FRANCE - AFRIQUE.
Photo : Opération Barkhane. Des militaires français du 126e régiment d'infanterie et des militaires maliens, le 17 mars 2016. | Photo de TM1972 via Wikimédia (CC BY-SA 4.0)
Alors que la France perd son influence en Afrique, l’opinion africaine continue de prendre Paris comme bouc émissaire de ses désillusions.
La France et l’Afrique francophone sont ainsi entrées dans un jeu de miroirs grossissants, où chacun amplifie l’importance de l’autre pour son destin.
La période récente est marquée par un paradoxe apparent :
- la France, après avoir empêché la chute de Bamako en 2013 et y avoir été acclamée, s’efforce de contenir la poussée djihadiste au Sahel au prix de pertes qui s’alourdissent, mais elle est confrontée en retour à une extension du sentiment anti-français.
En parallèle, la montée de la condamnation du franc Cfa a conduit à son remplacement par l’éco en Afrique de l’Ouest fin 2019.
La récente pandémie a exacerbé le ressentiment.
Une note de prospective du Quai d’Orsay, présentant un scénario catastrophe pour les régimes les plus usés d’Afrique, a suscité un flot de critiques outragées, venant souvent de ceux-là mêmes qui accusent, souvent à juste titre, la France de soutenir ces régimes.
Les réseaux sociaux se sont enflammés d’accusations de recours aux Africains comme cobayes, et même de manœuvres volontaires de contamination par la France.
Les racines du sentiment antifrançais sont anciennes, mais il revêt aujourd’hui une acuité particulière qui mérite un essai d’interprétation.
L’Afrique est le dernier endroit où la France peut se rêver en grande puissance.
Cette dernière tente d’enrayer sa perte d’influence, affecte bruyamment de parier sur l’avenir du continent et invoque une responsabilité particulière pour répondre aux demandes d’appui militaire au Sahel.
Elle met en avant des enjeux surévalués ou qui, à tout le moins, ne sont pas plus importants que pour d’autres pays européens.
Une large partie de l’opinion subsaharienne francophone cherche, quant à elle, une explication extérieure simpliste à ses désillusions économiques et politiques, trop souvent sur un mode complotiste :
- Paris s’offre en parfait bouc émissaire.
La France et l’Afrique francophone sont ainsi entrées dans un jeu de miroirs grossissants, où chacun amplifie l’importance de l’autre pour son destin.
La question du legs colonial dans les consciences est complexe :
- halo de violences et d’humiliations, mais aussi adhésion aux valeurs de la République retournées contre le colonisateur, et utilisation des positions et savoirs acquis par les élites colonisées pour leur reproduction après les indépendances.
Plus que la colonisation elle-même, c’est la politique dite du « pré carré », conduite au lendemain des indépendances et assortie d’un soutien sans faille aux dictateurs « amis », qui a donné corps et validité à ce sentiment.
A contrario, là où l’ex-puissance coloniale s’est effacée ou s’est faite discrète, la détestation de l’ancien maître n’a pas prospéré.
Le sentiment antifrançais a disparu au Vietnam.
Sans parler d’une guerre de dix ans, rappelons que les menées communistes y avaient pourtant suscité un encadrement policier et une répression au quotidien autrement plus violents que dans la plupart des colonies françaises d’Afrique subsaharienne.
De même, les sentiments anti-italien et antibritannique apparaissent peu marqués, malgré la brutalité de la « pacification » de la Libye et de la conquête de l’Éthiopie pendant la période fasciste, et la violence de la répression de la révolte Mau Mau au Kenya.
En Afrique francophone, le sentiment antifrançais, par nature difficile à mesurer, a varié selon les conjonctures politiques et l’intensité de l’interventionnisme français.
Il est d’une acuité inégale selon les classes d’âge et les groupes sociaux. Il a connu une flambée en Côte d’Ivoire pendant la crise de 2002-2011, qui a débouché sur une intervention militaire française permettant l’arrestation de Laurent Gbagbo.
Le Togo de Gnassingbé Eyadema (1967-2005), dont le coup d’État avait été appuyé par la France, a été également le siège d’un fort sentiment antifrançais, renforcé par le soutien affiché de Jacques Chirac au vieux président, puis à la prise du pouvoir par son fils Faure.
Enfin, il est de longue date particulièrement aigu au Cameroun :
-l’indépendance y a été précédée par la seule guerre de libération d’ampleur de l’Afrique francophone et suivie par un appui français au jeune pouvoir dans sa lutte contre les héritiers du maquis, puis d’un soutien à Paul Biya, président depuis 1982.
Si, dans les cas précités, ce sentiment a été ou est toujours d’une intensité singulière, il n’en a pas moins été latent dans toute l’Afrique francophone.
Aujourd’hui, les discours francophobes prospèrent sur un mode complotiste, des conversations de bar ou d’amphithéâtre aux débats télévisés et aux articles de presse, et sur les réseaux sociaux, qui leur assurent un grand succès chez les jeunes.
L’essayiste camerounais Yann Gwet, reprenant la distinction de David Goodhart entre les « somewhere » et les « anywhere », pointe que la popularité de ce discours est plus forte chez les premiers, les élites internationalisées considérant la souveraineté comme accessoire.
Des dirigeants peuvent toutefois l’alimenter, avec d’évidentes arrière-pensées.
Une France surpuissante et à la perversité sans limites est désignée comme responsable de tous les maux.
La volonté de prédation serait à la base de toute sa politique.
Sont dorénavant particulièrement stigmatisés le franc Cfa entravant le développement, les entreprises françaises qui suscitent un fort ressentiment quand elles participent aux privatisations et/ou ont, comme Bolloré, une stratégie monopolistique, ainsi que les interventions militaires.
Ces dernières sont supposées motivées par une volonté d’accaparement des ressources naturelles qui conduirait Paris à fabriquer ou soutenir le djihadisme.
Ce sentiment n’est pas dépourvu de contradictions : souvent, la France se voit accusée de ne pas pratiquer l’ingérence démocratique pour contribuer au départ de présidents depuis trop longtemps au pouvoir.
Le discours antifrançais prend parfois des formes ridicules.
Ainsi, des « bio-kamikazes » français seraient arrivés par Air France à Douala en mars 2020 pour contaminer la population.
Non moins absurde est la rumeur selon laquelle les pays de la zone franc auraient payé un « impôt colonial » en déposant jusqu’en décembre 2019 la moitié de leurs devises sur un compte au Trésor français :
- c’est confondre un dépôt en banque avec un cadeau à la banque.
En contrepoint, tout concurrent ou ennemi supposé de la France est perçu avec sympathie, nonobstant ses visées hégémoniques ou son caractère dictatorial.
En témoignent l’accueil, au départ favorable, de la pénétration chinoise, l’admiration pour Kadhafi très répandue parmi les jeunes qui le perçoivent comme un martyr de la cause africaine et, plus récemment, la perception positive du retour russe.
La surévaluation des enjeux concerne surtout les domaines politique et économique, et moins nettement celui des migrations.
Dans le domaine politique, pendant la guerre froide, le rôle de gendarme délégué en Afrique contribuait à consolider la place de la France dans le camp occidental.
Aujourd’hui, la politique africaine de la France lui donne certes une visibilité internationale, mais simultanément la met en position de quémandeuse d’appuis américain et européen.
Les intérêts économiques français en Afrique, francophone notamment, sont faibles et exposés à une concurrence croissante.
Les exportations françaises à destination de l’Afrique subsaharienne ne représentent que 2 % du total des ventes mondiales françaises.
Les exportations françaises vers les pays de la zone franc représentaient 5,1 milliards de dollars en 2019, soit un montant inférieur aux exportations vers la République tchèque.
Les parts de marché à l’exportation de la France en Afrique ont été divisées par deux depuis 2000, passant de 11 % à 5,5 % en 2017.
L’Afrique francophone ne joue un rôle significatif que pour la rentabilité d’une poignée d’entreprises (Air France, Ags, Bouygues, Bolloré, Castel, Orange, Total).
Les banques françaises, Société générale mise à part, se retirent.
L’Afrique est à l’origine de près du tiers de la production de pétrole et de gaz de Total, mais les principaux gisements, hormis Moho Nord au Congo-Brazzaville, sont en Angola et au Nigeria.
Au Niger, les deux mines d’uranium encore exploitées d’Orano (ex-Areva) sont en fin de vie et le nouveau gisement d’Imouraren n’a pas été mis en production, faute de rentabilité.
Les réserves de change des pays de la zone franc qui étaient placées sur un compte du Trésor représentaient environ 1 % de la dette française.
En matière migratoire, on notera que, si la France reste la première destination des Africains dans les pays de l’Ocde, sa part dans les migrants installés est passée de 38 % en 2000 à 30 % en 2015.
Il est toutefois clair que, compte tenu de l’importance de la communauté malienne installée en France, celle-ci serait concernée en premier chef par un mouvement migratoire provoqué par une victoire djihadiste au Sahel.
Les versements d’aide publique au développement de la France vers l’Afrique subsaharienne ont été réduits de moitié, passant de 3,3 milliards de dollars en 2010 à 1,6 milliard en 2016, avant de connaître un début de remontée à partir de 2017.
Il est toutefois à noter qu’il a été décidé d’augmenter fortement (un milliard d’euros) la part en subvention de l’aide à compter de 2019.
La diplomatie culturelle a, quant à elle, servi de variable d’ajustement au budget d’un ministère dont la priorité est de maintenir l’universalité de son réseau d’ambassades et le nombre d’emplois de « vrais diplomates ». Victime d’une baisse de moyens financiers et humains, le réseau culturel français en Afrique tient de plus en plus difficilement son rôle de vitrine.
La France s’aligne sur les positions de l’Union européenne et des institutions de Bretton Woods, quand bien même les mesures proposées ont un effet politique délétère pour un enjeu économique médiocre, comme la signature des accords de partenariat économique destinés à lever les obstacles aux exportations européennes, et rejetés par la majorité des populations. C’est également le cas quand des orientations de l’aide au développement pénalisent à terme l’usage de la langue française et font le succès des médersas, comme les programmes de l’initiative internationale « Éducation pour tous » revenant à gonfler les taux de scolarisation, en parquant des enfants dans des classes de cinquante élèves pour recevoir l’enseignement d’un contractuel mal formé et mal payé.
La France n’a pas de grande vision à partager avec l’Afrique.
La francophonie ne tient pas ce rôle : elle se dilue dans l’adhésion de nouveaux pays où le français n’est pas la langue du peuple et s’incarne dans une institution, l’Organisation internationale de la francophonie, utilisée de façon souvent politicienne.
C’est en France que le panégyrique présentant l’Afrique comme la nouvelle frontière économique du monde a ses hérauts les plus zélés.
En l’absence d’industrialisation, l’Afrique connaît une croissance largement liée au cours des matières premières, et reposant sur un endettement public non soutenable.
Cette croissance ne profite guère à la majorité des citoyens :
- la fable de l’émergence, où la foi dans la révolution technologique et le marché voudrait tenir lieu d’espérance commune avec l’ancienne métropole, ne convainc pas plus l’homme de la rue africaine que le discours de la start-up nation ne convainc les Gilets jaunes.
Elle apporte en revanche de l’eau au moulin de ceux qui sont prompts à dénoncer les objectifs économiques cachés de la France.
La France n’a pas de grande vision à partager avec l’Afrique.
Les discours annonçant la fin de la Françafrique ne persuadent guère, même si ses aspects affairistes les plus douteux sont clairement en résorption depuis François Hollande.
Enfin, l’arrivée de puissances de premier plan dans l’ancien pré carré (Chine surtout, mais aussi Inde, Turquie, Émirats arabes unis, Allemagne et désormais Russie) permet une mise en concurrence de la France, dont les chefs d’État africains jouent au mieux, si bien que le rapport de force avec Paris s’inverse ou, du moins, se rééquilibre.
Ces nouveaux intervenants sont conscients de leur pouvoir :
- imagine-t-on un chef d’État africain appeler Pékin ou Moscou pour demander le rappel d’un ambassadeur ?
S’y ajoutent aujourd’hui les effets du renouvellement de notre personnel politique, désormais peu au fait des réalités africaines.
Il est confronté à des praticiens madrés de la relation avec la France, et dotés d’une connaissance fine et ancienne du jeu politique hexagonal.
La complaisance se manifeste au quotidien devant les tracas divers dont sont victimes ses ressortissants, et le racket fiscal de ses entreprises ou les décisions de justice souvent iniques dont elles pâtissent.
La lutte contre ces abus mobilise au jour le jour les ambassades, qui reçoivent un soutien inégal de Paris.
Que d’avanies entre deux visites présidentielles ou ministérielles débouchant sur des « succès commerciaux » ou des arrangements fiscaux !
En matière d’aide au développement, l’attitude française ne diffère pas de celle des autres bailleurs de fonds qui, les yeux rivés sur leurs objectifs de décaissement, sont prêts à avaler bien des couleuvres.
Mais la France étant souvent le premier bailleur de fonds bilatéral, elle est particulièrement exposée.
Les dirigeants français s’abstiennent le plus souvent de condamner publiquement le non-respect des droits de l’homme ou les pratiques antidémocratiques d’un dirigeant étranger.
Paris se limite alors à des appels discrets à la modération et à la recherche de solutions « inclusives ».
Compte tenu de sa relation ancienne avec eux, la France chuchote à l’oreille des dictateurs.
Quand sa parole se fait forte, Paris suscite un tollé.
La toute récente condamnation publique par Emmanuel Macron de la répression des indépendantistes anglophones par le régime Biya a été vivement critiquée au Cameroun, au-delà des cercles du pouvoir.
Désormais, l’appui des régimes en place, au motif de préserver la stabilité à court terme, se fait le plus souvent mesuré et hésitant.
Blaise Compaoré, bien que perçu comme un allié majeur de la France, n’a pas été soutenu face à la révolte populaire de 2014.
La prudence des réactions françaises vis-à-vis d’élections plus que douteuses, comme les dernières présidentielles congolaise et gabonaise, ne tranche guère avec la position des autres régimes européens.
Si la France a influencé la position européenne en pesant en faveur d’Ali Bongo, elle ne semble pas avoir rencontré de grandes résistances chez les autres États membres, Allemagne mise à part.
Le rôle de la France dans la gestion de la zone franc fait couler beaucoup d’encre. Or qui pourrait citer une décision majeure imposée par la France depuis la dévaluation de 1994 ?
Pour le traitement de la dernière crise mettant en péril la monnaie et qui a frappé les économies d’Afrique centrale affectées par la chute des cours de 2014, le Fmi a été en première ligne, la France se contentant d’appeler son conseil d’administration à être compréhensif.
La poursuite d’interventions militaires est l’ultime manifestation d’une politique de puissance française en Afrique.
L’opération Harmattan (2011) en Libye devait constituer le chant du cygne de l’interventionnisme français :
- Emmanuel Macron s’en est clairement démarqué.
Visant à aider les pouvoirs à faire face à des agressions armées redoutées par la majorité de la population, les opérations Serval (2013) au Mali et Sangaris (2013) en République centrafricaine ont été d’une autre nature.
Mais elles reflètent la croyance du gouvernement français au maintien d’une « responsabilité » particulière en Afrique.
Sangaris a été clôturée à la hâte pour libérer des moyens pour le Sahel, mais la France se montre jalouse de l’intervention russe en Centrafrique.
La politique de désengagement a pris fin avec l’affirmation de la présence russe : les visites ministérielles ont lieu et l’aide est augmentée, quand bien même la charge est passée pour l’essentiel à l’Union européenne.
Quand, peu après le début de Serval, François Hollande, persuadé d’avoir pris une décision historique, déclare à Bamako qu’il vient « sans doute » de « vivre la journée la plus importante de sa vie politique », il accrédite l’idée selon laquelle la relation à l’Afrique est un déterminant majeur de l’avenir de la France, ce qui est l’un des fondements des soupçons de l’opinion francophobe.
L’intervention régionale Barkhane, qui a pris en 2014 le relais de Serval et d’Épervier (Tchad), suscite des réactions hostiles de la population pour des raisons bien explicitées par le général Bruno Clément-Bollée :
- après des années de présence sans venir à bout des forces djihadistes qui ont désormais l’initiative, Barkhane est perçue comme une force d’occupation inutile, voire complice, dans un contexte délétère où l’incapacité des gouvernements à protéger leur population conduit à la formation de milices le plus souvent sur une base ethnique, avec affrontements ou massacres de populations civiles à la clé.
La « convocation » à Pau fin 2019 des chefs d’État du Sahel, pour les conduire à affirmer clairement vis-à-vis de leur opinion leur souhait d’une intervention française, est compréhensible sur le fond, mais malvenue dans sa forme, surtout de la part d’un président cadet de ses pairs.
La menace d’un retrait, suivie in fine d’un renforcement des effectifs militaires, ne devrait pas manquer d’alimenter bien des supputations.
La coordination de l’aide au développement et des opérations militaires dans l’intervention Barkhane, dans le cadre de la doctrine des 3D (diplomatie, défense, développement), présentée comme novatrice malgré ses lointaines origines coloniales et sa filiation plus récente avec les doctrines de la contre-insurrection, n’est pas sans risques :
- l’alliance du sabre et du chéquier, outre l’inefficacité dont elle a historiquement fait preuve, du plan Soustelle en Algérie à l’intervention internationale en Afghanistan, tend à confirmer aux yeux de certains que l’aide est inféodée à des objectifs politiques.
Les difficultés de la France à susciter un renforcement de l’appui des autres pays européens et à enrayer un retrait américain sont de nature à renforcer dans l’opinion locale le soupçon d’un agenda propre, a priori douteux.
Enfin, avec Barkhane, la France devient otage d’Idriss Déby, en mesure d’aligner les forces les plus offensives.
L’intervention militaire française au Tchad de février 2019 pour stopper une colonne rebelle nous ramène dans l’ancien monde, où l’on intervenait contre les oppositions aux régimes supposés les meilleurs remparts contre le communisme.
Mais les déconvenues sahéliennes ne paraissent pas dissuasives : Emmanuel Macron, tout à la joie de sa rencontre avec le président du premier pays francophone au monde, le mal élu Félix Tshisekedi, promet un soutien militaire à la lutte contre les rébellions de l’est de la République démocratique du Congo.
Ainsi, la France est assez interventionniste et forte pour être mise en cause au nom de la souveraineté, mais elle est en même temps assez faible et isolée pour servir de bouc émissaire.
La politique que nous avons tenté de décrire trouve en Afrique un terreau fertile à la stigmatisation de la France comme responsable des déboires des pays sur lesquels elle exerce une influence.
Pour Achille Mbembe, la victimisation est un constituant majeur de « l’écriture africaine de soi »depuis les luttes pour l’indépendance :
- « Au cœur du paradigme de la victimisation se trouve, en réalité, une lecture de soi et du monde en tant que série de fatalités. Il n’y a, pense-t-on, ni ironie, ni accident dans l’histoire africaine. Celle-ci serait essentiellement gouvernée par des forces qui nous échappent. La diversité et le désordre du monde ainsi que le caractère ouvert des possibilités historiques sont ramenés, d’autorité, à un cycle, toujours le même, spasmodique, qui se répète un nombre infini de fois, selon la trame d’un complot toujours fomenté par des forces hors de toute atteinte. »
S’y ajoute l’un des grands traits des représentations africaines de l’invisible, qui est la possibilité pour d’autres d’agir sur votre destin.
La France tient le rôle du sorcier ou de ses commanditaires.
La fin des rêves tiers-mondistes et panafricains, puis la diffusion par les bailleurs de fonds de la rhétorique aseptisée de la bonne gouvernance ont vidé de contenu les discours politiques.
Bien malin qui parviendrait à classer les candidats à une présidentielle africaine sur une quelconque échelle idéologique.
L’individualisme de la débrouille et la démobilisation collective face à des « démocratures » instillant la peur et contrôlant les ressources conduisent à l’absence de mouvements sociaux d’envergure capables de porter des revendications politiques.
La frustration qui en résulte trouve une issue dans la désignation de l’Autre comme responsable d’une histoire faite de désillusions.
La « politique du ventre », qui met la lutte pour l’accaparement des ressources au cœur de la formation de l’État, débouche sur des imaginaires où cet Autre est avant tout pensé comme prédateur, ce qui explique la polarisation du discours antifrançais sur des thématiques économiques.
De façon tragique dans certains pays, cette situation de vide idéologique et d’absence de perspectives s’est traduite par l’ethnicisation du politique, ultime registre de mobilisation de régimes n’ayant d’autre chose à offrir que la perspective de partage des prébendes à un groupe.
Le recours à la France comme bouc émissaire a constitué une seconde échappatoire très répandue.
L’ethnicisation et la stigmatisation de la France peuvent aller de pair, comme au Cameroun où prospère un discours rendant les élites du Nord et la France coresponsables des graves troubles de l’Extrême-Nord.
Le sentiment anti-français est souvent instillé par des élites :
- il est le résidu appauvri de l’anti-impérialisme de jeunesse de bien des hommes politiques, d’autant plus enclins à se distancier de l’ancien colonisateur que lesdites élites sont le produit direct de la colonisation.
Il peut être toléré, voire encouragé par les pouvoirs, dont certains supposés très proches de la France :
- la chaîne Afrique Média, connue pour ses prises de position complotistes virulentes contre la France, a été hébergée au Cameroun et au Tchad.
Ces pratiques s’inscrivent, même en creux, dans les stratégies d’extraversion mises en œuvre par les dominants subsahariens pour conforter leur pouvoir en « mobilisant les ressources que procurait leur rapport – éventuellement inégal – à l’environnement extérieur ».
L’invocation d’une complicité française permet d’éviter de se pencher sur les raisons structurelles de la crise au Sahel.
De même, les procès faits à la France en temps de pandémie détournent l’attention de l’état le plus souvent catastrophique des systèmes de santé.
Dans ce contexte, afficher des positions antifrançaises agressives permet à des entrepreneurs politiques de prendre une posture « révolutionnaire » sans grand risque, plutôt que d’afficher des positions antirégime.
La surpuissance prêtée à la France est bien souvent l’alibi de l’impuissance des oppositions, délégitimées par le travail de sape des pouvoirs, mais aussi par leurs propres insuffisances.
L’invocation d’une complicité française permet d’éviter de se pencher sur les raisons structurelles de la crise au Sahel.
La francophobie inscrit paradoxalement aujourd’hui l’Afrique dans une forme de modernité : sur le continent comme ailleurs, la stigmatisation d’un tiers prospère sur la crise du politique, et signe la fin des grands récits.
Le désir de souveraineté qui, avec la pandémie, prolifère sur tous les continents, s’affirme en Afrique, notamment sous forme d’appels à imaginer un futur indépendamment des influences occidentales.
Les recommandations du Quai d’Orsay d’accompagner les nouveaux acteurs influents qui sortiront de la crise hérissent.
Des chroniqueurs prennent acte et se réjouissent plus ou moins discrètement du déclassement annoncé de l’Occident, et de la France en particulier.
« Vous êtes plus vieux et plus malades que nous, vous êtes mal placés pour donner des conseils d’organisation, vous êtes en perte de vitesse, occupez-vous de vos problèmes ! »
Tel est le message de l’Afrique francophone à la France. Quel est dans ce contexte l’avenir de la francophobie ?
Si elle est avant tout liée à la frustration démocratique et aux désillusions du développement, sa résorption sera le fruit d’un avenir africain bien incertain :
- il suscite autant de visions catastrophiques que de visions béates.
L’enlisement qui s’annonce de la France au Sahel ne devrait pas manquer d’alimenter le sentiment antifrançais, ce d’autant que les exactions d’armées alliées se multiplient.
La prochaine élection présidentielle ivoirienne et les processus de succession qui s’annoncent en Afrique centrale (Cameroun, Congo et peut-être Gabon) conduiront les opinions locales à scruter les positions françaises.
L’effet d’une avancée, comme l’engagement d’ouvrir les archives sur le rôle de la France au Rwanda et dans la répression du maquis camerounais, qui tarde à se concrétiser pleinement, est difficile à anticiper.
Une mesure concrète, comme la restitution d’objets africains conservés dans les musées français, peut avoir des effets contradictoires.
D’abord appréciée par les intellectuels, elle est vite montrée, en réaction aux débats qu’elle suscite, comme une preuve supplémentaire de culpabilité. Elle devient alors le prétexte d’une accusation réitérée.
Par la mise en place de conseils et l’organisation de manifestations, les appels du pied actuels aux élites des diasporas, typiques de l’entre-soi des « premiers de cordée », ne devraient guère émouvoir les foules : être adoubé par Paris est même souvent contre-productif, comme l’a montré l’échec de Lionel Zinsou à l’élection présidentielle béninoise de 2016.
La campagne d’Emmanuel Macron pour l’annulation de la dette africaine est reçue avec suspicion : que cache cette générosité ?
Une évolution probable est que le rôle de bouc émissaire sera partagé.
Même si les pratiques économiques de ses ressortissants suscitent parfois l’hostilité, la Chine a été jusqu’à présent préservée de critiques trop fortes, car elle est peu visible politiquement et quasi absente militairement.
Mais le traitement discriminatoire d’Africains en Chine pendant la pandémie a suscité une vive émotion.
Enfin, les politiques d’austérité et/ou les cessions d’actifs (forêts, ports…), que devrait générer l’explosion de la dette vis-à-vis de Pékin, pourraient également contribuer à faire passer le sentiment antifrançais au second plan.
Certains à Paris, dans une forme de culpabilité perverse, pourraient regretter ce déclassement dans le désamour :
- être moins détesté, c’est être moins important.