Bush, Cheney et Rumsfeld quittent le Pentagone pour la cérémonie d’adieu de Rumsfeld, le 15 décembre 2006. (Département de la Défense, sergent d’état-major de l’U.S. Air Force, D.D. Myles Cullen)

Bush, Cheney et Rumsfeld quittent le Pentagone pour la cérémonie d’adieu de Rumsfeld, le 15 décembre 2006. (Département de la Défense, sergent d’état-major de l’U.S. Air Force, D.D. Myles Cullen)

  • La présidence en exil :
  • la fermeture de l'exécutif sous George W. Bush
  • Vincent Michelot

« La Constitution, en décrivant la présidence, dessine une institution floue, mais cette faiblesse est devenue une force : n’étant que virtuelle, la présidence a pu devenir réelle ».

Cette affirmation s’applique de manière éclatante à la présidence de George W. Bush qui, selon le jugement quasi unanime des politologues américains, possède la vision la plus expansive jamais rencontrée dans l’histoire politique, aux États-Unis, des pouvoirs de l’exécutif.

En effet, que ce soit cette forme moderne de la lettre de cachet qu’est la désignation de prisonniers en tant « qu’ennemis combattants » pour les priver de leurs droits fondamentaux selon lhabeas corpus,

- le refus de l’administration de laisser témoigner ses fonctionnaires, en activité ou retraités, devant les commissions d’enquête du Congrès au nom d’une conception très étendue du privilège de l’exécutif (executive privilege),

- l’affirmation du président de sa capacité à conduire seul – et sans contrôle de la part du Congrès la guerre en Irak au motif que ses pouvoirs constitutionnels de commandant en chef des forces armées ne peuvent être partagés,

- ou encore le refus de Dick Cheney de rendre public le nom des membres qui composaient son groupe de travail sur l’énergie,

on assiste à un double mouvement de la part de l’exécutif américain :

- non seulement il teste constamment la limite extrême de ses pouvoirs

- mais aussi en parallèle il organise activement la réduction ou la désactivation des contre-pouvoirs qui peuvent s’exercer contre lui.

Il existe donc des différences importantes entre la présidence de George W. Bush et celle de ses prédécesseurs, non seulement dans le degré mais aussi dans la théorisation des pouvoirs de l’exécutif.

Pour autant, les explications avancées pour justifier cette évolution majeure dans la pratique constitutionnelle américaine sont souvent centrées sur un événement majeur, les attentats du 11 septembre 2001, qui auraient donné à George W. Bush et à Dick Cheney, véritable architecte de l’impérialisation de la présidence, l’occasion et les moyens de concentrer les pouvoirs entre les mains de l’exécutif pour répondre à la menace terroriste.

 

2Au commencement, il y a cette idée – très présente chez les grandes figures de l’administration Bush que sont le vice-président Cheney et le secrétaire d’État à la Défense Rumsfeld, tous les deux anciens de l’administration Ford – que la présidence a décliné depuis Richard Nixon et que le scandale du Watergate est une machination progressiste pour avilir et réduire l’exécutif et attribuer au Congrès des pouvoirs étendus et finalement abusifs ;

- le mandat ou les mandats de George W. Bush seront donc envisagés, avant même le 11 septembre, comme une entreprise de restauration institutionnelle pour redonner à la présidence la mission originelle que lui conférerait la Constitution.

3Il y a par ailleurs une profonde défiance vis-à-vis du Congrès, elle aussi ancrée dans la pratique de Dick Cheney, qui était représentant de l’État du Wyoming lors d’un des moments d’étiage de la présidence avec l’affaire Iran-Contra.

Existe donc chez le vice-président cette idée que le Congrès n’est pas institutionnellement équipé pour jouer un rôle dans la définition de la politique étrangère des États-Unis ou encore dans ses opérations militaires.

On avancera aussi que la présidence s’arme et se renforce sous George W. Bush faute, à l’intérieur du Parti Républicain, de concevoir un projet de gouvernement qui intègre de manière fonctionnelle les pouvoirs exécutif et législatif.

De fait Karl Rove, grand stratège politique de l’administration Bush, met en place une manœuvre électorale qui, certes, conduit les Républicains à la victoire en 2000 et surtout en 2002 et 2004, mais qui, par ricochet, isole la présidence du Congrès puisque, en 2004 en particulier, il s’agit de succès tactiques beaucoup plus que programmatiques.

La thèse est donc simple : élu sans mandat populaire en 2000 et sans mandat de gouvernement en 2004, George W. Bush construit sa légitimité par le renforcement des pouvoirs de la Maison Blanche.

4Enfin, l’accroissement du pouvoir exécutif et sa résistance active aux contre-pouvoirs sont possibles en large partie grâce à l’instrumentalisation du 11 septembre, qui met en évidence l’exigence d’efficacité de l’exécutif mais qui aussi contribue à effacer ou à brouiller les divisions partisanes et idéologiques, structurant un corps politique sain et vivant.

Le véritable débat sur l’équilibre de pouvoirs aux États-Unis ne peut donc pas se faire puisqu’il est, à partir de l’effondrement des tours à New York, constamment ramené à un questionnement du patriotisme de ses acteurs.

Pendant les travaux de la guerre contre le terrorisme, l’abandon partiel des pouvoirs du Congrès continue derrière le paravent de l’unité nationale.

 

Vice-président Dick Cheney, Offutt Air Force Base, Nebraska, août 2006. (Photo Maison Blanche/David Bohrer)

Vice-président Dick Cheney, Offutt Air Force Base, Nebraska, août 2006. (Photo Maison Blanche/David Bohrer)

Certains constitutionnalistes et juges conservateurs ont développé, pour le pouvoir judiciaire, une théorie dite de « la Constitution en exil » (The Constitution in Exile) dans laquelle sont dénoncées trois évolutions dans la jurisprudence, contemporaines du New Deal de Franklin D. Roosevelt :

- l’accroissement des pouvoirs de l’État fédéral aux dépens des États fédérés,

- les nombreuses délégations de pouvoir du Congrès à des agences

- et une lecture très large de la Clause du commerce qui donne conséquemment des pouvoirs de régulation économique importants au Congrès (voir Rosen).

En simplifiant, on pourrait dire qu’il s’agit d’établir une forme d’âge d’or constitutionnel pré-New Deal.

Il existe un parallèle frappant entre cette théorie et la lecture conservatrice de la pratique du pouvoir exécutif.

Dans un article intitulé « How the presidency regained its balance », John Yoo, professeur de droit à Berkeley et membre influent du Office of Legal Counsel entre 2001 et 2003, affirme que les critiques de la nouvelle présidence impériale se trompent de cible en « voyant l’exécutif à travers le prisme du Vietnam et du Watergate », qui auraient, selon lui, perverti le sens originel de la Constitution.

La période de 1973 (date d’adoption par le Congrès du War Powers Act) à 2001 serait donc en quelque sorte une parenthèse constitutionnelle anormale dont les États-Unis seraient enfin sortis à l’initiative de George W. Bush.

 

George W. Bush représenterait donc simplement un retour à la normale ou à l’origine de la constitution après une période d’usurpation du pouvoir par le Congrès dans la foulée des excès de la présidence Nixon et du Watergate.

Dans ce même article, J. Yoo cite des propos très célèbres de Dick Cheney qui déplore :

« l’érosion de pouvoirs et de la capacité du président à exercer sa fonction » en raison des « compromis mal avisés des trente ou trente-cinq dernières années ».

Parmi ces compromis, le vice-président des États-Unis vise évidemment les suites de l’affaire Iran-Contra ;

- en particulier, dans le rapport de la minorité (minority report) de la commission, Dick Cheney, alors représentant du Wyoming, argumentait sur un axe très simple pour défendre les décisions du colonel North de financer le mouvement des Contras au Nicaragua en vendant des armes à l’Iran, en violation directe de l’Amendement Boland et de l’embargo économique et militaire sur l’Iran : il n’était pas du ressort constitutionnel du Congrès de légiférer dans ce domaine et donc, même si techniquement Oliver North avait enfreint la loi, le délit ne serait pas véritablement constitué dans la mesure où la loi serait contraire à l’autorité plénière du président en matière de politique étrangère, selon une lecture très orientée et partielle de l’arrêt United States c. Curtis-Wright Export Corporation de 1936.

Dans cet arrêt séminal, la Cour suprême avait reconnu que le président jouissait, en matière de politique étrangère, de « pouvoirs pléniers » (plenary powers) et que le Congrès était ainsi constitutionnellement habilité à lui déléguer le pouvoir d’appliquer un embargo sur certains pays d’Amérique latine.

Certains voient là le fondement du monopole présidentiel en matière de politique étrangère, d’autres simplement le signe de la primauté de l’exécutif en la matière.

 

La constitutionnalité de l’Amendement Boland est mise en doute au motif que ce texte confierait des pouvoirs trop étendus et vagues au Congrès.

6De fait, cet épisode de rabaissement de la première grande présidence conservatrice transformatrice depuis Theodore Roosevelt s’inscrit dans une longue série d’affrontements entre Congrès et présidence qui commence avant même la démission de Richard Nixon, par l’adoption successive  :

- du Case Act en 1972, qui oblige le président à communiquer dans les soixante jours le texte des traités exécutifs,

- puis du War Powers Act en 1973 qui tente de restaurer le pouvoir constitutionnel du Congrès de déclarer la guerre,

- du Budget and Impoundment Control Act de 1974, qui, lui, vise à empêcher le président de n’exécuter que partiellement le budget dans ce qui peut s’apparenter à une forme de veto sélectif (line-item veto),

- du Hughes-Ryan Act de 1974 qui prévoit que le président aura obligation d’informer les commissions compétentes du Congrès des opérations secrètes conduites par la CIA dans des délais rapprochés,

- ou encore du Foreign Intelligence Surveillance Act de 1978 qui, sur les bases des recommandations de la Commission Church, codifie étroitement la collecte du renseignement à partir des communications, en particulier pour les personnes résidant sur le territoire américain, exigeant notamment l’obtention d’un mandat par un tribunal spécial, la Foreign Intelligence Surveillance Court, dans les soixante-douze heures suivant le début d’une écoute.

Si l’on y ajoute une série d’amendements adoptés par le Congrès entre 1970 et 1982-1984 visant à limiter le pouvoir du Président d’intervenir dans certains théâtres d’opération militaires [2][2]On pense à l’Amendement Cooper-Church de 1970 qui vise à…, on semble parvenir à un activisme parlementaire dominant en matière de politique étrangère et d’opérations militaires.

On pense à l’Amendement Cooper-Church de 1970 qui vise à limiter l’extension du conflit au Vietnam aux États voisins du Laos et du Cambodge,

- à l’Amendement Case-Church de 1973 qui interdit toute escalade ou nouvelle intervention en Asie du Sud-Est sans l’autorisation du Congrès,

- à l’Amendement Clark de 1976 qui bloque la vente d’armes aux participants au conflit en Angola,

- et bien sûr à l’Amendement Boland (1982) interdisant aux États-Unis de financer la guérilla Contra qui combat les Sandinistes au Nicaragua.

Pour autant, l’efficacité cumulée de ces textes est très relative et limitée car non seulement ils sont d’application difficile sans le consentement explicite et la collaboration réelle de l’exécutif mais, par ailleurs, ils se placent dans un domaine où le contrôle exercé par la Cour suprême est presque totalement absent lorsqu’il s’agit d’évaluer la constitutionnalité des décisions prises par l’exécutif.

Quand bien même elle accepterait la saisine dans ce type d’affrontement entre Congrès et présidence sur la politique étrangère ou les opérations militaires, la Cour, en l’absence de connaissances techniques, ne peut que faire preuve de déférence vis-à-vis de l’exécutif et si elle intervient pour censurer, ce ne peut être qu’ex post facto, ce que le droit américain ne permet pas puisque, pour que la Cour se saisisse d’une affaire, il faut qu’il existe une « controverse réelle et actuelle » (a live controversy).

Si le Congrès se bat pied à pied contre certaines politiques ou pratiques, c’est plus pour protéger ses prérogatives institutionnelles et rappeler que les contre-pouvoirs à la présidence sont activés que dans l’espoir de réellement changer le cours de la politique étrangère des États-Unis.

On pourrait en effet montrer que chacun de ses textes a été contourné, ignoré, circonvenu ou détourné par la présidence qui, ce faisant, peut aussi ironiquement attaquer le Congrès sur sa capacité à rédiger des textes applicables et fonctionnels.

On est donc bien loin d’un Congrès impérial qu’il faudrait faire descendre de son trône.

Pourtant c’est bien là l’arrière-plan historique de la restauration de la présidence.

Cette restauration devient, dans les années 1990, d’autant plus nécessaire encore pour les conservateurs américains que la présidence, à partir de leur victoire aux élections de mi-mandat de 1994, se trouve à portée de main et d’autant plus alléchante qu’un succès en 2000 ouvre la possibilité d’une réunification partisane à la tête de l’État, situation que les Républicains n’avaient plus connue depuis la brève période 1953-1954, durant le premier mandat de Eisenhower.

Se présente donc là la possibilité d’un mandat conservateur véritablement transformateur.

S’ajoute une utilisation très partisane et tactique du scandale Monica Lewinsky qui mènera à la mise en accusation (impeachment) de Bill Clinton :

- les Démocrates sont accusés d’avoir affaibli la présidence par leur opposition au Congrès puis de l’avoir déshonorée par l’absence de moralité de l’un des leurs.

La rhétorique de la restauration devient donc d’autant plus légitime, à ce détail près qu’il est parfois difficile de dénoncer pendant quatre ans la moralité du président en engageant cette procédure lourde et hautement symbolique qu’est l’impeachment sans atteindre, même par ricochet, la présidence elle-même puisque l’institution et l’homme se confondent.

Autre difficulté, le président Clinton, en situation de « cohabitation à l’américaine » (c’est ainsi que nous traduisons le terme américain de divided government, qui décrit l’opposition partisane à la tête de l’État) depuis 1994, agit, en matière de politique étrangère et d’interventions militaires à l’étranger, d’une manière très similaire à ses prédécesseurs républicains.

 Bob Dole, alors leader de la majorité républicaine au Sénat, qui convient que « la Constitution donne au président le pouvoir et l’autorité de faire ce qu’il pense devoir être fait quelle que soit l’opinion du Congrès ».

Le thème de la « restauration » est donc à manier avec prudence tant il est à double tranchant.

Se pose en fait ici aux conservateurs américains le même problème que face au judiciaire :

- faut-il dénoncer un judiciaire activiste qui produit une jurisprudence progressiste au risque de s’interdire un judiciaire activiste conservateur ?

8L’élection extraordinaire de 2000 est une autre raison qui explique le besoin que ressentent George W. Bush et Dick Cheney de réarmer la présidence américaine.

Depuis la fin de la guerre froide, l’institution, moins ancrée dans le rôle de commandant en chef des forces armées, avait perdu un peu de sa centralité dans l’architecture politique américaine ;

- de plus, la véritable novation partisane et idéologique des deux dernières décennies était la victoire des Républicains aux élections de mi-mandat de 1994, qui signait l’avis de décès de la coalition électorale du New Deal, bâtie par Franklin Roosevelt, et permettait la cristallisation d’une nouvelle coalition conservatrice populiste fortement teintée de valeurs sudistes.

La transformation idéologique s’était partiellement déplacée vers le législatif.

Mais il faut surtout retenir le fait que George W. Bush est le président des États-Unis le plus mal élu du xxe siècle, qui plus est avec une majorité très faible au Congrès [3][3]On rappellera que le Sénat, qui compte cinquante Républicains….

On rappellera que le Sénat, qui compte cinquante Républicains et cinquante Démocrates à l’issue des élections, ne doit sa majorité républicaine qu’au fait que le vice-président des États-Unis, qui est aussi le président du Sénat selon la Constitution, donne l’avantage à son parti dans l’organisation de la Chambre haute.

À la Chambre des représentants, les Républicains ont deux cent vingt-deux sièges alors que les Démocrates en ont deux cent treize, ce qui représente une marge très faible.

On notera aussi qu’en 2000, les Républicains perdent des sièges : quatre au Sénat et un à la Chambre basse, ce qui est une anomalie pour un parti dont le candidat gagne l’élection présidentielle pour un premier mandat.

Les observateurs notent enfin qu’il fait campagne sur des thèmes très généraux du conservatisme (la baisse de la pression fiscale et le retour des valeurs morales), sur la nécessaire réconciliation idéologique (d’où cette phrase souvent répétée pendant la campagne : «Je suis un unificateur, pas un diviseur ») et s’aventure même sur le terrain privilégié des Démocrates, l’éducation, dans une tactique qui n’est pas sans rappeler la « triangulation » de Bill Clinton.

Lorsqu’il prend ses fonctions en 2001, le programme qu’il va soumettre au Congrès se réduit en fait à la baisse des impôts et à l’ouverture de l’État aux organisations confessionnelles (faith-based initiatives).

Comme Nixon en 1969, mais pour des raisons différentes (Nixon faisait, lui, face à un Congrès à majorité démocrate, situation sans précédent au xxe siècle pour une première élection présidentielle), il va réarmer la Maison Blanche pour construire un mandat de gouvernement après les élections faute d’avoir vaincu sur la base d’un programme.

Comme le souligne Joshua Green dans une longue épitaphe de ce qu’il appelle « la Présidence Rove », « les marges très étroites au Congrès signifiaient que toute mesure controversée exigerait une exécution parfaite pour être adoptée ».

Mais, au-delà de l’exigence d’efficacité, il y avait aussi les ambitions du conseiller politique du Président Bush, Karl Rove, de construire une majorité républicaine permanente.

Dès les élections de mi-mandat de 2002, la stratégie électorale l’emporte sur la construction d’un programme de gouvernement et, malgré des efforts notables de la part du Président Bush pour aider à la consolidation de sa majorité au Congrès, on distingue vite les caractéristiques nouvelles du paysage institutionnel américain :

- la présidence considère le Congrès à majorité républicaine comme une force d’appoint ou une courroie de transmission, tout au plus comme un pouvoir subsidiaire.

En effet, le projet de Karl Rove est d’une ambition presque démesurée :

- il s’agit tout simplement, comme le montre admirablement Joshua Green, de provoquer un grand réalignement électoral pour faire émerger une majorité conservatrice pérenne.

Cela signifie que l’on organise les préoccupations de l’État en fonction d’objectifs électoraux, par exemple en affaiblissant les grands programmes de l’État providence américain (notamment en proposant une privatisation partielle de la Sécurité sociale, le régime de retraite par répartition aux États-Unis) pour déplacer les priorités de l’électorat de l’État vers le marché et donc consolider la base conservatrice.

Ce projet grandiose nécessitait une concentration sans précédent du pouvoir à la Maison Blanche car l’effet de levier à exercer sur le corps électoral devait être d’une telle puissance qu’une coordination parfaite était indispensable ;

- on le sait, l’exécutif est le seul des trois pouvoirs à posséder cette unité d’action.

On comprend donc qu’en dehors même des attentats du 11 septembre 2001, les conditions d’élection du président et la nature de son projet politique passaient par un renforcement de l’exécutif.

Par ailleurs, le 11 septembre va naturellement accélérer cette concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif :

- non seulement la fonction constitutionnelle de commandant en chef des forces armées revient au premier plan mais l’urgence masque la dégradation des relations entre Congrès et présidence ainsi que le déclin du législatif américain qui, in fine, s’accommode fort bien de sa position de suivisme et de déférence vis-à-vis de l’exécutif tant son fonctionnement est problématique.

Or, on remarquera, avec Th. Mann et N. Ornstein, que si le Congrès est devenu dysfonctionnel, c’est en grande partie en raison de la polarisation partisane forte qui est le cœur de la stratégie électorale des Républicains depuis 1994.

Le populisme conservateur est doublement nuisible au Congrès :

- il se nourrit d’anti-parlementarisme dans une logique de « Sortez les sortants » pour mettre fin à quarante ans de domination démocrate et accentue artificiellement les clivages idéologiques et partisans pour faciliter la mobilisation de la base conservatrice et obtenir une meilleure discipline partisane dans un Congrès très étroitement divisé entre les deux grands partis.

On ne peut dès lors s’étonner que l’obstructionnisme l’emporte sur la construction du compromis.

D’une certaine façon, le Congrès est la victime collatérale de la reconquête du pouvoir exécutif par les Républicains.

Cela est parfaitement conforme à une philosophie politique conservatrice aux États-Unis, qui a toujours affirmé la supériorité du pouvoir exécutif.

10De même, cette période d’urgence accentue la déférence de la Cour Suprême qui, sur les questions de sécurité nationale et de politique étrangère, laisse une marge de manœuvre considérable à l’exécutif.

À titre d’exemple, dans l’arrêt Hamdan c. Rumsfeld en 2006, la Cour refuse au Président Bush le droit de juger les détenus de Guantanamo devant des tribunaux militaires spécialement créés pour l’occasion.

Pour autant, ce ne sont pas les procédures très particulières et dérogatoires de ces tribunaux qui sont visées mais le fait qu’ils ont été établis par le Président, alors que la Constitution indique que seul le Congrès a le pouvoir de créer de nouveaux tribunaux.

Dès octobre 2006 donc, avant les élections qui voient les Républicains perdre leur majorité dans les deux chambres, le Congrès adopte le Military Commissions Act qui reprend presque verbatim les dispositions prévues par l’exécutif.

La Cour a jugé sur la forme, non sur le fond.

De fait, à partir de septembre 2001, la concentration des pouvoirs entre les mains de l’exécutif se combine avec une désactivation circonstancielle des contre-pouvoirs.

11Dans l’hypothèse où la prééminence de l’exécutif viendrait à être contestée, l’administration Bush a su ajouter à sa panoplie constitutionnelle une désactivation défensive des contre-pouvoirs par deux biais principaux :

- une lecture très large de la notion de privilège de l’exécutif (executive privilege) et une utilisation statistiquement sans précédent des « déclarations de signatures » (signing statements), deux pratiques qui ont pour résultat de mettre fin au dialogue constitutionnel qui est la marque du fonctionnement sain de la dynamique des checks and balances.

12La première notion n’est véritablement consacrée en droit qu’à partir de l’arrêt US c. Nixon en 1974.

Déjà, lorsque le président Eisenhower avait dû faire face aux intrusions de Joseph McCarthy dans les affaires de l’exécutif sous couvert d’enquête sur la loyauté des fonctionnaires fédéraux ou des officiers de l’armée américaine, il avait invoqué cette excroissance naturelle de la théorie de la séparation des pouvoirs qui veut que le bon fonctionnement du pouvoir exécutif soit incompatible avec la possibilité pour le législatif ou le judiciaire d’exiger en toute circonstance et à tout moment la production automatique de documents ou le témoignage de membres de l’exécutif devant des commissions d’enquête du Congrès.

En 1974, même si la Cour dénie à Nixon le droit de se réfugier derrière cette protection pour refuser de livrer les bandes magnétiques qui l’incriminent, elle évoque néanmoins précisément les conditions dans lesquelles l’exécutif peut à juste titre utiliser ce privilège, l’installant de fait dans la jurisprudence.

Tous les présidents qui suivent Richard Nixon y auront recours mais aucun d’une manière aussi systématique que George W. Bush et Dick Cheney.

Ce dernier inaugure d’ailleurs son mandat en refusant de rendre publics les noms des membres de son groupe de travail sur l’énergie (Energy Task Force aussi connue sous le nom officiel de National Energy Policy Development Group) au motif que le Federal Advisory Committee Act de 1972 ne s’applique pas car il s’agirait de fonctionnaires fédéraux en exercice nommés par le président.

Cette loi, qui vise à organiser la transparence des processus décisionnels de l’État est donc contournée, de nombreux représentants de l’industrie (en particulier du secteur de l’énergie) faisant partie de la commission.

Le vice-président ira jusque devant la Cour suprême pour justifier son refus et aura en partie raison avec l’arrêt Cheney c. U.S. District Court (2004).

La spécialiste des questions judiciaires au New York Times, Linda Greenhouse, s’empresse de faire le parallèle avec les déclarations péremptoires de l’administration Bush sur le refus de l’intervention du judiciaire pour les détenus de Guantanamo.

Son propos est sans ambages :

Mais les arguments juridiques sont d'une similitude frappante, projetant une vision du pouvoir présidentiel à la fois en temps de guerre et de paix d'une portée aussi large que tout ce que la Cour a vu et posant des questions importantes sur la séparation constitutionnelle des pouvoirs.

Tout comme l'administration plaide dans les affaires concernant les détenus pour l'exercice du pouvoir présidentiel sans ingérence judiciaire dans les politiques liées à la guerre contre le terrorisme, elle revendique dans le dossier énergétique l'existence d'une `` zone d'autonomie '' constitutionnellement protégée. pour avis présidentiel reçu dans le cours normal de la proposition de législation.13

 
(Greenhouse)

Si la politique de l’administration Bush en matière d’énergie est un secret d’État, on comprend alors que même les commissions du renseignement du Congrès ne puissent être habilitées à recevoir des informations de la part de l’exécutif en matière de lutte contre le terrorisme.

En 2007, on retrouvera cette même lecture très expansive du privilège de l’exécutif lorsque George Bush refuse que son ancienne conseillère juridique, Harriet Miers, et d’autres fonctionnaires du ministère de la Justice témoignent devant la Commission judiciaire du Sénat sur le scandale du licenciement des procureurs fédéraux.

La définition de zones d’autonomie de l’exécutif est sans conteste l’affirmation d’un pouvoir absolu de la présidence dans certains domaines, les seuls freins ou contre-pouvoirs agissant a posteriori, qu’il s’agisse de l’impeachment ou de l’élection.

15Les déclarations de signature fonctionnent d’une manière identique.

À l’occasion de la signature d’une loi, le président a toujours eu le loisir de commenter par une déclaration ce texte.

Sachant par ailleurs qu’en dehors d’une très brève période, le président des États-Unis n’a jamais disposé du pouvoir de veto sélectif (line-item veto), il lui faut parfois accepter de signer un texte indispensable au bon fonctionnement de l’État (le budget par exemple) tout en émettant des objections à certaines de ses dispositions particulières.

L’administration Reagan va faire de ses déclarations de signature une utilisation plus agressive, prenant pleinement compte de leur fort potentiel dans la dynamique des pouvoir avec les tribunaux et le Congrès.

En effet, le président, chef de l’administration, prescrit dans une déclaration de signature les conditions d’application du texte et bien évidemment les fonctionnaires de cette administration pourront aisément refuser d’appliquer une partie de la loi que le président lui-même aurait jugée contraire à la Constitution.

Cette méthode est infiniment plus efficace pour affirmer l’autorité supérieure de la présidence car elle cesse le dialogue entre législatif, exécutif et judiciaire.

Il faut en effet bien voir que les déclarations de signatures sont un substitut discret au veto.

Cette dernière procédure est bien évidemment publique et susceptible d’être renversée si une majorité qualifiée des deux tiers dans les deux chambres du Congrès le décide.

La déclaration de signature, elle, invalide une partie d’un texte législatif sans que le Congrès dispose d’un recours autre que l’intervention du judiciaire qui, on l’a vu, est au mieux illusoire dans le domaine de la délimitation des pouvoirs présidentiels.

Or, comme le remarquent l’ensemble des observateurs de la présidence, George W. Bush s’est situé aux deux extrêmes dans ce débat :

- alors qu’il a pratiquement frappé le veto d’obsolescence, il avait, selon les derniers chiffres disponibles en avril 2006, émis des réserves constitutionnelles et donc limité l’application d’environ sept cent cinquante textes de loi.

Les deux exemples les plus célèbres sont, sans conteste, les déclarations qui accompagnent l’Amendement McCain sur la torture en 2005 et le renouvellement du USA Patriot Act en 2006.

Dans le premier cas, le sénateur de l’Arizona, ancien prisonnier de guerre au Vietnam et victime de mois de torture, avait introduit un amendement à la loi de finance des forces armées qui interdisait toute forme de torture de la part des troupes américaines ;

- à la fin décembre 2005, le président Bush signe la loi mais déclare qu’il l’interprétera ainsi :

« Le pouvoir exécutif doit interpréter l'interdiction de la torture d'une manière compatible avec le pouvoir constitutionnel du président de superviser le pouvoir exécutif unitaire et en tant que commandant en chef et conforme aux limitations constitutionnelles du pouvoir judiciaire, ce qui contribuera à la réalisation de l'objectif commun de le Congrès et le président… de protéger le peuple américain de nouvelles attaques terroristes ».

De même, lorsque la loi adoptée par le Congrès après les attentats du 11 septembre vient à être renouvelée et amendée en 2006, George W. Bush, dans sa déclaration de signature, soulève de nombreuses objections qui portent spécifiquement sur l’obligation de la part du ministère de la Justice d’informer régulièrement le Congrès des écoutes ou procédures de surveillance en cours.

La logique de l’exécutif unitaire est donc claire :

- l’autorité présidentielle est exclusive dans un certain nombre de domaines dans lesquels les freins et contre-pouvoirs cessent d’exister.

16La présidence de George W. Bush est donc sans conteste l’exemple le plus abouti d’un exécutif impérial au sens où les pouvoirs dont il réclame le monopole de l’exercice sont particulièrement étendus, mais aussi et surtout dans son refus de se soumettre à l’exercice des contre-pouvoirs par le législatif et le judiciaire.

Il s’agit bien d’une hyper-présidence qui exige de choisir les juges-arbitres de sa puissance, ironique renversement de l’histoire de la part d’un magistrat suprême lui-même choisi par les neuf sages de la Cour suprême en 2000 dans Bush c. Gore.

C’est dans la faiblesse d’une élection et les contradictions du conservatisme américain que se forme l’autorité absolue de l’exécutif.

Vincent Michelot.

Source : cairn.info

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