LES NOMS DE FAMILLE CORSES EXISTENT-ILS ?

La grande similitude entre les systèmes anthroponymiques corse et italien se traduit notamment par le fait que les noms de famille ont souvent la même forme des deux côtés de la mer Tyrrhénienne. 

 
Cela n'est pas surprenant étant donné les affinités au plan historique, linguistique et culturel, et surtout la formation de ce système sous l'égide de l'administration toscane puis génoise (qui a utilisé le toscan comme langue officielle).
 
L'administration française qui a suivi n'a pas (profondément) changé les noms de familles corses devenus héréditaires et pratiquement immuables par la force de la loi.
 
On mesure en revanche l'impact de la culture dominante sur les prénoms actuels des Corses, qui ont fini par remplacer ceux de l'époque toscane, et dont les vestiges fossilisés ne subsistent plus que dans les noms de famille insulaires.
 
Si l'on se base sur la forme écrite "officielle", les Corses ont porté des prénoms "latins" (type Iacobus), puis "italiens" (type Giacobo), et aujourd'hui "français" (type Jacques).
 
Cela ne dit rien sur l'origine des individus qui les portent, sauf pour certaines adaptations (exclusivement "corses") de prénoms supposés "intraduisibles" (type Quilicus).
 
Cela est simplement révélateur de la nature des langues (et des classes) dominantes, notamment à l'époque où les (pré)noms individuels sont devenus noms de familles, et sur les difficultés qu'avaient des populations locales à passer d'une langue familière à une langue méconnue.
 
Aujourd'hui au contraire la forme des prénoms dans la Corse française n'a plus aucune incidence sur celle des nom de familles.
 
Si un (pré)nommé Ghjacumu a pu autrefois être l'ancêtre éponyme d'une famille GIACOMI (moyennant une toscanisation graphique), aujourd'hui le processus de formation (traditionnel) des noms de famille est achevé, et les nombreux Corses prénommés Jacques ont peu de chance de transmettre à leur descendance corse la forme française JACQUES comme nom de famille.
 
En outre, contrairement à ce qui se passe pour les toponymes, il n'y a pas de revendication portant sur une éventuelle corsisation des noms de familles (à l'instar de la pratique des Basques qui ont majoritairement adopté une graphie spécifique pour leurs noms généralement hispanisants), même quand le patronyme (CANAVAGGIA) correspond à un nom de lieu corse (Canavaghja).
On a souvent dit et écrit, y compris dans des ouvrages sérieux, que tous les noms de famille corses se retrouvent en Italie.
 
Cette opinion ne correspond pas tout à fait à la réalité, bien qu'elle continue à tenir le haut du pavé, notamment sur "la toile", dans les forums de discussion, déclinée dans toutes les langues.
 
On affirme par exemple que "Tutti i cognomi che vengono portati in Corsica sono diffusi nella penisola", tout en indiquant des liens vers des sites qui permettraient de vérifier que le postulat ne résiste pas à l’épreuve des faits.
 
Dire qu'un nom a la même forme en Corse et en Italie ne signifie pas forcément qu'il s'agit d'un "nom italien", même si cela correspond à l'opinion majoritaire.
 
Certains noms de famille ont la même forme en France et en Italie.
 
Un nom "français" comme ALBERTIN est aussi un nom "italien" (typique notamment de la Vénétie).
 
Bien que les différences de fréquence et de distribution des patronymes soient souvent significatives, ALBERTIN ou ALBERT ne sont pas forcément des nom français, et ALBERTINI n'est pas forcément un nom italien (ni corse d'Albertacce).
 
La majeure partie des noms de famille ont en effet la même forme en Corse et en Italie:
- soit parce qu'ils sont effectivement d'origine italienne,
- soit parce qu'ils ont été "traduits" en italien ou italianisés par l'administration de l'époque.
 
Certains auraient aujourd'hui une forme francisée si la "normalisation" ébauchée après le "rattachement à la France" avait été poursuivie.

 

 
Ainsi en Corse le prénom Francescu, avec un diminutif Francischettu, a donné un nom de famille attesté sous plusieurs formes: FRANCESCHETTI (toscanisé) s'est imposé, mais on a aussi FRANCISCHETTI (avec un vocalisme corse, de même pour FRANCISCHINIFRANCISCONI dans les actes anciens).
 
On a aussi FRANCISQUÈS (au 18e s. dans les archives départementales des Bouches du Rhône) qui serait aujourd'hui la forme "normale" du nom de famille corse si l'administration avait poursuivi la francisation de manière cohérente (la toponymie "officielle" de l'IGN n'est pas plus logique:
- on a San Francescu à côté de San Francesco ou Saint-François).
 
Si la langue officielle en Corse avait été espagnole à l'époque où les patronymes se sont fixés, on aurait des noms de famille corses hispanisants:
- c'est ainsi qu'au nom de famille corse SANTUCCI correspond chez certains Corses émigrés à Porto Rico la forme SANTUCHI, adaptation conforme à la graphie de l'espagnol.
 
Il s'agit ici des "petites différences" graphiques entre langues romanes, qui peuvent aussi être plus flagrantes pour des noms de famille issus d'un lexique typiquement local (voir plus loin des cas comme MUFRAGGI, spécifiquement corse par son radical et son suffixe, et donc inconnu en Italie).
 
Malgré les "normalisations" successives, force est de constater que 20% des noms de famille corses ne sont pas attestés en Italie comme on le verra plus loin.
 
A la question posée lors de l'une de nos conférences:
- "les noms de famille corses existent-ils?", les participants au débat ("corsistes" convaincus, francophiles ou "citoyens du monde"), ont répondu "non" sans hésiter.
 
Une des conséquences remarquables de ce type de préjugé est l'absence presque totale d'études sérieuses dans un domaine qui suscite pourtant un véritable engouement.
 
En 1951 le corse, classé comme "dialecte allogène", est exclu du bénéfice de la loi Deixonne et donc interdit d'enseignement sans que cela provoque un émoi particulier.
 
 
De même l'onomastique corse n'est encore l'objet d'aucun travail approfondi:
- historiquement construite sous administration toscane, on considère qu'elle est donc dépourvue de tout caractère spécifique, dès lors que "tous les noms de famille corses sont italiens" (de même que "tous les prénoms corses sont français").
 
Aujourd'hui il n'est plus possible de persister dans de tels jugements sans les nuancer.
 
Les moyens modernes d'investigation aujourd'hui disponibles grâce aux technologies modernes d'information permettent notamment de constater que de nombreux noms de famille présents dans l'annuaire téléphonique corse (c'est notre base de référence) ne figurent pas dans l'annuaire italien.
 
Si l'on examine par exemple les 100 noms les plus fréquents dans l'île (entre 100 et 700 inscriptions dans l'annuaire corse) on constate que pour une dizaine d'entr'eux ils sont absents ou très rares (moins de 10 inscriptions) dans l'annuaire italien.
 
Un principe essentiel de la linguistique est qu'on peut attester la présence d'un élément mais jamais son absence.
 
Quand on constate qu'un patronyme présent en Corse n'est pas recensé dans les annuaires téléphoniques italiens on ne peut évidemment jamais être totalement sûr qu'il n'existe pas (ou n'a jamais existé) en Italie.
 
Cependant, étant donné la diffusion du réseau des télécommunications dans l'Europe d'aujourd'hui on a de fortes présomptions pour dire que le nom de famille en question (par exemple TERRAMORSI) n'est pas "d'origine italienne", et même qu'il est vraisemblablement "d'origine corse".
Extrait de
"La légende des noms de famille. Appellations d'Origine Corse (incontrôlée)"
par Jean Chiorboli, à paraître.
 
Illustration : La Confusion des Langues de G. Doré.
 
Article proposé par : Marie Noël
    
 
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