AJACCIO : SARCOPHAGE DU BON PASTEUR.
Sarcophage du "Bon pasteur". IIe siècle. Ajaccio. Sarco- fagu dettu di u « Pastore bonu ». IIdu seculu. Aiacciu
AJACCIO : SARCOPHAGE DU BON PASTEUR.
La découverte en Corse d'un sarcophage orné des génies des quatre Saisons, accompagnés du « Bon Pasteur » et de Dionysos, présente un grand intérêt par son symbolisme qui le place à la limite des sources d'inspiration de l'iconographie chrétienne.
Il fut exhumé, le 2 Juillet 1938, lors de travaux de terrassement dans le quartier au nord d'Ajaccio, en bordure du Cours National prolongé, à peu de distance des pentes de Castel-Vecchio.
Ce quartier, qui porte le nom de vallée Saint-Jean, précéda la ville actuelle d'Ajaccio, créée par les Génois en 1492, et marque l'emplacement de l'agglomération romaine, qui est connue par les découvertes de sépultures et de monnaies faites au siècle dernier.
La chapelle Pugliesi-Conti, au pied de laquelle était le sarcophage, passe pour avoir été construite sur le chœur de l'ancienne cathédrale d'Ajaccio.
L'absence de couvercle, les fêlures anciennes du marbre qui fut réparé avec deux crampons de fer, dont l'un est encore apparent, le hasard de la mise au jour dans un chantier, dont la stratigraphie n'a pas été étudiée sur-le-champ, sont autant de causes qui ne permettent pas de savoir s'il se trouvait au lieu d'inhumation primitive ou dans un terrain anciennement remanié.
Cependant, les travaux de terrassement ont produit de nombreux fragments de tuiles plates, avec une grande quantité d'ossements, et des monnaies romaines (petits bronzes), qui ont été dispersées avant d'avoir pu être étudiées.
Le sarcophage aurait été orienté ouest-est et l'intérieur de la cuve présentait des traces de chaux.
Il mesure 1,85 m. de longueur sur 0,55 m. de hauteur et autant de largeur, et est en marbre de Carrare.
Le groupe central représente le défunt, revêtu du pallium, dans une pose habituelle à partir du IIIe siècle, debout, devant une draperie que tendent derrière lui deux génies ailés et nus, la chlamyde rejetée derrière les épaules et agrafée sur la poitrine.
Cette draperie, formant « rideau de fond », isole le défunt du monde extérieur.
Elle est destinée à montrer qu'il vit désormais séparé des mortels dans le monde des dieux, et la valeur symbolique de ce voile, n'a cessé de subsister de l'époque antique à l'époque chrétienne, qui en a fait le manteau des « Vierges de miséricorde ».
Les génies « porte-voile » tiennent de la main libre une corbeille de fleurs ou de fruits, symbole d'abondance, qu'ils élèvent à hauteur du rebord de la cuve, dans la même attitude que les génies des Saisons, de type identique :
- cette répétition d'un même geste (le dernier personnage tient un lièvre à, la place d'une corbeille) produit une sorte de « compartimentage » à intervalles réguliers, qui peut être considéré comme un prototype de l'arcature des sarcophages à colonnade du IVe siècle.
Le défunt, le coude replié sous le pallium, désigne des deux doigts de la main droite l'extrémité d'un volumen roulé, qu'il tient de la main gauche.
A ses pieds, à sa gauche, perché sur un petit autel, un oiseau — dont il est difficile de préciser la nature — la tête levée vers le défunt, semble le fixer du regard.
On retrouve un oiseau semblable, les ailes également repliées, perché sur un autel élevé comme une colonne, dans un sarcophage du IIIe siècle trouvé à Sainte-Marie-des-Chaînes à Lyon et provenant peut-être des Aliscamps arlésiens ;
- l'oiseau accompagne le défunt, au pied duquel est un faisceau de volumina roulés.
C'est dans cette même attitude, debout sur un rocher, le regard fixé vers le soleil, la tête auréolée de rayons, qu'est figuré le phénix sur une mosaïque d'Antioche datant du Bas-Empire.
Il est difficile, en effet, de voir dans ces deux bas-reliefs la représentation de la colombe, et il semble que l'on doive identifier cet oiseau haut perché avec le phénix.
Peu aisé à distinguer de la colombe, quand il a les ailes repliées, il se confond, par contre, avec l'aigle, les ailes déployées :
- c'est le phénix, dans cette dernière attitude qui serait représenté sur un sarcophage romain réutilisé à l'époque chrétienne et dont les bas-reliefs des Saisons furent bûchés.
Le phénix paraît dans de nombreux bas-reliefs funéraires de Belgique et de Germanie.
Sur les sarcophages chrétiens, il accompagne, perché sur un palmier, l'apôtre saint Paul dans la scène de la « remise de la loi » par le Christ.
Sa représentation sur les mosaïques d'édifices religieux, à Saints-Côme-et-Damien et à Sainte-Praxède, ne permet pas de douter de son identification et de son sens symbolique, à l'époque chrétienne.
Il traversera le Moyen Age et fera partie du « Bestiaire » des églises romanes et gothiques.
Le symbolisme du phénix, qui renaît de ses cendres, est, en effet, connu par les textes littéraires dès la fin du Ier siècle :
- saint Clément, pape, y voit le symbole de la résurrection, et, peu après lui, Tacite raconte sa légende, venue d'Orient, où l'on disait que le phénix « enlève le cadavre de son père et le porte sur l'autel du soleil où il le brûle ».
La présence de cet oiseau, dont le symbole appartient à la religion païenne comme au christianisme, répond donc à une croyance religieuse.
Mais il est remarquable de noter que, dans les deux sarcophages d'Ajaccio et de Lyon, où il est perché sur un autel face au défunt, celui-ci est représenté tenant en mains ou ayant à ses pieds un volumen, et que, dans les sarcophages chrétiens où figurent les Apôtres, le phénix est l'attribut de saint Paul, le théologien qui avait été le disciple du docteur de la Loi Gamaliel et que le Moyen Age représentera le plus souvent avec un livre, en souvenir de sa mission d'évangélisation des Gentils.
Le port du volumen caractériserait l'exercice de la profession « intellectuelle » du défunt, le livre étant non pas le livre du destin, mais bien le « livre en soi, symbole. de la poésie, de la littérature, de la science, de la philosophie, du savoir ».
La présence du phénix, en ce cas, est-elle le fait du hasard ou faut-il conclure, selon cette ingénieuse hypothèse, que l'oiseau immortel, symbole de la vie éternelle, marquerait la quasi - héroïsation du mort qui s'est dégagé, par sa profession intellectuelle, de la bassesse terrestre pour entrer dans l'éther divin ?
C'est le même symbole de la félicité céleste que révèle l'inter- prétation des autres mythes du sarcophage.
Le cycle des quatre Saisons est, en effet, lié à l'idée de l'éternité et du renouvellement de la nature, et c'est à cette croyance de la vie et de la joie au delà de la mort qu'est dûe la fréquence de ce thème dans l'art funéraire depuis le IIIe siècle.
Les génies des Saisons sont représentés comme des enfants nus et ailés, la chlamyde découvrant le corps, simplement agrafée sur la poitrine, les cheveux bouclés et bouffants.
La frange inférieure de leur manteau forme derrière eux, dans le bas du sarcophage, une ligne ininterrompue qui continue celle du voile tendu derrière le défunt et semble avoir la même signification symbolique. La même disposition se retrouve dans le sarcophage de Dionysos et des Saisons, conservé au Musée des Thermes, qui a, comme nous le verrons, de grandes analogies avec celui-ci.
Les attributs des génies sont conformes à l'iconographie courante à cette époque.
On les retrouve identiques dans les bas-reliefs de l'arc de Constantin et dans le sarcophage de Junius Bassus, au Vatican, daté de 359.
L'ordre des Saisons n'a rien d'invariable.
Parfois, l'artiste a développé le thème de la moisson ou celui de la vendange, donnant ainsi plus d'importance à l'été ou à l'automne.
Dans le sarcophage d'Ajaccio, le cycle commence par le Printemps, placé à la suite du Bon Pasteur qui est en tête de la frise;
- le génie de cette saison porte un chevreau, attribut du Printemps, sur l'arc de Constantin et dans des sarcophages païens et chrétiens.
L'Eté, accompagné du taureau couché à ses pieds, tient dans la main gauche une faucille.
A droite du groupe central, l'Hiver porte un rameau de feuillage verdoyant et est accompagné d'un petit amour ayant en mains un canard, symbole de cette saison.
Le cycle se termine par la figure l'Automne, élevant d'une main la corbeille et de l'autre un lièvre, de la vendange, ayant à ses pieds la panthère et tenant d'une main la grappe de raisins et de l'autre le thyrse, et par le génie ailé de l'Automne, élevant d'une main la corbeille et de l'autre un lièvre, à la hauteur des petites corbeilles qui compartimentent la frise.
Peut-être l'artiste a-t-il voulu marquer une opposition entre le printemps et l'automne pour désigner le commencement et la fin de la vie ?
Dans ce cas, Dionysos, accompagnant l'automne, répondrait au « Bon Pasteur », qui est associé au printemps et ouvre le cycle des saisons.
La figure du « Bon Pasteur », toute différente de celles des Saisons et de Dionysos, est représentée sous les traits d'un enfant, les cheveux ras, vêtu d'une tunique à manches serrée à la ceinture, la pèlerine rejetée sur l'épaule droite, chaussé de brodequins.
Elle est conforme au type du Bon Pasteur chrétien qui figure dans les fresques des catacombes dès le IIe siècle — à tel point qu'on a pu dire de représentations semblables que l'Hermès criophore avait été influencé par le Bon Pasteur chrétien, à la suite d'une sorte de choc en retour.
A le considérer en lui-même, rien, en effet, ne permet de le différencier du « Bon Pasteur » christianisé :
- il porte la brebis sur les épaules, ayant à ses pieds une autre brebis qui tourne la tête vers son maître et son chien qui jappe en sautant.
Mais c'est une figure semblable qui paraît sur des bas-reliefs incontestablement païens, où le groupe des Trois Grâces est associé aux quatre Saisons, symbole des forces fécondantes de la nature et du paradis voluptueux de l'au-delà :
- dans les sarcophages du Casale Simone à Rome et de Sainte-Marie-du-Zit, au Bardo de Tunis, où le « Bon Pasteur » est lui-même une des Saisons, l'Hiver.
C'est également en association avec les Saisons qu'il est représenté sur le sarcophage déjà cité des Thermes, dans lequel le groupe central est consacré à Dionysos, accompagné de la panthère et soutenu par un faune.
Sa place, à Ajaccio, en tête du cortège des Saisons, où figure également Dionysos, lui donne, comme à cette divinité, un rôle funéraire.
Et c'est par ce caractère de divinité chtonienne, qu'il partage avec Dionysos, assimilé à Sabazius et à Hadès, qu'Hermès aura le privilège d'accompagner l'âme des morts, en qualité de « Psychopompe ».
Il est honoré comme un dieu de la mort et de la régénération et est assimilé à « Attis criophore », dans les statuettes de Myrina et de Rimât, près de Sidon, et figuré sous la forme d'un enfant criophore sortant du cyprès, sur le bas-relief de l'autel du Capitole.
Dieu solaire, l'Hermès criophore ou « Bon Pasteur » préside au réveil de la nature.
Il accompagne le Printemps — c'est à l'équinoxe de Mars que l'empereur Claude avait fixé la date des fêtes instituées en l'honneur d'Attis — et sa place, à l'extrémité de la frise du sarcophage, a la même valeur symbolique que la représentation d'Attis, dans les frises de sarcophages hellénistiques ornés de la légende de Phèdre et Hippolyte, de Diane ou des travaux d'Hercule.
Le sarcophage d'Ajaccio, datant sans doute de la seconde moitié du IIIe siècle, n'offre donc aucun signe qui soit positivement chrétien.
Il appartient à une époque qui montre une grande prédi- lection, dans la peinture comme dans le bas-relief, pour les thèmes de vie pastorale et rustique mis à la mode par l'art alexandrin.
Ses scènes, neutres et « laïques », pourrait - on dire, ne présentaient rien qui pût choquer les chrétiens.
Elles font la transition entre les légendes mythologiques de la religion païenne et l'illustration de la Bible et du Nouveau Testament.
Une telle inspiration, est l'indice d'un « climat favorable au christianisme », qui a fait pénétrer dans le monde antique la croyance à la libération de l'âme et à la béatitude dans l'éternité céleste.
La persistance du symbolisme païen, plus ou moins vidé de sa substance, ne doit pas cependant interdire a priori de supposer qu'une communauté chrétienne ait pu s'en accommoder et accorder à certains thèmes iconographiques, comme le Bon Pasteur, une signification en rapport avec les paraboles de l'Evangile.
La représentation des Dioscures, figurés sur les sarcophages présumés païens de Tipasa et de Pise, décore un sarcophage incontestablement chrétien, découvert en 1844 aux Aliscamps arlésiens — le sarcophage de la dextrarum junctio, dont les petits côtés sont ornés de scènes chrétiennes ;
- et nous savons, par l'épitaphe figurée d'Urbino, que, même dans un atelier de marbrier chrétien, étaient en vente des tombes de type commercial, sans caractère chrétien.
Le problème, qui ne peut être résolu par le déchiffrement de la symbolique du sarcophage d'Ajaccio, se réduit donc à un problème d'histoire et est lié aux origines mêmes du christianisme en Corse.
Or, l'île n'a fourni aucun document paléo - chrétien ; le seul sarcophage découvert à Ajaccio, à peu de distance de celui-ci, à la Punta di Tralaveto, près du Campo di Loro, représente des scènes de chasse, de même époque, qui n'ont aucun caractère chrétien.
Nous sommes peu renseignés sur les premiers évêchés de la Corse ;
- si l'île reçut, au Ve siècle, un certain nombre d'évêques exilés par Hunéric, en 601, le pape saint Grégoire le Grand se plaint que les cités d'Aléria et d'Ajaccio soient depuis longtemps sans évêque.
D'autre part, le récit du martyre de sainte Julie de Carthage, patronne de l'île, mise à mort en Corse après la paix de l'Eglise, n'est pas de nature à nous faire supposer que la religion chrétienne ait été très répandue à cette date dans l'île.
Cette légende paraît se rattacher, comme celles de sainte Restitute, honorée dans la région de Calvi, et de sainte Dévote, patronne de Monaco, qui aurait été martyrisée à Ajaccio sous Dioclétien, à un rite de barque cultuelle, ou « char naval », portée ou incendiée sur la plage, dont les données historiques sont sans fondement.
Fernand BENOIT.
(Extrait des « Mélanges d'Archéologie et d'Histoire », publiés par l'Ecole Française de Rome, T. LVI (1939).
Source : Gallica. BNF.