La maison du sculpteur corse Damaso Maestracci, entre lieu de mémoire et demeure d’artiste
Damaso Maestracci. Photographie noir et blanc, vers 1930. Collection musée de la Corse. Repro. Battini, Patrick. © Collectivité territoriale de Corse, musée de la Corse, 2012.
La maison du sculpteur corse
Damaso Maestracci, entre lieu de
mémoire et demeure d’artiste.
En 2005, la collectivité territoriale de Corse a reçu en legs une partie du patrimoine du sculpteur Damaso Maestracci (1888-1976), originaire du village d’Occhiatana en Balagne, actif durant la première moitié du XXe siècle.
La fille de l’artiste a souhaité, en effectuant cette donation, que sa maison ainsi que les innombrables biens mobiliers qu’elle renferme soient mis en valeur en souvenir de son père.
Damaso Maestracci. Photographie noir et blanc, vers 1930. Collection musée de la Corse. Repro. Battini, Patrick. © Collectivité territoriale de Corse, musée de la Corse, 2012.
Sa démarche n’est pas très éloignée des sculpteurs aux côtés desquels il œuvre, en Corse notamment, répondant à partir des années 1920 aux concours lancés par les municipalités pour la réalisation de bustes d’illustres ou de monuments aux morts de la Grande Guerre.
C’est plutôt en termes de technicité qu’il se dissocie de ses contemporains.
Son talent discutable, couplé à une formation abrégée aux techniques de la sculpture, l’amène à diversifier sa production afin de gagner sa vie, mais aussi à proposer à la vente des réalisations dans des matériaux moins nobles et moins onéreux.
C’est ainsi que Maestracci se spécialise dans la production de statuaire religieuse de série en plâtre peint ou en ciment armé, dont il va inonder la Corse, concurrençant les maisons de vente par correspondance basées sur le continent.
Si, à cette période, la Corse est susceptible de ressentir l’attraction de l’aire de civilisation italienne en raison de caractères culturels qui l’y apparentent, un régionalisme corse existe déjà avant la Première Guerre mondiale et évolue indépendamment de l’influence italienne.
Au début du XXe siècle voient le jour divers groupes d’intellectuels insulaires qui veulent promouvoir la langue et la culture corses.
Le corsisme naît à cette époque dans un cercle étroit d’intellectuels, de journalistes, de poètes, principalement en réaction à l’hégémonie linguistique française.
L’idée autonomiste se développe à la suite de la Première Guerre mondiale, les corsistes imputant aux pouvoirs publics et au régime parlementaire la situation critique de l’île.
Nombre d’actions des corsistes sont axées sur la mise en valeur de la société corse rurale, et leurs efforts, plus qu’une valorisation de la culture corse à l’extérieur, visent à se rapprocher des tenants des pratiques traditionnelles, dont la sauvegarde leur est chère.
Les mouvements régionaux, à l’échelle de la France, sont globalement pris en considération et relayés par l’État français dès la fin du XIXe siècle, notamment, comme on le sait, en raison du développement d’une ethnographie nationale.
Sous le gouvernement du Front populaire émerge le souci de rendre compte des activités de l’homme, de son environnement et de sa créativité.
C’est l’Exposition universelle de 1937 qui va marquer pour le mouvement des Arts et Traditions populaires créé par Georges-Henri Rivière un tournant dans l’histoire du patrimoine, jusqu’alors investi du rôle de maintien de l’identité collective nationale, avec un intérêt de plus en plus grand pour les cultures et les identités locales.
C’est dans ce contexte que les statuettes « types corses » de Maestracci sont choisies – aux côtés de celles d’autres sculpteurs insulaires – pour représenter la Corse lors de l’Exposition universelle, sculptures de plâtre présentées « comme de véritables "expôts" scientifiques alors qu’il s’agit avant tout d’œuvres d’art davantage symptomatiques de l’auto-représentation de la société insulaire à une période donnée : celle de l’Entre-deux-guerres ».
Berger corse, D. Maestracci, 1926. Collection musée de la Corse. Phot. Battini, Patrick. © Collectivité territoriale de Corse, musée de la Corse, 2012.
L’engagement de Maestracci en faveur de la culture corse est très certainement l’une des causes de l’évolution de ses relations avec le reste du village, à partir de la Seconde Guerre mondiale, puis du rejet mémoriel dont il fait l’objet dès lors.
Le folklore, valorisé par les mouvements régionalistes et au niveau national par des institutions comme les Arts et Traditions populaires, est certes célébré par le Front populaire, mais on sait à quel point le régime de Vichy en fait par la suite un de ses emblèmes, un outil de la restauration morale de la France.
Cependant, la France semble laisser le pas à l’Italie en Corse sous le régime de Vichy, le folklore insulaire étant considérablement mis en valeur par l’État mussolinien dans le contexte d’idéologie irrédentiste.
Ce terme correspond au « désir de rattacher à l’Italie l’ensemble des terres estimées italiques (la Corse n’est qu’une de ces terresirredente) placées sous la domination de puissances étrangères ».
Cette revendication, généralement associée à la période de la Seconde Guerre mondiale, est cependant plus ancienne, et se retrouve avant même que l’Italie n’existe en tant qu’entité politique, c’est- à-dire avant le Risorgimento.
Les lettrés corsistes font le choix identitaire de l’italianité sur des motivations politiques, et surtout en raison des affinités culturelles existant entre la Corse et l’Italie.
Durant les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, les régionalistes se sont totalement divisés.
Alors que les corsistes se sont engagés en faveur de l’Italie fasciste, un autre mouvement, le cyrnéisme, est plus modéré :
- restant proche idéologiquement du régime de Vichy, il ne remet jamais en cause l’appartenance de la Corse à l’ensemble français, se limitant à mettre en avant des spécificités régionales très folklorisantes.
Tombeau du sculpteur Damaso Maestracci, 1925. Phot. Battini, Patrick. © Collectivité territoriale de Corse, musée de la Corse, 2013.
La demeure du sculpteur se dresse au cœur de cette accumulation au style insolite.
Surplombant la route, elle est aisément reconnaissable à sa façade présentant des ornements de ciment armé imitant l’art des rocailleurs, à sa loggia de style « pique- assiette » portant l’inscription en céramique « Mon repos ».
La devise « l’art embellit la vie » somme la porte en bois sculpté, cantonnée de deux atlantes grimaçants.
Figurant sur l’ancien cadastre dressé en 1872, la maison, pouvant dater de la première moitié du XIXe siècle, a été entièrement remaniée par l’artiste à partir de 1925.
Il a progressivement élaboré un décor pour chacune des pièces, y compris pour les espaces du rez-de-chaussée accueillant ses ateliers, puis complété l’ensemble par un mobilier auquel il a souvent apporté une touche personnelle.
Enfin, il a accumulé dans ce lieu ses propres œuvres ainsi que celles de ses amis, artistes corses ou provençaux.
À sa mort en 1976, sa fille a conservé intacte la demeure tout en continuant à y vivre dans des conditions assez inconfortables, car n’ajoutant à son mobilier que très peu d’objets après le décès de son père (en tout et pour tout, une plaque électrique et un petit réfrigérateur), lui conférant déjà, avant même de la léguer, une dimension de conservatoire.
En témoignent les photographies datant de diverses époques, montrant l’artiste dans son environnement de vie et de travail.
Salon, vue intérieure, Maison Maestracci, Occhiatana, Haute-Corse. Phot. Tristani, Julia. © Collectivité territoriale de Corse, musée de la Corse, 2010.
La condition posée par Marie Maestracci lorsqu’elle lègue la maison de son père est la garantie que la mémoire de ce dernier perdure.
Le sculpteur Damaso Maestracci entre, de par la volonté de sa fille, dans le groupe des « transmetteurs ».
Mais la perduration d’une mémoire par le biais d’un lieu s’apparentant à un musée implique la présence de visiteurs, et donc l’entrée de ceux-ci dans le groupe des « récepteurs ».
Cette patrimonialisation s’observe sur le long terme, puisqu’elle commence dès 1989, avec l’inscription du tombeau du sculpteur au titre des monuments historiques.
Atelier, vue intérieure, Maison Maestracci, Occhiatana, Haute-Corse. Phot. Tristani, Julia. © Collectivité territoriale de Corse, Musée de la Corse, 2010.
Vue extérieure, Maison Maestracci, Occhiatana, Haute-Corse. Phot. Tristani, Julia. © Collectivité territoriale de Corse, musée de la Corse, 2010.
Enjeux pour la création d’un « musée de soi ».
La maison est un microcosme qui permet de cerner la place de l’artiste dans la société.
C’est, dans une optique élargie, au prix de l’appropriation par la communauté corse du lieu recontextualisé dans la période de la Seconde Guerre mondiale que la maison pourra devenir un «lieu de mémoire», en ce sens que les oublis et les refoulements «sont tout de même des éléments non négligeables de la mémoire collective ».
C’est dans le domaine des musées de sociétés, ou « musées de soi » tels que les définit Benoît de L’Estoile, qu’il convient d’intégrer le projet de patrimonialisation de cette maison.
Car « sous ses divers formes, le "musée de Soi" répond [...] à la question : "Qui sommes-nous ?" en s’adressant à la fois au visiteur extérieur et à la "communauté" elle- même, que le musée vise d’ailleurs souvent à renforcer, voire à constituer.
Ainsi, les musées dits de sociétés sont souvent l’héritage de projets d’affirmation d’une identité collective enracinée dans un passé commun [...].
Tous sont des musées de Soi qui renvoient à un Nous incarné dans le musée par divers objets qui témoignent du passé de la communauté en question et qui, le plus souvent, proviennent de son territoire ».
Telle est la maison Maestracci.
Julia Tristani.
Éditeur : Ministère de la culture
Référence électronique : Julia Tristani, « La maison du sculpteur corse Damaso Maestracci, entre lieu de mémoire et demeure d’artiste »,
In Situ [En ligne], 29 | 2016, mis en ligne le 21 juillet 2016, consulté le 20 avril 2019.
URL : http://journals.openedition.org/insitu/13438 ; DOI : 10.4000/insitu.13438