Éloi, forgeron et maréchal-ferrant, maître des maîtres, maître sur tous.
aint Éloi était forgeron et maréchal-ferrant de son état, comme tout le monde le sait.
On dit qu’il avait, sa forge au bord d’une grande route et qu’il ferrait, outre les chevaux des fermiers et des seigneurs du pays, ceux des voyageurs qui passaient.
Comme il était un excellent ouvrier, sa maison ne désemplissait pas de pratiques, qui venaient le trouver de tous les côtés, et de fort loin quelquefois.
Aussi, s’était-il fait représenter sur son enseigne en train de ferrer un cheval, et avec cette inscription peu modeste au bas :
Éloi, forgeron et maréchal-ferrant,
maître des maîtres,
maître sur tous.
Un jour, un voyageur passant devant sa forge s’arrêta pour lire l’enseigne, et, après l’avoir bien considérée, il sourit, puis entra et se présenta au maître comme un compagnon forgeron cherchant de l’ouvrage.
Éloi avait besoin précisément d’un ouvrier forgeron, pour le moment.
Il interrogea un peu l’inconnu sur ce qu’il savait faire.
— Je sais faire tout ce qui concerne l’état, lui répondit celui-ci, la serrurerie, des socs de charrues, ferrer les chevaux, panser le bétail, et le reste.
— Combien de fois mettez-vous le fer au feu pour faire un bon fer à cheval ?
— Je ne l’y mets jamais plus d’une fois.
— Une seule fois?
— Oui, une seule fois.
— Moi aussi, je peux le faire en une fois ; mais je préfère l’y mettre deux fois ; c’est plus sûr.
Mais, tenez, donnez-nous tout de suite une preuve de votre savoir-faire ; voilà un cheval dont il faut renouveler les quatre fers, et son maître l’attend impatiemment.
Le compagnon forgeron jeta sa veste à bas et retroussa ses manches de chemise.
Puis, prenant du fer, il le mit dans le feu, souffla, l’en retira quand il fut rouge, et le battit sur l’enclume.
En un clin d’œil, il eut forgé ses quatre fers. Éloi le regardait faire et se disait à part soi :
— Voici un bon ouvrier !
L’inconnu alla ensuite au cheval, qui était attaché à un anneau fiché dans le mur, à la porte de la forge, et il lui coupa et détacha net un pied.
— Que faites-vous là, malheureux ? lui demanda vivement Éloi.
— Comment, maître, vous ne travaillez donc pas de cette façon ?
C’est pourtant bien plus commode et plus vite fait.
Voyez, cela va être terminé en un instant.
Et il serra le pied du cheval dans un étau, cloua, lima, fit la toilette du sabot, puis il le remit à l’animal, comme devant, et lui en coupa un second, qu’il travailla de la même manière, puis un troisième, puis le quatrième.
Eloi regardait en silence et n’en revenait pas de son étonnement.
— Qu’est-ce donc que cet homme ? pensait-il.
— Eh bien ! maître, lui dit le compagnon, quand il eut fini, que pensez-vous de mon travail ?
Examinez-le, je vous prie.
Éloi leva, l’un après l’autre, les quatre pieds du cheval, examina bien les fers et la manière dont ils étaient cloués, et trouva que tout était parfait.
— C’est bien, dit-il ; tu es un bon ouvrier, et je te prends à mon service.
J’emploie aussi cette méthode, quelquefois ; je préfère pourtant l’autre, celle de tout le monde ; je la crois plus sûre.
En ce moment, un homme entra tout essoufflé dans la forge et dit :
— Venez vite, vite, maître !
Mon cheval est malade à mourir ; je ne sais ce qu’il a ; il se jette violemment à terre, se roule sur le dos les quatre fers en l’air, puis il se relève et se jette encore à terre...
C’est pitié de voir comme il souffre, le pauvre animal !
Venez vite, vous dis-je.
— Tu sais aussi soigner les animaux malades ? demanda Éloi au compagnon.
— Oui, maître, je sais aussi soigner les animaux malades, les chevaux surtout.
— Eh bien ! vas avec cet homme, et guéris-lui son cheval.
— Je le ferai, maître, avec le secours de Dieu.
Et le compagnon forgeron sortit avec le paysan.
Presque aussitôt, arriva à la forge un seigneur dont le cheval venait de perdre un fer en route, et il demandait qu’on lui en mît un autre bien vite, car il était pressé.
Éloi se dit :
— Il faut que j’expérimente, sans plus tarder, la méthode de mon nouveau compagnon ; c’est plus commode et plus expéditif, et cela ne me paraît pas difficile.
J’ai fait attention à la manière dont il s’y est pris, et je ferai comme lui de point en point.
Et, ayant préparé un fer, il coupa le pied du cheval auquel il manquait un fer, le serra dans l’étau, y appliqua un fer neuf, puis il se mit en devoir de le remettre en place à l’animal.
Mais, hélas !
il avait beau faire, le pied n’adhérait pas à la jambe, et le pauvre cheval perdait tant de sang qu’il s’affaiblissait à vue d’œil et que, ne pouvant plus se soutenir sur les trois pieds qui lui restaient, il finit par fléchir et tomber à terre, épuisé et râlant.
Le seigneur, son maître, était furieux, et criait et menaçait de passer son épée au travers du corps du maréchal.
Celui-ci ne savait où se fourrer pour échapper à cette colère bruyante.
Heureusement pour lui que son nouveau compagnon arriva à point pour le tirer d’embarras.
— Hâte-toi de me venir en aide ! arrive vite ! vite ! lui cria-t-il, du plus loin qu’il l’aperçut.
Le compagnon, arrivé sur les lieux, vit tout de suite ce dont il s’agissait.
— Quoi, maître, dit-il à Éloi, vous m’aviez dit que vous connaissiez parfaitement ma méthode ; et c’est ainsi que vous l’appliquez !
— J’aurai, sans doute, négligé quelque petite chose, balbutia Éloi, tout honteux ; mais hâte-toi de terminer l’ouvrage et d’arranger tout.
— Oui, car il est grand temps, à ce que je vois.
Et le compagnon prit le pied du cheval, l’appliqua à sa place, où il se ressouda facilement, et l’animal se releva alors aussi bien portant et aussi dispos que s’il ne lui était rien arrivé.
Éloi, tout ébahi et ne comprenant rien à ce qu’il voyait, regardait son compagnon, qui lui parla alors de la sorte :
— Vous avez mis sur votre enseigne :
Maître sur les autres maîtres, ce qui peut être, car vous êtes un habile ouvrier, et capable ; mais maître sur tous est de trop, car vous voyez bien qu’il s’en peut trouver qui en savent encore plus long que vous.
Adieu, et que cette leçon vous profite.
Et l’inconnu s’en alla, et Éloi, resté immobile et la bouche béante à le regarder, aperçut une auréole lumineuse autour de sa tête, et comprit, alors seulement, que ce compagnon inconnu qui faisait des choses si merveilleuses n’était autre que Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. Il brisa son enseigne et en mit une autre à sa place, plus modeste, et où l’on lisait seulement ces deux mots :
Éloi, maréchal-ferrant.
Il se convertit aussi au christianisme, car il était païen, et devint un grand saint, fort honoré en Bretagne, et ailleurs aussi.
(Conté en 1874 par M. Flagelle, de Landerneau.)
Source photo Pino di Maria.