« Portrait du monarque d’Alphonse V, roi d’Aragon ».Juan de Juanes, Nom de naissance : Vicent Joan Macip. Musée de Saragosse © Ministerio de Cultura

« Portrait du monarque d’Alphonse V, roi d’Aragon ».Juan de Juanes, Nom de naissance : Vicent Joan Macip. Musée de Saragosse © Ministerio de Cultura

LUTTE ENTRE GÊNES ET L'ARAGON :
La conquête aragonaise de la Sardaigne, qui débute en 1323, se traduit l’année suivante par l’envoi dans l’île du premier gouverneur catalan, Filippo di Saluzzo, avec le titre de « gouverneur général de Sardaigne et de Corse ».

Dès l’arrivée de Filippo di Saluzzo en Sardaigne, la Corse fait irruption dans les archives aragonaises :

les seigneurs corses débarquent dans l’île pour prêter serment de fidélité au souverain aragonais, en échange de la confirmation de leurs biens.

Les seigneurs corses semblent donc avoir pris l’initiative des relations avec la couronne d’Aragon.

L’installation d’un gouverneur catalan en Sardaigne, en facilitant les relations diplomatiques entre Corses et Aragonais, a ainsi rendu effective la bulle pontificale de 1297 :

désormais, les seigneurs se considèrent comme les vassaux du souverain aragonais, et multiplient les ambassades en Sardaigne pour lui prêter l’hommage vassalique.

 En août 1325, Alphonse autorise le gouverneur Francesc Carroç à recevoir l’hommage féodal des seigneurs corses et à leur confirmer leurs fiefs, ce qui suggère que les ambassades se sont multipliées.

Si bien qu’en 1325, alors que la conquête de la Sardaigne n’est pas encore achevée, l’infant Alphonse envisage de conquérir la Corse.

Très rapidement, les ambassades des seigneurs sont donc parvenues à susciter l’intérêt d’Alphonse pour la Corse.

Malheureusement, ces ambassades ont laissé peu de traces dans les archives, et les quelques lettres parvenues jusqu’à nous ne permettent pas d’en reconstituer la teneur.

Dans ce contexte, un rapport sur la Corse établi vers 1324 par le seigneur de Lucques, Castruccio Castracani, est d’un très grand intérêt.

  • 16 Ibid.
  • 17 ACA, Canc., reg. 395, f° 200. Sur les giudicats de Sardaigne, voir Boscolo, 1979.

5Ce document, étudié par Maria Giuseppina Meloni, dresse la situation géopolitique de l’île au début du xive siècle.

À cette époque, les héritiers de Giudice di Cinarca, ses quatre fils bâtards, ses gendres et ses neveux, se disputent son héritage.

Pour établir ce rapport, Castruccio Castracani s’est semble-t-il principalement fondé sur les informations livrées par le seigneur Arrigo di Litali, l’aîné des bâtards de Giudice, qui tenait la partie méridionale de l’île.

Dès 1323, Arrigo di Litali s’était rapproché de la couronne d’Aragon, grâce à ses relations privilégiées avec le juge d’Arborea, qui était lui-même le principal allié de la Couronne en Sardaigne.

Cependant, outre Arrigo di Litali, le rapport évoque l’ensemble des seigneurs qui entretenaient des relations diplomatiques avec la Couronne.

Nous pouvons donc le considérer comme le reflet des différentes ambassades des seigneurs corses en Sardaigne entre 1323 et 1324 :

les seigneurs de Cinarca, Riniero, Arrigo et Oppicinello ;

les seigneurs de Petra Larata, Guglielmo et Ugo ;

les bâtards de Giudice, Arrigo di Litali dit Arrigo Strambo et Guglielmo Salinese d’Istria.

Or tous ces seigneurs étaient rivaux et chacun d’entre eux voyait dans l’alliance aragonaise un moyen de s’imposer aux autres.

Le but du rapport de Castruccio était donc d’aider le souverain à faire son choix, en évaluant précisément le rapport de force local, mais également en dressant le portrait moral des différents seigneurs.

Or Castruccio était favorable au seigneur Arrigo di Litali, et son rapport traduit les principaux arguments mis en avant par ce dernier pour s’imposer à la tête de l’île : sa filiation directe avec le comte Giudice di Cinarca et ses capacités militaires.

  • 18 Voir Letteron, 1910, pp. 147-176.

6Les références au comte de Corse sont omniprésentes dans le rapport de Castruccio, ce qui témoigne qu’une génération après sa mort, la question de sa succession restait au cœur des relations entre les chefs corses.

Seigneur naturel de l’extrême sud de l’île, Giudice avait conquis à la force de l’épée l’ensemble du « Delà des Monts », et avait ainsi donné naissance au « Stato cinarchese ».

Sans procéder à un véritable partage, le comte avait ensuite réparti ses forteresses entre ses fils bâtards, ses neveux et ses gendres.

À sa mort, Giudice laissait un fils légitime en bas âge, mais sa disparition rapide allait entraîner une crise de succession dans l’île. C’est semble-t-il afin de sortir de cette crise que les différents héritiers de Giudice se sont tournés vers la couronne d’Aragon. Nous remarquons en effet que tous les chefs corses sont présentés en fonction de leurs liens de parenté avec Giudice, comme si le comte restait la source unique de pouvoir.

  • 19 Meloni, 1995, p. 606.
  • 20 Ibid., p. 599. La même lettre avait été adressée à Arrigo et Opicinello di Cinarca, à Lupaciolo d’O (...)
  • 21 L’on ne trouve pas trace de cette accusation dans la chronique de Giovanni della Grossa, voir Lette (...)
  • 22 D’après Giovanni della Grossa, Salinese aurait livré son propre père aux Génois ce qui lui aurait v (...)

7Parmi les héritiers de Giudice, le document distingue trois « miles » :

Arrigo, qui était son gendre ;

Riniero, qui était le fils de l’une de ses filles légitimes ;

Guglielmo Salinese d’Istria, qui était l’un de ses fils naturels.

Les archives de la chancellerie témoignent qu’Arrigo et son frère Oppicinello étaient parvenus à obtenir de la couronne d’Aragon, outre la confirmation de leurs biens propres, celle du château d’Istria, théoriquement détenu par Salinese, et la Balagne.

Cela témoigne que les deux seigneurs s’étaient appuyés sur la Couronne pour exercer un pouvoir hégémonique sur l’île.

De son côté, Riniero faisait partie des seigneurs auxquels l’infant avait annoncé la signature du traité de paix avec Pise, qui avait mis un terme provisoire à la conquête de la Sardaigne.

 La même lettre avait été adressée à Arrigo et Opicinello di Cinarca, à Lupaciolo d’Ornano et à Arrigo di Litali.

En 1324, Arrigo et Riniero di Cinarca, peut-être en raison de leur statut de « miles », figuraient donc parmi les plus proches alliés de la Couronne en Corse, et les informations livrées par Arrigo di Litali à Castruccio visaient à les discréditer.

Ainsi le document affirme-t-il qu’Arrigo di Cinarca et son frère Opicinello étaient les meurtriers du fils légitime de Giudice.

L’on ne trouve pas trace de cette accusation dans la chronique de Giovanni della Grossa.

De même, Riniero di Cinarca est présenté comme un seigneur tyrannique détesté par ses hommes.

Quant au troisième « miles », Guglielmo Salinese, le document le présente comme un traître puisqu’il souligne qu’il combattait dans l’armée génoise contre son propre père.

D’après Giovanni della Grossa, Salinese aurait livré son propre père aux Génois ce qui lui aurait valu d’être maudit avec l’ensemble de sa descendance.

  • 23 Dans une lettre non datée (entre 1327 et 1336) Guglielmo Salinese demande l’appui de la couronne d’ (...)
  • 24 Privé de son château par Arrigo di Litali, Ugolino s’est ensuite exilé en Sardaigne, ACA, Cartas Re (...)
  • 25 ACA, Canc, reg. 395, f° 200.

8En contrepoint de ces portraits négatifs, le rapport est élogieux sur deux seigneurs : Lupaciolo d’Ornano et Arrigo di Litali.

Lupaciolo est qualifié de « pulcher equitator », d’« homo cautus et sagax », de « sapiens homo » et de « magna vulpis », or il était allié avec Arrigo di Litali.

 Dans une lettre non datée (entre 1327 et 1336) Guglielmo Salinese demande l’appui de la couronne d’Aragon pour lutter contre Arrigo di Litali et Lupaciolo d’Ornano,

De son côté, le portrait d’Arrigo et de ses frères, Ugolinuccio, Opicinello et Ladeoncello, met en avant les vertus héritées de leur père :

« omnes filii Giudice sunt probi ».

Privé de son château par Arrigo di Litali, Ugolino s’est ensuite exilé en Sardaigne.

En insistant sur les liens du sang, Arrigo souhaitait sans doute souligner sa légitimité à succéder à son père à la tête de l’île.

De la même manière, dans sa correspondance avec l’infant Alphonse, ce dernier se présente comme :                        

« filio primogenito di Giudice comites Cinarcam ».

  • 26 Ce nombre est très proche des effectifs militaires dont dispose pour le même territoire, à la fin d (...)
  • 27 La contre-offensive génoise menée par Ottone Doria commence en 1329 avec le siège du château de Cin (...)
  • 28 Ce traité a été publié par Cancellieri, 1997, pp. 110-111.
  • 29 C’est dans ce même lieu que Giudice s’était fait élire comte de Corse. Sur le sens symbolique de ce (...)
  • 30 Letteron, 1910, p. 191.

9Le rapport de Castruccio Castracani était donc favorable à Arrigo di Litali qui, par l’intermédiaire du juge d’Arborea, cherchait à s’imposer comme le principal allié de la Couronne en Corse.

Outre ses vertus morales qui tranchent avec le portrait noir de ses adversaires, le document souligne ses capacités militaires.

Non seulement Arrigo di Litali pouvait amener en renfort 1000 fantassins et 100 cavaliers mais son territoire était limitrophe de Bonifacio et comptait deux bons ports (Porto-Vecchio et Saint-Cyprien).

Ce nombre est très proche des effectifs militaires dont dispose pour le même territoire, à la fin du xve siècle, le seigneur Rinuccio della Rocca : 1000 fantassins et 200 cavaliers.

Le fait suggère une stagnation démographique dans cette partie de l’île du début du xive à la fin du xve siècle.

Ce projet de conquête de l’île tourne finalement court, du fait de la révolte de Sassari qui éclate en juillet 1325.

Il reste que le rapport de Castruccio témoigne qu’au début du xive siècle, les seigneurs corses ne voyaient dans l’alliance aragonaise qu’un moyen de s’imposer à la tête de l’île.

N’ayant pas obtenu le soutien qu’il escomptait contre ses rivaux, Arrigo di Litali s’est tourné vers Gênes avec laquelle il signe un traité d’alliance en 1336.

 La contre-offensive génoise menée par Ottone Doria commence en 1329 avec le siège du château de Cinarca, considéré comme base aragonaise dans l’île.

 Le fait témoigne que malgré le rapport de Castruccio, les seigneurs de Cinarca étaient restés les principaux alliés de la Couronne en Corse.

Cette nouvelle alliance lui permet de s’imposer à ses frères et de réaliser son ambition : succéder à son père à la tête de l’île.

D’après le chroniqueur Giovanni della Grossa, Arrigo aurait alors suivi les traces de Giudice en allant se faire proclamer « governatore e signore di Corsica » à la Canonica de Mariana.

C’est dans ce même lieu que Giudice s’était fait élire comte de Corse.

Sur le sens symbolique de cette élection.

Mais, ayant atteint son but, le seigneur tomba malade et mourut huit jours plus tard.

Cette mort est interprétée par le chroniqueur comme un châtiment divin parce que « un tal malo e sconcertinato cavallero e signore [non] dovesse governare gente di uno Regno, anchora che picolo ».

Ce jugement moral, émis par un homme originaire de la seigneurie d’Arrigo di Litali, une centaine d’années après sa mort, témoigne du mauvais souvenir que ce dernier avait laissé dans la région, et apporte un démenti au portrait flatteur brossé par Castruccio Castracani.

  • 31 D’après Giovanni della Grossa, Guglielmo della Rocca était le petit-fils de Giudice, le fils d’Arri (...)
  • 32 Ibid., p. 192.
  • 33 La même année, les seigneurs Ugo Cortinchi et Lupo d’Ornano avaient envoyé une ambassade à Pierre I (...)
  • 34 Letteron, 1910, p. 192.
  • 35 Ibid., p. 199.

10La mort brutale d’Arrigo di Litali relançait du même coup la question de l’héritage politique de Giudice.

D’après Giovanni della Grossa, un autre héritier du comte, Guglielmo della Rocca serait alors allé à Gênes pour solliciter l’aide de la Commune.

D’après Giovanni della Grossa, Guglielmo della Rocca était le petit-fils de Giudice, le fils d’Arrigo della Rocca.

Comme Arrigo di Litali avant lui, en 1340 Guglielmo della Rocca se serait donc appuyé sur Gênes pour s’imposer à la tête de l’île.

À cette époque, le gouvernement populaire génois avait tout intérêt à dominer la Corse qui lui offrait de nouveaux débouchés commerciaux, alors que de son côté la couronne d’Aragon était en proie à des difficultés avec le roi du Maroc.

 La même année, les seigneurs Ugo Cortinchi et Lupo d’Ornano avaient envoyé une ambassade à Pierre IV d’Aragon pour qu’il prenne possession de la Corse, mais ce dernier avait répondu qu’il ne pouvait pas intervenir en raison de ses difficultés avec le roi du Maroc.

La requête de Guglielmo fut donc accueillie favorablement à Gênes, et Gottifredo de Zoaglia fut envoyé dans l’île avec le titre de vicaire.

Or, si l’on en croit le chroniqueur, le traité d’alliance prévoyait de rétablir le régime fiscal mis en place par Giudice di Cinarca, lors de son élection comtale34.

L’alliance de Guglielmo della Rocca avec Gênes s’inscrivait donc pleinement dans l’héritage de Giudice.

Il s’agissait en fait de s’appuyer sur la Commune pour désigner une autorité supérieure qui s’impose aux différents seigneurs.

En 1264, Giudice avait eu recours à l’institution comtale pour s’imposer aux autres chefs corses, mais le titre de « comte de Corse » était, semble-t-il, incompatible avec l’idéologie communale génoise.

C’est ainsi qu’Arrigo di Litali, tout en empruntant le rituel d’investiture comtale élaboré par son père, avait été nommé « gouverneur et seigneur » et non « comte » de Corse.

En faisant le choix de l’alliance avec Gênes, Guglielmo della Rocca se privait à son tour du titre comtal, mais le résultat était le même puisque, au nom de la Commune, il gouvernait l’ensemble de l’île.

C’est en tout cas ce que suggère le chroniqueur.

  • 36 ACA, Canc., reg. 1013, f° 240, « Lettre de Pierre IV à Guglielmo della Rocca ». La même lettre a ét (...)
  • 37 Petti Balbi, 1976, p. 22.

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  • 47 Sur ces événements, voir Petti Balbi, 1976, p. 50.
  • 48 Id., 1981, pp. 147-170.
  • 49 Sur la place de la Corse dans les relations entre Gênes et l’Aragon à la fin du xive siècle, voir S (...)
  • 50 Sur ce personnage, voir Ambrosi, 1911, pp. 5-64 ; Marongiu, 1935, pp. 481-501 ; Musso, 1989.
  • 51 Sur le parti aragonais à la mort d’Arrigo della Rocca, voir Ferrer i Mallol, 2001, pp. 65-88.

14

  • 52 Voir Cirneo, De rebus corsicis, pp. 138-214.

15

La situation de l’île durant la décennie 1340 est très difficile à étudier en raison de l’extrême rareté des sources.

Toutefois, la confrontation des documents génois, aragonais et corses permet d’émettre quelques hypothèses.

Il semble que durant cette période, Guglielmo della Rocca se soit efforcé de maintenir son pouvoir sur l’île en s’appuyant successivement sur Gênes et sur l’Aragon.

C’est ainsi qu’en 1345, n’ayant pas obtenu des Génois l’aide nécessaire contre ses ennemis, Guglielmo della Rocca se tourne vers Pierre le Cérémonieux.

 « Lettre de Pierre IV à Guglielmo della Rocca ».

La même lettre a été envoyée à Orlando d’Ornano, Ugolino Castellano, aux héritiers d’Arrigo Strambo, à Ristoruccio et ses frères de Cinarca, à Guglielmo de Petra Larata, aux héritiers d’Ugo Cortinchi, à Oppicinuccio Cortinchi, à Giovanni de Bagnaia, à Alberto de Bagnaia, à Bartolomeo et Giovannino Avogari, à Bartolomeo de Mari et à Babilano Avogari.

Ce dernier est en effet parvenu à consolider son pouvoir en péninsule Ibérique et à Majorque, et peut de nouveau s’intéresser à la Sardaigne et à la Corse.

Ce regain d’intérêt pour les deux îles se traduit par l’envoi d’une expédition en Sardaigne en décembre 1346, afin de contrer l’action anti-aragonaise des Doria, soutenus par Gênes.

De son côté, Gênes réagit en armant une quarantaine de galères, destinées à la fois à sécuriser les côtes de Corse, et à soutenir la résistance des Doria en Sardaigne.

Parallèlement, la Commune parvient à renégocier l’alliance avec les principaux seigneurs et à les détourner de la couronne d’Aragon :

le 28 avril et le 1er mai 1347, Guglielmo della Rocca et Orlando d’Ornano, qui deux ans auparavant avaient sollicité Pierre IV, prêtent finalement serment de fidélité à Gênes et s’engagent à la soutenir militairement sur terre et sur mer.

  • 38 Voir ACA, Canc., reg. 1017, f° 150.
  • 39 Cette déclaration de guerre a été publiée par Duvergé, 1933, p. 243. Sur les relations entre Gênes  (...)
  • 40 Letteron, 1910, p. 200.
  • 41 ACA, Cartas Reales, Pierre III, 5197rº. Le document a été transcrit par D’Arienzo, 1970, p. 213.
  • 42 Sur le gouvernement de la Couronne pendant cette expédition, voir Beauchamp, 2005.

12Au début de l’année 1348, la situation en Sardaigne tourne en faveur de la couronne d’Aragon qui parvient à libérer Sassari, assiégé par les Doria.

Fort de cette victoire, Pierre IV semble avoir envisagé de conquérir la Corse en s’appuyant sur les juges d’Arborea.

Toutefois, peut-être en raison du soutien de Guglielmo della Rocca et d’Orlando d’Ornano à Gênes, le projet n’aboutit pas.

À cette époque, Pierre IV voulait encore éviter d’entrer en conflit direct avec Gênes et la conquête de la Corse restait secondaire par rapport à la Sardaigne.

La situation change en 1351 lorsque, fort de son alliance avec Venise, Pierre IV décide de déclarer la guerre à la Commune.

L’année suivante, les juges d’Arborea se révoltent et cherchent l’appui de Gênes.

C’est dans ce contexte que se renoue l’alliance entre le souverain aragonais et les seigneurs corses.

D’après Giovanni della Grossa, en effet, c’est l’écrasante victoire remportée en 1353 par Pierre IV à Alghero contre les forces génoises qui aurait conduit Guglielmo della Rocca à se rapprocher du souverain aragonais.

Une lettre du gouverneur de Majorque au capitaine de l’armée royale de Sardaigne, écrite au lendemain de la victoire d’Alghero, semble confirmer les dires du chroniqueur corse.

Le gouverneur y écrit avoir reçu la visite de Gottifredo della Rocca, qui portait une ambassade de son frère Guglielmo.

Ce dernier s’engageait à aider le souverain à prendre possession de la Corse, en luttant contre les lieux rebelles à son autorité, et notamment la ville de Bonifacio.

Lorsque Pierre le Cérémonieux prend la tête d’une expédition contre la Sardaigne en 1354, il peut donc compter sur le soutien en Corse de Guglielmo della Rocca.

Mais si l’on en croit le chroniqueur, la même année, ce dernier aurait trouvé la mort lors d’un combat contre son voisin, le seigneur d’Istria.

La mort de Guglielmo, qui tant bien que mal semble avoir dirigé la Corse pendant quatorze ans, engendre une situation d’anarchie féodale qui s’achève avec la révolte populaire de 1357.

C’est dans ce contexte que les relations entre les seigneurs corses, la commune de Gênes et la couronne d’Aragon prennent un tour plus idéologique.

  • 43 Casanova, 1963-1967.
  • 44 Emmanuelli, 1975, pp. 5-50 ; Franzini, 2003, pp. 29-38.
  • 45 Petti Balbi, 1976, p. 33.
  • 46 Sur ce personnage, voir Cancellieri, 1989 ; Meloni, 1993, pp. 9-26 ; Petti Balbi, 1976, pp. 50-54.

13Dans la première moitié du xive siècle, à la faveur des troubles politiques qui suivent la crise de succession ouverte par la mort de Giudice di Cinarca, il semble qu’une nouvelle force « populaire » se soit développée dans l’île.

En 1357, cette force populaire parvient à renverser le régime seigneurial et se place sous l’autorité de Gênes en faisant acte de « deditio » l’année suivante.

Comme le souligne Giovanna Petti Balbi, cet événement marque un tournant dans les relations entre Gênes et la Corse :

alors que jusque-là, la Commune s’était appuyée sur la force seigneuriale, elle choisit désormais de s’allier aux populaires corses contre les seigneurs.

Le rejet de la « féodalité » devient dès lors le ciment idéologique de l’alliance corso-génoise.

Affaiblis, les seigneurs corses trouvent alors refuge en Sardaigne et, depuis cette île voisine, préparent la reconquête seigneuriale de la Corse, avec le soutien de la couronne d’Aragon.

Menée par Arrigo della Rocca  le fils de Guglielmo —, cette reconquête se traduit en 1376 par la restauration du titre comtal qu’avait porté Giudice di Cinarca.

Désormais, l’affrontement entre Gênes et l’Aragon se traduit donc localement par l’opposition entre un gouvernement communal philo-génois et un gouvernement comtal philo-aragonais.

D’après Giovanni della Grossa, Arrigo della Rocca serait retourné en Corse en 1372.

À cette époque, l’île connaissait à nouveau une situation d’anarchie à la suite de l’assassinat du gouverneur populaire Tridano di Turri.

Le contexte était donc favorable à une reconquête seigneuriale.

D’autant plus qu’Arrigo della Rocca pouvait compter sur le soutien de Pierre IV qui souhaitait s’appuyer sur les seigneurs corses pour lutter contre les révoltes de Sardaigne.

Dès son arrivée en Corse, Arrigo convoque ses parents et alliés et avec leur soutien, il parvient à reconquérir le sud de l’île.

Suivant le modèle de Giudice di Cinarca, il franchit ensuite les monts pour se faire élire comte de Corse en 1376.

Arrigo parvient ainsi à imposer son autorité sur l’île et à rallier la force populaire.

Comme au temps de Giudice, l’autorité de Gênes se trouve dès lors circonscrite aux seules villes de Bonifacio et de Calvi.

En 1378, lassée des dépenses militaires que nécessite la conservation de la Corse, la Commune cède ses droits sur l’île à une compagnie privée, la Maona di Corsica, organisée sur le modèle de la Maona di Chio.

Dans le même temps, la Commune parvient à négocier la paix avec Pierre IV d’Aragon :

Gênes s’engage à ne plus soutenir les rebelles de Sardaigne tandis que de son côté, Pierre IV promet de ne plus soutenir les seigneurs corses.

Mais, malgré ce traité, les deux parties continuent de s’affronter de manière indirecte en soutenant les révoltes en Corse et en Sardaigne.

Les difficultés rencontrées par les souverains aragonais en Sardaigne expliquent que, malgré les succès d’Arrigo, ils n’aient pas véritablement entrepris la conquête de la Corse.

À la fin du xive siècle, lorsque Vincentello d’Istria succède à son oncle, la situation de l’île reste incertaine :

le comte Arrigo est parvenu à reconquérir le sud de l’île mais dans le Nord, son pouvoir s’est heurté à la force populaire, alliée à Gênes.

L’époque de Vincentello d’Istria marque l’apogée du parti aragonais en Corse.

Nommé lieutenant de Martin I en 1404, Vincentello se fait élire comte de Corse en 1407, renouant ainsi avec la tradition ouverte par Giudice.

Après avoir connu des difficultés dans les années 1410, Vincentello parvient à soumettre la totalité de l’île en 1420 et à menacer directement les villes génoises de Calvi et de Bonifacio.

Pour la première fois, l’aide aragonaise se traduit par une intervention directe du roi Alphonse V le Magnanime, qui vient lui-même assiéger Bonifacio, tandis que Vincentello fait le siège de Calvi.

Mais, dès le mois de janvier 1421, Alphonse V abandonne le siège pour aller secourir Jeanne de Naples contre Louis II d’Anjou.

Ce retrait précipité d’Alphonse le Magnanime, associé à une résistance héroïque des Calvais et des Bonifaciens, permet à Gênes de se maintenir dans l’île et de lutter contre le comte avec le soutien des populaires corses.

Cependant, grâce à l’aide aragonaise, Vincentello d’Istria parvient à résister jusqu’en 1434, date à laquelle il est capturé et décapité par les Génois.

Au milieu du xve siècle, après une ultime tentative menée par le comte Polo della Rocca, le rêve aragonais se brise définitivement sur l’affirmation de la Corse génoise.

Cette victoire définitive de Gênes, en marquant le triomphe de l’idéologie anti-seigneuriale du parti populaire, semble avoir occulté le discours idéologique des seigneurs.

Or plusieurs indices conduisent à penser que le parti aragonais en Corse, à partir du xve siècle, reposait bien sur une idéologie politique seigneuriale, dont le principal ciment semble avoir été le souvenir mythique de la conquête carolingienne de l’île.

 

« Seigneurie contre commune : recherches sur les fondements idéologiques du parti aragonais en Corse (xive-xve siècles) »,

Mélanges de la Casa de Velázquez.

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