LES SYRIAQUES QUI ONT CONTRIBUÉ À FAÇONNER LE MOYEN ORIENT SONT AUJOURD'HUI MENACÉS.
Isaac de Ninive (640-700) est un écrivain et théologien de l’Église d’Orient, considéré aujourd’hui encore comme un immense maître spirituel (Détail des fresques du Palazzo Publico, à Sienne). Leemage/AFP
La communauté chrétienne syriaque est aujourd’hui contrainte à l’exil, au point qu’elle aura peut-être disparu bientôt complètement du Moyen-Orient.
Un tel drame effacerait tragiquement deux mille ans de culture et d’histoire, raconte le professeur Joseph Yacoub, spécialiste des chrétiens d’Orient.
Les chrétiens d’Orient bénéficient d’une présence médiatique de plus en plus visible en raison de la triste situation qu’ils connaissent au Moyen-Orient, en particulier en Syrie et en Irak.
L’attention portée à leur égard en France est sans précédent.
Leur drame, surtout depuis 2014, a provoqué un élan chaleureux de sympathie et de solidarité, y compris pour préserver les richesses de leur patrimoine et sauvegarder de précieux manuscrits.
Mais les connaît-on vraiment?
Se réduisent-ils à un rite et une liturgie comme on a tendance à le penser?
Leur revendication se limite-t-elle à une simple liberté religieuse, malgré toute son importance?
Quand on scrute les strates qui composent cette chrétienté, on constate que c’est loin d’être un ensemble monolithique.
Les chrétiens d’Orien appartiennent à plusieurs Églises, langues et traditions.
Parmi eux, les Syriaques se distinguent par l’ancienneté, la langue, l’ecclésiologie, les liturgies, l’exégèse et les dogmes, et la place qu’ils occupent dans la société.
Chrétiens en exil.
Le terme « Syriaque » englobe en fait plusieurs communautés chrétiennes qui ont un socle culturel commun.
Leur pays est la Syro-Mésopotamie, qui leur sert de référence identitaire.
On peut estimer leur nombre à plus de deux millions dans le monde, répartis entre l’Irak, la Syrie, le Liban, la Turquie, l’Iran, le Caucase, la Russie, avec, bien entendu, une dominante syro-irakienne.
La tragédie actuelle les a contraints à prendre le chemin de l’exil, où ils ont renforcé une diaspora déjà existante aux États-Unis (depuis 1880), au Canada, en Europe, en Australie et Nouvelle-Zélande, et autrefois en Amérique du Sud (Argentine, Brésil).
Aujourd’hui, leur nombre décroît drastiquement sur place (probablement plus de la moitié) et la majorité vit en Occident, où elle connaît une reconstruction identitaire, tout en s’y intégrant paisiblement.
Qu’est-ce qu’être Syriaque?
Il s’agit d’un terme générique qui englobe plusieurs communautés chrétiennes ayant, malgré leurs différences, un socle civilisationnel, linguistique et culturel commun.
On les désigne sous des noms différents: Assyriens, Chaldéens, Syriaques, Nestoriens, Jacobites, «monophysites», Araméens, ou Assyro-Chaldéens.
Appelés Aïssors ou Assoris par les Arméniens et les Russes, ils sont connus sous l’appellation Suriyani par les Turcs, Assyriens par les Iraniens et Syriane par les Arabes.
Ils se dénomment eux-mêmes Sourayé ou Souryoyé.
Sur le plan religieux, ils recouvrent plusieurs Églises et traditions ecclésiales, à savoir l’Eglise chaldéenne catholique de Babylone, l’Église assyrienne, qui, elle, est autocéphale, nées toutes les deux de l’ancienne Église nestorienne, l’Église syriaque orthodoxe d’Antioche (également autocéphale, indépendante de l’Orthodoxie et de l’Église latine) et l’Église syriaque catholique, issue de cette dernière.
Parmi ces Églises syriaques, il existe aussi des Protestants sous différentes dénominations depuis le XIXe siècle.
La langue syriaque les rassemble, laquelle dérive de l’araméen, même si elle s’est divisée en deux graphies distinctes.
À cette langue s’ajoute une source culturelle commune, les Syriaques se considérant en filiation étroite avec les peuples de l’antique Syro-Mésopotamie, où s’identifient leurs racines profondes.
Une longue tradition intellectuelle.
L’apport de ces Syriaques est considérable dans tous les champs de la connaissance. Ils ont produit une pensée propre, religieuse et profane, et sont des acteurs actifs.
Les Syriaques furent la première nation orientale à étudier et largement commenter la pensée grecque.
Leur langue a eu un impact certain sur la langue et la culture arabe et ses traces sont inscrites dans sa littérature.
Ils ont donné des penseurs de grande qualité (comme Bar Hebraeus) qui peuvent être comparés aux grandes figures européennes.
En matière de traduction, on peut aisément parler d’une épopée.
Au contact de la Grèce, de la Perse et aussi de l’Inde, les Syriaques ont traduit maintes fois les auteurs grecs, surtout en philosophie et en médecine, dont les effets furent grands sur le monde arabo-musulman, accordant une place d’honneur à Galien et Aristote.
Ce faisant, ils furent la première nation orientale à étudier et largement commenter la pensée grecque, et les Arabes s’enrichiront de leur apport.
Ils traduisirent la Bible dès le départ (version dite Pshytta ou simple).
Le Diatessaron (ou les évangiles en harmonie) de Tatien est une originalité syriaque du IIe siècle.
Les Syriaques ont donné de nombreux exégètes, théologiens et mystiques de réputation mondiale, comme Jacques de Saroug (VIe siècle) et Isaac de Ninive (VIIe siècle), amplement traduits en français.
Sait-on que c’est le Ve siècle qui vit la première faille de la chrétienté, dont les victimes furent précisément les Églises syriaques?
Car sous Byzance, pourtant chrétienne, les Syriaques «nestoriens» comme «monophysites» furent persécutés, accusés d’être hérétiques et schismatiques.
Au fil du temps, ils ont connu des autodafés de leurs livres par les Byzantins et ultérieurement par les Latins.
Chose extraordinaire, au Xe siècle, Hassan bar Bahloul, un chrétien syriaque, publia un lexique de genre encyclopédique.
Absents des manuels d’histoire, ils attendent d’y occuper leur place.
Ainsi, on découvrira qu’ils ont connu les Croisés, domaine dans lequel ils sont d’un apport indéniable, différent à maints égards de celui des latins et des musulmans.
Et maintenant que le débat s’ouvre autour de l’histoire arabo-musulmane, il serait utile d’y intégrer leur point de vue.
Un autre exemple: l’Inde (l’État de Kérala au sud-ouest) atteste de leur présence historique depuis 2000 ans avec l’apôtre Thomas.
Un texte syriaque d’Inde, daté de 1502, évoque le début du colonialisme portugais dans ce pays.
Cet héritage est si important qu’il a donné naissance, à partir du XVIe siècle, sous l’effet de la Renaissance en Europe, à ce que nous appelons l’Orientalisme syriaque.
Dans ce domaine, la France a beaucoup contribué avec des figures qui s’imposent au-delà de ses frontières:
Ernest Renan, Rubens Duval, François Nau, le cardinal Eugène Tisserant, l’abbé Jean-Baptiste Chabot.
Ainsi les Syriaques ont concouru à façonner le Moyen-Orient.
Ce serait les mutiler de leur passé bimillénaire et fracturer leur présent que de les ignorer.
Aujourd’hui, des dangers de toutes sortes rôdent autour de cette chrétienté.
Qu’en restera-t-il?
Assistera-t-on à son épuisement progressif dans son pays originel?
Le flambeau passera-t-il à la diaspora?
Par Joseph Yacoub .
Source : Le Figaro International.
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