Il lui avait promis Muna. Promis d’y retourner. Avec elle. Il voulait qu’elle revoie Muna, blottie dans les montagnes de sa Cinarca. Il voulait la lui offrir, Muna, gardée par la masse sombre et inquiétante de la Spusata. Il voulait qu’elle puisse se confronter à son unique et très ancien souvenir. G.AdC
Ils sont tous les quatre partis en direction de Vico. Ils ont traversé le bourg de Rosazia, franchi une série de vallons escarpés. Ils se sont arrêtés sur les aplombs des torrents argentés, serpentant entre des à-pics vertigineux. Au loin, le golfe de Sagone découpait ses bosselures dans les brumes. Ils ont dépassé Muna pour rejoindre l’ancienne piève de Vico. Au passage, un peu avant l’entrée du bourg, le cavaliere cinarchese attire leur attention sur le couvent des franciscains, sis sur les collines à l’écart du bourg. Depuis toujours, sa position stratégique, habilement choisie par Gian Paolo de Leca, le met en valeur. Depuis sa construction, en 1481. Ce couvent, elle le reconnaît d’emblée sans pourtant le connaître. Sans jamais l’avoir vraiment approché. C’est le couvent qu’elle entrevoit, de loin en loin, dans certains de ses rêves. Pourquoi celui-là justement ? Et non ceux du Cap-Corse qu’elle a l’occasion de redécouvrir régulièrement ? C’est l’un de ces mystères qu’elle ne cherche pas à élucider. Elle le sait, l’image du couvent de Vico s’est imprimée en elle à son insu. Elle fait depuis longtemps partie de son imaginaire. Cet après-midi-là, elle est saisie de l’étonnante fidélité qui relie entre eux deux versants : celui du rêve et celui de la réalité. Tous deux ne font qu’un. Elle garde au secret le trouble que suscite en elle cette étrange identité. Ils font leurs courses dans un tourbillon de plaisir. Le cavaliere chaparde quelques photos, ici et là, à la sauvette. Ils s’installent à une terrasse de café, au charme désuet, un peu kitsch. Ils ne s’attardent pas vraiment, pressés qu’ils sont de rebrousser chemin vers les solitudes sauvages de la Cinarca. Ils veulent aussi profiter de Muna, longtemps. Longtemps avant que le soleil se couche. Tout en prenant nonchalamment ses virages, le cavaliere évoque la Sposata, gardienne pétrifiée de Muna. Avec des accents passionnés dans la voix, il dit la légende de la belle épousée, la malédiction maternelle, la Spusata métamorphosée en montagne le jour même de ses noces. Muna surgit enfin, accrochée aux contreforts de la montagne. Les couleurs de la pierre se fondent, tendres, avec celles de la roche maîtresse qui l’enveloppe. Elles en absorbent les reflets gris mauves, les mouvances roses argentées de vert. Au sortir d’un dernier virage, Muna se livre d’un seul trait, d’un seul tenant. Une boite aux lettres jaune, fichée sur un bâton planté droit dans la terre, signale qu’il y a encore quelques habitants à Muna. Elle, elle était restée persuadée du contraire. Elle n’imaginait Muna que totalement désertée et déserte. Ils empruntent le chemin muletier - long et escarpé - qui étire ses marches de belle pierre jusqu’au village. Ils arrivent enfin jusqu’à la place de l’église. Ils y font halte pour jouir de la vue d’ensemble. De cette modeste esplanade, le regard embrasse la totalité du village. Un éperon rocheux, pareil à une figure de proue, le prolonge en direction de la mer. Selon la légende, d’anciennes peuplades se livraient là à d’étranges rituels de sang et à des libations sacrificielles. Ils frissonnent d’effroi. Pour la distraire de ces évocations cruelles, le cavaliere l’entraîne dans l’église. Modeste, mais propre et bien entretenue. Au fond, à l’arrière du chœur, les flambeaux du 15 août ont été abandonnés en bouquets. Le cavaliere prend des photos. Aussi étranges qu’émouvantes. Parmi elles, celle de la plaque commémorative qui décline les noms de ceux qui sont tombés au champ d’honneur. Là-bas. Sur le continent. Deux patronymes seulement se partagent le village. Deux familles. Sur la même plaque, gravée dans le marbre, l’emblème de la Corse. Le fier symbole de la rébellion, la tête de Maure, négroïde. Ici, presque androgyne. À mi-hauteur du village, la bannière maure flotte aussi au-dessus du toit de l’une des deux familles. Ils se font plus discrets, soucieux de ne pas déranger. Ils parlent à voix basse, marchent à pas feutrés. Ils prennent des photos, de part et d’autre, chacun de leur côté. Elle le suit des yeux à la dérobée, heureuse et émue de le sentir si proche d’elle à travers leur mémoire commune, leur attachement viscéral à ces vieilles pierres, à leur histoire. Ils souffrent d’une souffrance jumelle. Ils voudraient redonner vie à ces maisons autrefois animées de voix et de cris. Elle voudrait écrire « animées de rires ». Mais elle ne le peut. Elle se reprend. Le rire et l’insouciance, la légèreté de vivre ont-ils jamais eu droit de cité dans ces ruelles ? Elle ne parvient pas à l’imaginer. La vie ici est trop rude et la facilité impensable. h., G.AdC
|