GRISCELLI : ESPIONNAGE À FLORENCE.
GRISCELLI :
ESPIONNAGE À FLORENCE.
Pendant mon séjour en Vénétie, j'eus l'honneur de voir plusieurs fois le comte de Chambord, son neveu le prince Robert de Parme, son beau-frère, le duc de Modène, et tous, je dois le dire, me reçurent toujours avec bienveillance, surtout quand ils apprenaient que j'avais joué quelques bons tours aux Piémontais.
L'année de 1866 marchait à pas de géant et l'on s'attendait tous les jours à être attaqué par Victor- Emmanuel.
Le major Tolozzi, officier garibaldien, n'écoutant que son courage, se jeta, en effet, avec une poignée de chemises rouges dans le Tyrol en passant par le Stelvio, mais, n'ayant pas été soutenu par les siens, il fut écrasé.
Cette attaque des Garibaldiens ouvrit un nouveau champ aux journalistes.
Ceux du ministère piémontais (qui subissaient la pression française) soutenaient que le parti avancé voulait fournir des armes à l'Autriche et la forcer à violer le traité de Villafranca en marchant sur Milan.
Les journaux républicains attaquaient sans cesse le gouvernement, parce qu'il laissait dans les fers de l'étranger les Vénitiens, leurs frères.
Des rapports de quelques agents que nous avions à Turin et à Florence signalaient un mouvement inusité au ministère de la Guerre et dans le comité garibaldien.
Les journaux mêmes laissaient entrevoir la rentrée en campagne de l'armée, sur les bords du Pô.
Tous ces bruits finirent par prendre tant de consistance à Vienne que le ministre de la Guerre écrivit directement au gouverneur de s'assurer des faits et de lui en adresser un rapport officiel.
Le lieutenant de l'empereur m'appela, un soir, dans son palais et me chargea de partir immédiate- ment pour Florence.
Je ne devais rien écrire au hasard ;
je ne devais parler que de ce que j'aurais vu et touché ;
mes lettres ne devaient être confiées qu'à des personnes qu'il m'enverrait lui-même de Venise, tous les dimanches, et les dimanches où je n'avais pas de faits positifs à signaler, je devais dire seulement :
Rien de nouveau.
Avec la pratique que j'avais de certaines affaires et avec ces instructions, le lecteur comprendra que je devais tout employer pour découvrir ce qu'il y avait d'officiel dans les articles des journaux et dans les rapports des agents secrets.
En sortant du cabinet, le gouverneur baron de Tanneberg me donna 1000 florins (2500 francs) et une lettre de crédit de 2000 florins (5000 francs) sur la maison Fenzi, banquier, place des seigneurs n° 1 à Florence.
— Voila pour rester quelque temps à Florence.
Allez à Milan, à Turin, à Gênes, à Naples, s'il le faut pour savoir la vérité.
— Excellence, lui dis-je, je ferai tout mon possible pour que vous soyez content.
Mais je crois que ce que j'ai de mieux à faire, c'est de rester à Florence où siège le gouvernement.
Tout ce que je pourrais apprendre ailleurs n'aurait de valeur officielle que si la chose avait passé par les bureaux ministériels.
— Agissez comme il vous plaira, répondit le baron Tanneberg, mais où dois-je vous envoyer l'agent dimanche ?
— Dimanche, que l'agent se trouve, à midi précis, sous le dôme de la ville près le baptistaire.
Il me reconnaîtra à ces mots :
Qui aurait dit ça? que je prononcerai en passant à sa gauche.
Deux jours après je me promenais avec indifférence au milieu de la foule qui affluait aux Cascines, magnifique promenade le long de l'Arno, à quelques pas de la ville.
Je m'étais logé Via Calsaioli n° 17, je dînais à table d'hôte à l'hôtel de l'Etoile et je prenais mon café (pour lire les journaux français) au grand Café de l'Etoile de l'Italie en attendant les événements.
Quelques hommes politiques que j'avais vus ne m'avaient appris que ce que je lisais tous les jours dans les journaux quotidiens.
Deux pensées m'obsédaient :
la première, de m'introduire dans les bureaux du ministre de la Guerre ;
l'autre de me créer une relation auprès de Cairoli, député, colonel et l'âme du héros de Caprera.
Je connaissais bien Crispi, mais je le savais trop discret pour me confier quelque chose de grave, à moi qui n'avais jamais servi dans son parti.
Je connaissais également le général Pettinengo, ministre de la Guerre, avec lequel j'avais été lié pendant le ministère Cavour où il était chef du matériel de la guerre sous le ministre Fanti; mais on va pas chez un ministre de la Guerre de but en blanc lui dire :
Montrez-moi vos plans de campagne.
Il y avait déjà un mois que j'étais à Florence et j'avais dit déjà trois fois :
Rien de nouveau.
Un soir, dans le grand Café de l'Etoile d'Italie, à la table où j'étais, prirent place un jeune officier et trois messieurs vêtus en civils.
Ils étaient un peu échauffés par la boisson.
Un des bourgeois donna un démenti et un soufflet à l'officier;
ses deux compagnons, au lieu de le blâmer, l'approuvèrent.
Je leur dis qu'ils étaient des misérables de se mettre trois contre un.
Celui qui avait donné le soufflet allongea sa main pour m'en faire autant ;
un coup de canne sur les doigts, un autre sur la tête le firent tenir à distance.
Des messieurs, des officiers s'approchèrent en demandant le motif de la querelle.
Le jeune sous-lieutenant, se voyant entouré des officiers, ses amis, tira son sabre pour tuer celui qui l'avait souffleté.
Mais ses amis l'en empêchèrent.
Le brouhaha alors devint général.
Deux gardes de sûreté, conduits par un officier de police, vinrent pour nous arrêter.
Tous les gens du café s'y opposèrent en disant :
— Nous empêcherons l'arrestation si on ne nous en dit le motif.
Il y a eu des soufflets, des coups de canne donnés, c'est vrai, mais ce sont des hommes à s'arranger autrement que devant la police.
L'officier de police s'adressant alors à moi, comme au plus âgé des quatre, me demanda de lui raconter comme l'affaire s'était passée.
Aussitôt que j'eus fini, tous les officiers présents me donnèrent la main.
Le bourgeois qui avait souffleté l'officier fut arrêté, les autres, moi compris, donnèrent leurs noms à l'officier de police.
L'officier qui avait été souffleté s'appelait Cristofini et il était secrétaire particulier du ministre de la Guerre.
Lorsque la police fut partie et que le calme fut rétabli, le jeune sous-lieutenant Cristofini me remercia ;
les deux autres bourgeois, qui étaient des négociants de Pistoia, lui firent des excuses publiquement et le prièrent de faire sortir de prison leur ami qui appartenait à une bonne famille et que la boisson seule avait pu pousser à commettre un acte que ses antécédants condamnaient.
Le souffleteur fut mis en liberté le lendemain.
Le jeune secrétaire et moi nos devînmes inséparables.
Aussi le cinquième dimanche, l'agent du baron Tanneberg put porter au gouvernement un rapport circonstancié sur les préparatifs que le gouvernement italien faisait pour attaquer l'Autriche dans son quadrilatère.
Le parti d'action engageait clandestimment des hommes et les dirigeait sur Como et sur Pescara.
Dès qu'il crut être en force pour attaquer et pour forcer la main au ministère, les colonels Corte et Cairoli présentèrent à Pettinengo, ministre de la Guerre, un plan de bataille et lui demandèrent si le gouvernement du roi voulait, oui ou non, y coopérer avec l'armée régulière.
Ce plan militaire (dont une copie que j'avais faite de mémoire après l'avoir lu et examiné, était déjà entre les mains du Cabinet de Vienne) portait :
« Attaque de la Vénétie.
« Le premier corps d'armée passera le Pô à Polesella, marchera sur Padoue et coupera le chemin » de fer entre Venise et Vérone.
« Le deuxième corps d'armée passera le Mincio à Valleggio, marchera sur Villafranca et coupera le chemin de fer entre Vérone et Mantoue.
« Le troisième corps d'armée fera le tour du lac de Garde, marchera sur Sora et coupera les communications entre Vérone et Trente.
« Le quatrième corps partira de Côme et entrera dans le Tyrol par le Pas du Cheval en marchant sur Bolzano.
Si le gouvernement nous seconde, il enverra sa flotte dans la mer Adriatique.
Devant la sommation faite par les deux lieutenants de Garibaldi, le ministre de Florence aima mieux accepter la guerre avec l'Autriche que la guerre avec la Nation.
Alors on fit des préparatifs formidables et le traité d'alliance avec la Prusse fut conclu.
Le gouvernement italien appela toutes les réserves, organisa l'enrôlement volontaire dans toutes les communes et décréta un impôt forcé de 700 millions de francs pour les frais de la guerre.
Le dimanche qui suivit tous ces préparatifs, le factotum autrichien répondit aux mots :
« Qui aurait dit ça ? »
par ceux-ci :
« Quittez, ce soir, et venez. »
En sortant de l'église, je courus chez le banquier Fenzi pour toucher mon argent et le soir même je passai le Pô, dans une barque, à Brescello, au lieu de le passer sur le pont de bateaux entre Lago Oscuro et la Madalena.
Lorsque j'arrivai à Venise que je n'avais pas vue depuis sept mois, l'année 1866 commençait au milieu des bruits de guerre, de traités, de déclarations de neutralités, etc.
Chaque puissance faisait parler d'elle par des notes officielles.
Le lieutenant de l'empereur, baron Tanneberg, et le chevalier Frank, chef de la police, me félicitèrent de ma mission en m'annonçant que le ministre de la Guerre à Vienne avait ordonné (en recevant le plan de campagne italien) qu'on me donnât une gratification de quatre cents florins (1000 fr.)
Source : Gallica. BNF.
Photo : FLORENCE Le roi Victor-Emmanuel II en 1866 au Palais Pitti. Illustrated London News