Photo : Bertocchini Frederic.

Photo : Bertocchini Frederic.

Depuis des temps immémoriaux, en Corse, dès qu'un homme commet un meurtre, son premier mouvement est de prendre le maquis.

Il a la certitude de s'y trouver en parfaite sécurité.

C'est ainsi que, par la force des choses, il était appelé à devenir bandit.

Toutes sortes de considérations morales expliquent cette transformation : le sentiment séculaire, tout d'abord qu'il n'y a pas de «justice juste », auquel s'ajoute l'instinct de conservation en vue d'échapper aux représailles de la famille ennemie, et, enfin, le souci de devenir pour les siens un porte-respect.

La population trouve normal, compatit même au sort du malheureux que la fatalité a propulsé dans le maquis.

 

— E cascatu in disgrazia! (Il est tombé dans le malheur).

Plus tard, le vieux Muzzarettu qui fut le dernier bandit d'honneur à tenir le maquis pendant vingt ans me confiera :

 

— Noi altri banditi, i travagli forzati, i femu ne a macchia cun e bestie salvatiche!

(Nous autres bandits, les travaux forcés, nous les faisons dans le maquis avec les bêtes sauvages !)

Si la tradition de la vendetta se meurt dans l'île, elle poursuit ses ravages dans le Milieu.

Mais pas pour les mêmes motifs.

En Corse, la barbare tradition se réveille encore de temps à autre.

Et dans des régions bien déterminées.

Il existe une géographie de la vendetta.

 On touche ici à la fois le fond même de la race et un curieux problème ethnique.

Par exemple, la vendetta n'a jamais eu cours dans le Cap Corse où vit une race paisible de navigateurs et de commerçants.

Pas plus qu'en Balagne, ancien verger de la Corse.

Jusqu'à la guerre 39-40, cette sauvage tradition exerçait encore ses ravages dans les villages des hautes vallées du centre de l'île restés à l'écart du progrès et des courants de la civilisation : la Cinarca, le Fiu- morbo, le Sartenais.

Les habitants de ces contrées ont des caractères ethniques identiques.

Généralement, ils sont bruns et basanés.

On remarque qu'ils ont le type sarrazin.

C'est ce qui a fait dire que la vendetta serait d'origine libyenne ou berbère.

En tout cas, les gens des cantons méridionaux sont plus féroces que ceux de la Haute-Corse.

D'ailleurs, l'histoire de Colomba qui inspira à Proper Mérimée sa célèbre nouvelle doit son authenticité au fait qu elle s'est déroulée dans le Sud.


En ce temps-là, au début du siècle dernier, le village de Fozzano, au-dessus de Propriano, était divisé en deux clans ennemis correspondant aux quartiers Bas et Haut :

le parti Soprano, représenté par les Durazzo et les Paoli, et le parti Sottano qui réunissait les familles Carbelli, Bartoli et Bernardini.

En 1830, un certain Paul Paoli, du clan Durazzo, ne trouve rien de mieux que d'enlever une jeune fille appartenant à la famille Carabelli et de passer dans le clan adverse.

Trahir son parti, pour un Corse, voilà qui ne pardonne pas !

Désormais, à chaque instant, il aura à se tenir sur le qui-vive.

A la première occasion, on lui fera payer sa félonie.

C'est ce qui se produit à quelques semaines de là, à l'occasion de la fête patronale du village.

A la sortie des vêpres, un homme du clan Durazzo, Pierre-Paul Paoli, cherche noise au transfuge.

— Tu n'as pas fini de me regarder comme ça ?

Me regarder de travers, à moi !

Tu veux te moquer, hein ?

Mais je ne me laisserai pas faire !

Il se plante devant Paul Paoli.

Celui-ci tente de l'écarter d'une légère poussée.

— Aïo, Pierre-Paul, lève-toi de mon passage !


— Ne me touche pas ! Sans ça, gare !


Les parents accourent des deux côtés.

Des coups de feu claquent.

Des hommes se jettent à terre et continuent de tirer.

D'autres s'abritent derrière des murs et dans des encoignures de portes afin de mieux viser. 

 

 

La fusillade se poursuit jusqu'à épuisement des munitions.

Sur la place du village transformée en champ de bataille, on comptera les victimes.

Dans le camp Durazzo, un tué, Pierre-Paul Paoli et trois blessés, ses deux fils et son neveu.

Chez les Carabelli, deux morts, Paul Paoli, le transfuge du clan adverse, et Jean- Baptiste Bernardini.

Arrêté sous l'inculpation d'avoir tué ce dernier, Michel-Ange Paoli, du parti Durazzo, est traduit devant la Cour Royale de Bastia le 17 mai 1831.

Comme il s'agit d'une affaire de vendetta, les jurés ne font aucune difficulté pour l'acquitter.

Le lendemain, alors qu'il se dirige vers son hôtel en compagnie de son frère et de son neveu avec lesquels il a fêté l'heureux verdict, des balles sifflent à leurs oreilles : le clan ennemi manifeste son mécontentement.

La semaine suivante, par représailles, un Carabelli qui se rend à Sartène escorté de plusieurs hommes en armes est abattu à un détour de la route de Propriano.

Son meurtrier qui se tenait à l'affût dans un buisson de cistes disparaît sans être reconnu.

A Fozzano, une guerre sans merci s'engage.

Les maisons des Carabelli et des Durazzo sont transformées en fortins avec meurtrières, créneaux, escaliers

dérobés...

On ne sort plus qu'avec le fusil et le pistolet chargés.

« Garde-toi ! Je me garde ! »

Telle était la traditionnelle déclaration de guerre en usage depuis des siècles dans les affaires de vendetta.

Dès lors, toutes les embuscades, toutes les ruses, toutes les armes sont permises.

Œil pour œil, dent pour dent, blessure pour blessure, mort pour mort...

Colomba Bartoli, née Carabelli, est l'animatrice du clan Carabelli.

Cette maîtresse femme, assez jolie, élégante, douée d'une adresse merveilleuse à la carabine, n'a qu'un fils, François, du même sang ardent qu'elle.

C'est lui qui organisera le guet-apens du 30 décembre 1833 sur la route de Propriano.

Il a appris que six hommes du clan ennemi doivent se rendre de bonne heure, en compagnie de quelques ouvriers « lucchesi » (Lucquois) dans leur propriété de Tavaria située à côté d'Olmeto.

Avant l'aube, François Bartoli, accompagné d'Antoine-Michel Bernardini et de François et Joseph

Paoli, va se poster derrière le mur d'un enclos dénommé La Tonichella où se trouve une casetta percée de meurtrières et aménagée pour abriter plusieurs personnes.

Tout a été prévu : des sièges sont disposés à proximité des meurtrières et un énorme madrier pro-

tège des coups de feu qui peuvent éventuellement être tirés de l'extérieur.

Les quatre hommes du clan Carabelli vont donc se tenir à l'affût dans ce cabanon comme s'ils guettaient le passage d'une horde de sangliers.

Il fait grand jour lorsqu'un éclat de voix leur signale l'approche du gibier.

Les canons des fusils se mettent en position sur les pierres plates des meurtrières.

Le doigt sur la queue de détente, les chasseurs mettent en joue les silhouettes qui débouchent sur le chemin.

— Feu !

Huit détonations retentissent.

Jean-Baptiste et Ignace Durazzo s'écroulent, tués sur le coup.

Leur frère Jean-Paul est blessé aux cuisses et un projectile, venant frapper la crosse de son fusil, le lui arrache des mains avant qu'il ait le temps d'en faire usage.

Cependant, la riposte s'organise.

Les survivants des Durazzo bondissent sur leurs agresseurs qui tentent de 

gagner le maquis. Dans la poursuite, de nombreux

coups de feu sont tirés de part et d'autre.

Des hommes tombent.

Cette sanglante rencontre se solde par un lourd bilan :

- côté Durazzo, deux morts et un blessé ;

- côté Carabelli, deux morts, François Bartoli, fils de Colomba et Antoine-Michel Bernardini.

Toute la région est atterrée.

Mais dans sa maison fortifiée de Fozzano, Colomba, la farouche amazone, exprime sa douleur dans des

chants de vendetta et expose à la fenêtre la chemise trouée de son fils en vue de rappeler aux siens le devoir

sacré d'acquitter la dette de sang.


A la suite de diverses escarmouches éclatant de loin en loin, un traité de paix signé par les membres des deux clans vient mettre un terme à cette guerre sauvage.

Dans l'église paroissiale de Sartène, les adversaires jurent, le 13 déembre 1834, devant Dieu, de déposer les armes et de vivre dans la paix.

Désormais, ils s'évertueront, les uns et les autres, d'observer les clauses du traité que les paceri, les médiateurs, avaient eu tant de mal à faire accepter de façon solennelle.

Quelques années après, Colomba quittera Fozzano pour aller s'établir à Olmeto auprès de sa fille Catherine dont Mérimée sera éperdument amoureux, mais qui a épousé un certain Joseph Istria.

Peu à peu, l'oubli s'installe dans les esprits.

Il ne restera plus que le brave abbé Piétri, qui a perdu ses trois neveux dans la guerre, a laissé pousser sa barbe

en signe de deuil afin de se conformer au vieux rite de la vendetta.

On raconte même que, treize ans après, le bon prêtre se montra à une des fenêtres de sa maison à Sartène

qui étaient restées hermétiquement closes depuis la fin

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