PASCAL PAOLI TRAVERSE L'EUROPE.
Vittorio Alfieri, qui devait plus tard lui dédier une de ses plus belles tragédies, Timoléon, d'inspiration patriotique, lui manifeste si sincèrement son admiration qu'il en est ému jusqu'aux larmes.
Paoli ne trouve autour de lui qu'appui et bienveillance.
La situation matérielle de ses compagnons d'infortune passe naturellement au premier plan de ses préoccupations.
On les reçoit partout avec considération et plusieurs d'entre eux décident de s'établir dans la région de Sienne où le souverain leur accorde, par un nouvel édit, de grands avantages.
D'autres préfèrent entrer au service du roi de Sardaigne.
Clément Paoli, le guerrier mystique, recherche, au contraire, le paisible isolement d'un couvent de Valombrosa.
Une dépêche de Livourne mentionne que le général, auquel un des négociants de la ville a remis 1.000 livres sterling, a distribué, avant de partir, une solde de quatre mois à tous ses compatriotes exilés.
Invité par le roi d'Angleterre, Paoli se met en route pour Londres le 15 juillet, en compagnie du comte Gentili, du baron de Grotheus et de l'abbé Guelfucci.( L'abbé Bonfiglio Guelfucci, de l'Ordre des Servites, devint par ses talents et ses vertus, secrétaire du général.)
Il fait d'abord halte à Bologne, puis se dirige vers Mantoue pour y rencontrer l'empereur d'Autriche Joseph II.
Cette nouvelle est confirmée par le Wienerisches Diarium, le journal de Vienne du 21 juillet, qui indique que Paoli a obtenu une audience particulière de Sa Majesté, en présence du comte de Rosenberg.
Le R. P. Bettinelli, qui a pu approcher le général, nous donne quelques précisions sur ce séjour dans la cité lombarde :
« M. Gentili, capitaine au régiment autrichien, accompagne presque toujours Paoli à la promenade, aux visites, à la conversation du soir, au théâtre, etc...
« Ils attendent, disent-ils, des lettres pour partir, et je crois que les nouvelles de Londres les intéressent plus que tout le reste.
« L'argent ne manque pas.
Une lettre de change ouverte et illimitée est avouée de nos Juifs.
La noblesse se fait un honneur de le servir, mais il n'a dîné qu'une fois hors de l'auberge, s'excusant même d'aller à la table d'Etat, à l'occasion du passage de l'archiduchesse Marie-Antoinette qui, en 1770, épousa Louis XVI alors Dauphin de France.
« Ce fut à cette occasion qu'on reconnut les sentiments de la Cour de Vienne sur son compte, car l'empereur lui fit dire qu'il souhaitait de le voir, lui donna deux audiences fort longues, et on vit tous les premiers seigneurs de la Cour courir à l'auberge, le traiter d'Excellence et l'honorer de toutes manières.
« Je sais sûrement que la princesse lui fit dire qu'elle souhaitait de le voir :
- à peine fut-il dans l'antichambre qu'il fut introduit.
La princesse vint au-devant de lui et lui parla pendant un quart d'heure avec beaucoup de bonté.
Tout cela, joint aux deux audiences qu'il a eues du grand-duc à Florence, fait voir qu'il serait encore mieux traité par la Maison d'Autriche dans d'autres circonstances.
L'empereur dit :
« Allons voir le Thémistocle de notre siècle. »
« Il demanda souvent au théâtre où était de Paoli, et une dame ayant loué un musicien en disant :
« Questo è un bravo uomo »,
Sa Majesté reprit :
« Questo è un bravo musico ma quello è un bravo uomo », en montrant la loge où était de Paoli.
« Après cela, peut-on croire ce qu'on attribue à l'empereur, que de Paoli a plus aimé sa gloire que sa patrie ? »
Un correspondant écrit de Mantoue que Paoli a quitté la ville le vendredi 28 juillet après-midi pour Vérone, où le comte Arco et le marquis Jérôme Canossa lui ont montré les curiosités locales.
A Vienne, le général est fêté par la Cour et le peuple.
Il traverse ensuite les Etats allemands.
« Le général Paoli, annonce-t-on de Munich, est arrivé ici, mercredi dernier, le 9 août, dans la matinée, avec trois compagnons de voyage.
« Il est descendu à l'Auberge du Cerf d'Or, chez M. Stürzer.
« Il a visité Nymphenburg et, jeudi matin, il a continué sa route vers Augsbourg.
Bien qu'il ait donné un nom d'emprunt et évité tout ce qui aurait pu le faire reconnaître, il a cependant été identifié.
« Son brusque départ a mis un terme à la curiosité et à l'attroupement du peuple qui voulait voir cet homme célèbre. »
Le Wienerisches Diarium publie aussi ce communiqué de Francfort :
« Le 15 août, quelques seigneurs étrangers, venant d'Italie, sont arrivés dans cette ville par bateau et sont descendus à la fameuse Auberge du Prince Charles.
Nous avons appris, de source sûre, qu'il se trouve parmi eux le général Paoli, et dans sa suite le comte Gentili, l'abbé Servisio et son secrétaire.
Ils ont vu non seulement l'hôtel de ville, la Bulle d'Or, l'église Saint-Barthélemy, l'arsenal mais aussi tout ce qui était digne d'intérêt dans notre cité.
« Bien que le général ait tenu au plus strict incognito, l'afflux des gens qui désiraient l'approcher était tel qu'ils le suivaient partout.
Tous ceux qui ont eu l'honneur de s'entretenir avec ce général, ne se lassent pas de louer les manières affables de ce grand héros.
Hier soir, vers 7 heures, ils sont partis par voie d'eau dans un yacht.
On suppose qu'ils se rendent en Angleterre, par Cologne et la Hollande. »
A Francfort, où il a été l'hôte du banquier Johann Philipp Bethmann, Paoli a rencontré un jeune homme au nom encore peu connu :
Johann Wolfgang Gœthe.
Dans son ouvrage autobiographique Poésie et Vérité, le grand écrivain nous livre ses impressions :
« La Corse était restée longtemps le point de mire de tous les yeux.
Lorsque Paoli, hors d'état de pour- suivre sa patriotique entreprise, traversa l'Allemagne pour se rendre en Angleterre, il gagna tous les cœurs.
« C'était un bel homme, svelte, blond, plein de grâce et d'aménité.
Je le vis dans la famille Bethmann, où il séjourna quelque temps et où il accueillit avec une gracieuse amabilité, les curieux qui se pressaient autour de lui. »
Quelques jours après, Paoli arrive en Hollande.
Les habitants semblent alors retrouver la fougue qui les avait libérés du joug espagnol.
« L'empressement du peuple pour le voir est fort grand, écrit le ministre français à La Haye.
M. le Prince Stathouder l'a dit-on, fort festé à sa maison de campagne. »
Certes, en raison de récents démêlés avec la France, les autorités pensent qu'il faut agir avec prudence, mais discrètement, elles laissent la population donner libre cours à son enthousiasme.
Le Mercure Historique et Politique nous fournit de précieux détails sur le séjour de Paoli à La Haye :
« Le général, après être passé d'Utrecht à Amsterdam d'où il s'était rendu à Loo et avait eu l'honneur d'y dîner avec Leurs Altesses Sérénissimes et Royales, le 31 du mois dernier, est arrivé ici le 5.
« Pendant que nous avons été honorés de sa présence, il y a eu chaque jour à l'hôtel nommé « Le Parlement d'Angleterre » où le général logeait, une infinité de personnes de différentes conditions pour voir cet homme célèbre et plusieurs même qui ont été introduites dans la chambre, en sont sorties également enchantées de ses politesses.
« Mais s'il a reçu tout le monde avec cette affabilité qui lui est si naturelle, sa grande modestie et sa prudence consommée ne lui ont pas permis de se donner en spectacle.
Aussi ne l'a-t-on vu ni à la parade ni à la comédie.
Il a dîné une fois à la campagne de M. le comte de Bentinck, seigneur de Rhoon, deux fois à celle de M. le chevalier Yorke, ambassadeur d'Angleterre, qui l'a eu encore à souper, et une fois chez M. le comte d'Acunha, ministre du Portugal, ayant été traité partout sur le pied d'un simple étranger de distinction, sans aucun des honneurs publics qui auraient été dus à sa dignité, si le sort ne l'en eût dépouillé — mais révéré d'un chacun, en particulier :
« comme un de ces hommes qu'on ne trouve plus que dans les Vies de Plutarque. »
Le Mercure Historique et Politique nous apprend également que le comte Gentili et le baron de Grotheus, officiers de mérite, l'un Corse, l'autre Hanovrien, ont gagné l'estime de tous ceux qui ont eu l'occasion de faire leur connaissance et particulièrement des francs-maçons de l'Indissoluble.
Sous leurs auspices, ceux-ci ont été gracieusement reçus par le général Paoli à qui ils ont adressé le discours ci- après :
« Il est impossible de trouver des expressions assez énergiques pour témoigner à votre Excellence la joie que nous ressentons en ce fortuné moment, où nous avons le bonheur de lui rendre l'hommage de notre admiration et de nos respects.
« Digne Protecteur de la Liberté des Corses, vous rappelez à nos cœurs sensibles et reconnaissants le souvenir chéri de l'auguste fondateur de la nôtre ; et si les généreux efforts qu'on vit consacrer à celle de votre patrie, n'ont point eu le même succès, vous n'en avez pas acquis moins de gloire.
« La part que nous prenons, en qualité de républicains, est d'autant plus vive que nous tous, qui sommes ici, avons encore l'avantage d'être membres d'un ordre qui ne respire que la vertu, la paix, l'union et l'amitié fraternelle dont la liberté et une parfaite égalité sont les bases et qui se fait un devoir particulier de vénérer tous les grands hommes.
« Daignez, Illustre Héros, agréer le tribut que nous venons vous offrir, avec celui des vœux que nous adressons au grand Architecte de l'Univers, pour votre constante prospérité et pour la réussite de vos justes entreprises.
S'ils sont exaucés, vous serez le plus heureux de tous les mortels. »
Un compliment en vers accompagnait ces aimables paroles :
« Illustre défenseur de la Corse opprimée,
Généreux Paoli, de qui la renommée,
Dans trois lustres, à peine, eut assez de cent voix,
Pour exalter le Nom, les Vertus, les Exploits :
En vain le sort barbare, inconstant et volage,
Replonge ta Patrie au sein de l'esclavage,
Et détruit d'Edifice élevé par ta main,
A cette Liberté si chère au genre humain,
Tu l'osas entreprendre ! Il suffit à ta gloire !
Oui ! tes nobles efforts, consacrés dans l'Histoire
A l'admiration de la Postérité,
T'ont mérité le prix de l'Immortalité ! »
Avant de quitter la Hollande, Paoli rend visite au professeur Burmann, à sa maison de campagne, près de La Haye, et passe quatre heures avec ce brillant érudit qui avait d'ailleurs composé un poème en son honneur.
Pierre Burmann (1714-1778) était professeur de philosophie, d'histoire, d'éloquence et de langue grecque à l'université d'Amsterdam.
Son frère Jean Burmann (1707-1780) y enseignait la botanique.
Auteur du texte : Dominique Colonna.
Le Vrai visage de Pascal Paoli en Angleterre.
Source : Gallica. BNF.