuscrit semble du moins l'indiquer), et a laissé inachevée l'histoire de son temps, comme on le dira en son lieu.

Pour moi, qui avais l'intention de continuer son œuvre, autant que le permettaient mes forces, et de raconter les événements dont j'ai été témoin après qu'il eût cessé de vivre; qui, le jour comme la nuit, n'ai épargné ni peines ni fatigues pour transcrire d'abord le récit des événements anciens et des choses mémorables arrivées dans l'île, que nous a laissé Giovanni della Grossa et qui se trouve au commencement du présent ouvrage, puis l'œuvre de Pier Antonio Monteggiani, et en dernier lieu celle de Ceccaldi, je ne me suis pas fait faute, grâce à d'actives et continuelles recherches, d'ajouter à ce qu'ils ont écrit beaucoup de choses qu'ils avaient oubliées ou négligées ou racontées d'une manière inexacte comme pourra s'en convaincre quiconque voudra comparer leurs manuscrits avec la reproduction que j'en donne ici. 

Et pour reprendre le récit à l'endroit où l'a interrompu la mort de Ceccaldi, j'ajouterai que Giordano Orsino, parfaitement renseigné sur les clauses du traité, se tenait, comme je l'ai dit, renfermé dans sa maison, pour toute sorte d'excellents motifs.

Néanmoins, il encourageait, quoique sans sujet, à persévérer dans leur fidélité, tous les Corses qui avaient combattu au service du roi, en affirmant que tout ce que l'on disait relativement au traité était inexact.

Il entretenait ainsi en eux quelque espérance, d'autant plus que les ambassadeurs étaient partis depuis peu de temps.

Mais cet espoir fut de courte durée quelques jours plus tard huit galères françaises arrivèrent à Ajaccio et apportèrent la nouvelle positive de tout ce qui avait été conclu entre les deux monarques et l'ordre qui rappelait Giordano avec tous les officiers et tous les soldats français.

Ils apportaient en outre à Giordano, revêtue de toutes les marques d'authenticité, comme cela est d'usage en pareil cas, la commission qui le chargeait de rendre aux Génois toutes les forteresses soumises à son gouvernement, conformément aux articles stipulés dans le traité de paix.

Après avoir envoyé dans l'île à tous les officiers un avis écrit les invitant à se rendre au plus tôt à Saint-Florent, il s'embarqua sur les galères et se rendit lui-même dans cette ville où tous se trouvèrent réunis au bout de quelques jours].

 

Source : Gallica.BNF.

 

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