SÉBASTIANO CARBUCCIA. Prince des « Vagabondi »
SÉBASTIANO CARBUCCIA.
Prince des « Vagabondi »
Le chanoine Letteron, esquissant l'histoire des Sociétés Savantes de Bastia, se demandait à quelle date avait été fondée l'Académie des Vagabondi.
Il n'avait pas de peine à rectifier l'erreur grossière de Germanes qui la fait remonter à 1749 et avec Renucci qui invoque le témoignage du poète Carbuccia « dont les œuvres poétiques furent imprimées à Venise en 1675 », il la fixe « aux environs de 1650 ».
J'ai pu avoir le volume à la Victor-Emmanuel de Rome ;
- il porte ce titre, un peu long suivant la mode du temps :
beile poesie dì Sebastiano Carbuccia, Corso Bastiese, Dottor di Legge e Accademico Vagabondo dedicate alla Serenissima Altezza di Cosmo III, gran duca di Toscana, ecc.
In Venezia, M.DC.LXXV., appresso Antonio Bosio.
La Préface, datée du 6 janvier 1675 et rédigée avec préciosité, est un document précieux, dans le bon sens, sur l'activité de la célèbre Société bastiaise à ses débuts.
Voici la phrase relative à la fondation de l'Académie :
- Carbuccia dit qu'il se fait imprimer pour donner l'exemple à ses confrères, « acciochè si risvegliano i vivaci ingegni dell' Accademia de' Vagabondi eretta già in Bastia, che sono sedici anni ormai, a non tenere addormentate, e nascoste
sotto l'ombra del silenzio e dell' oblio qu'ell' opere luminose, che porgerebbero non poco splendore alle loro case, con palesarle al mondo letterato, nè minor onore alla lor Patria, che sovente gli ha uditi ed ammirati ».
Sedici anni.
La simple soustraction donnerait la date de 1659.
Mais comme Carbuccia écrit dans les tout premiers jours de 1675, nous pouvons affirmer que la fondation des Vagabondi remonte à 1658.
C'est là une constatation d'autant plus importante que l'Arcadie, une des plus célèbres Académies italienne, ne fut fondée qu'en 1690.
La préface de Carbuccia nous apprend aussi que les Vagabondi première manière ne se réunissaient que. tre voire l'anno à pena, e meno ancora alle publiche raunanze ; una sol volta in un lustro conferiamo colli compagni in privato, mai amicabilmente abbiamo corrette le nostre fatiche...
L'auteur des Poesìe, qui avait étudié le droit à Pise et dont l'aïeul Ruggero avait été le fidèle serviteur de Côme II de Toscane, fut, nous dit-il lui-même, élu prince par ses confrères académiciens.
Il appelle ses pièces « roses de poésie » parce qu'elles pro viennent de son « très épineux talent » et, si elles ne sont pas excellentes, en voici l'explication à la fois physiologique et... étymologique :
Queste mie Uriche fantasie sono parto della metà del mio cervello, per essere l'altra metà impedita dall' incessante malore d'un ostinata Emicrania.
Les amoureux trouveront ici peu de pâture :
- il ne convient guère à un chrétien d'écouter les Muses lascives.
Et l'auteur, en fidèle obéissant, prend même soin de faire une profession de foi catholique et romaine, et de déclarer que les mots Fato, Fortuna, Destino ont dans ses vers un sens purement poétique c'est-à-dire fictif, et non la valeur de divinités mythologiques !
Nous trovons chez lui plusieurs poèmes religieux, inspirés par la Passion, le Corpus Domini ; des imitations de psaumes, une paraphrase du Dies Irae, etc.
L'imitation est en effet une des... qualités essentielles de Carbuccia.
D'ailleurs il le reconnaît lui-même et donne Horace comme un de ses modèles favoris :
- il y a par exemple dans son volume une adaptation en vers de la fameuse épode d'Horace : Beatus ille qui procul negotiis ;
elle commence ainsi :
Felice, e beato
chi da mordaci affar scevro e lontano...
D'autres pièces s'inspirent de Virgile.
L'une est l'éloge de la fontaine de Pigno, près Bastia.
Le berger Tityre la recommande à ses compagnons en la comparant à celles de Blanduse, d'Aréthuse, etc.
Plus près de lui, Carbuccia subit l'influence du Cavalier Marino et de Chiabrera.
Il a les accents religieux du second mais, s'il imite la préciosité du premier, il n'en a jamais Te ton érotique.
Précurseur de l'Arcadie par ses « pastorellerie », Carbuccia l'est donc aussi par sa théorie de l'imitation nécessaire :
- les Arcadiens déclareront plus tard à peu près comme lui « non consistere la nobiltà della poesiai nell' altezza dei concetti, ma nella bontà dell' imitazione ».
Comme la plupart des poètes de son temps — et la tradition était ancienne !
— Carbuccia cultive volontiers la poésie de circonstance, l'éloge outré des princes et des puissants.
N'oublions pas que Chiabrera fut le favori des grands-ducs de Toscane, des ducs de Mantoue, du pape Urbain VIII, de Charles-Emmanuel de Savoie ;
- que Fulvio Testi fut secrétaire d'Etat des princes d'Este ;
- que V. da Filicaia fut le favori de Côme III (auquel Carbuccia offre son recueil)) ;
- et nous comprendrons mieux la dédicace emphatique, le nombre de pièces adressées à des princes, à de grands dignitaires ecclésiastiques, à Mazarin, à des gouverneurs génois, les Carmagnola, les Durazzo, les Spinola.
Et nous allons voir sur quel ton leur parle notre poète !
Un autre aspect de ses vers est, nous l'avons dit; cette recherche qui sous les noms de préciosité, gongorisme, marinisme, infecta alors l'Europe littéraire.
Absence de sincérité, jeux de mots, abus des métaphores qui fera dire à Salvator Rosa parlant des poètes du Seicento :
Le metafore il sole han consumato, tout y est.
Carbuccia est bien de son siècle.
Il assure par exemple le gouverneur Durazzo que sa venue fa più spesse biondeggiar le spiche
nel Corso Regno, e le campagne apriche Tutte già smalta di smeraldi, e d'oro.
et il déclare à la femme de ce personnage :
... del Regno Cirneo render potete Dolci l'angoscie, e l'agonie soavi !
Voici une pièce complète, tout à fait caractéristique :
- le poète explique pourquoi il pleut à l'arrivée de Thérèse Spinola, « governatrice nel Regno di Corsica ».
SI OSCURA IL CIELO, E PIOVE
Perchè cuoprite in tenebroso velo
La vaga faccia o sfere auree, e serene Allor. che in queste fortunate arene
Nuovo splendor c'invia di Giano il Cielo ?
Io Ben l'occulto del mister vi svelo :
Più vago è il sol, che a colorir qui viene Di queste piaggie i fiori, e mal sostiene Tanta luce mirar il Dio di Delo.
Anzi sembra, che versi a mille a mille Invidioso da l'Eterea mole
Per gl' umidi occhi lagrimose stille ;
Ma tempri il pianto, e basti Delfo al sole, O pur d'aver Delo, e Tessaglia ancille ;
Che Cimo un altro venerar ne vuole.
On ne peut être ni plus précieux, ni plus courtisan.
Mais au moment où l'activité intellectuelle connaît en Corse un intéressant renouveau, il ne m'a pas paru inutile de faire revivre le souvenir de ce Prince des Vagabondi.
Son volume, en même temps qu'il nous permet de fixer (en l'absence de documents officiels) un point important de notre histoire littéraire, nous fait connaître un poète appréciable malgré les défauts imputables à son siècle, et qui eut au moins le mérite
-- si son affirmation est exacte — d'être « le premier Bastiais ayant publié des compositions lyriques ».
Paul ARRIGHI.
Source : musee-corse.