INSTITUTIONS ET PRATIQUE DU POUVOIR

En 1793 la Corse paoline renoue avec le passé sous l'impulsion de ses dirigeants.

En mai, lors de la consulte (le terme même est significatif de la résurgence) de Corte qui réunit 1009 députés des communautés et des centaines d'hommes en armes... comme au bon vieux temps, est-on tenté de dire, en dépit de la volonté affichée de ne pas rompre avec la Convention, un certain nombre de décisions marquent une prise de distance.

Il y est décidé que les administrateurs départementaux élus en 1792 renonceront à leurs pouvoirs, non pas en application de la mesure de destitution signifiée par les commissaires dont l'autorité n'est pas reconnue mais, pour ainsi dire, afin de rendre la parole au peuple souverain.

Il en va de même pour les députés de l'île, membres de la Convention, dont le mandat est considéré comme achevé.

L'insolite (par rapport à la constitution française) s'installe et Paoli est salué comme généralissime avec mission de lever une armée.

Pourtant il continue à clamer son fervent et sincère attachement à la liberté que, dit-il, nous avons recouvrée et que nous défendons en association avec la grande et puissante nation de laquelle nous faisons partie depuis le début de la Révolution .

 Le 5 mai, il écrivait encore 'J'aime l'union avec la France parce que, par le contrat social qui nous unit, nous participons avec tous les autres citoyens de la République à tous les avantages et à tous les honneurs .

 Mais le 9 juillet 1793, le Conseil Général renouvelé par la consulte observe déjà que la résistance à l'oppression est canonisée par la loi naturelle et par les droits de l'homme et du citoyen . 

La référence explicite aux droits de l'homme, l'affirmation du concept de souveraineté populaire, l'emploi de l'expression "assemblée nationale" pour désigner les traditionnelles consultes avec lesquelles la Corse semble vouloir renouer montrent pourtant que les choses ne reviennent pas exactement comme avant.

Faut-il y voir une simple contamination formelle de la terminologie alors en usage ou le signe d'un mûrissement des concepts à la faveur de l'expérience révolutionnaire ? 

Le débat est ouvert.

Les institutions à proprement parler demeurent les mêmes pour l'essentiel.

 La rupture n'étant pas prononcée avec la France, il n'est pas encore question de nouvelle constitution.

Pourtant, les dispositions prises par cette consulte qui ne s'est pas érigée en assemblée constituante serviront de fondement et de référence au nouveau "régime". 

Les membres du Conseil Général s'en réclament en différentes circonstances... pour justifier par exemple la destitution ou la confiscation des biens des "ennemis de la patrie corse".

L'appellation de Conseil Général de département demeure, mais cet organe administratif devient souverain et s'arroge les pouvoirs d'un véritable gouvernement, proche de ce qu'était le Consiglio di Stato au temps de l'indépendance.

 Les administrations de district restent également en place comme échelons intermédiaires entre le département et les "municipalités" qui retrouvent leur appellation de "communautés".

La confirmation explicite du choix de Corte comme siège du "gouvernement" de l'île se veut symbolique et ne va pas sans rappeler ce qui s'était passé dans les années 60 alors que tous les présides (et pas seulement Calvi, Saint-Florent et Bastia comme en 1793) étaient occupés par "l'ennemi".

La Corse s'installe dans cette situation provisoire et voulue comme telle... en attendant une solution qui officialisera cette rupture de fait avec la France révolutionnaire et l'élaboration des convenevoli misure per lo stabilimento di un governo durevole e ben regolato , comme l'écrit Pascal Paoli dans une lettre du 15 septembre 1793, alors qu'il a déjà opté pour le protectorat de l'Angleterre.

Cette situation "provisoire" (l'expression devient usuelle à partir de janvier 1794, couplée à l'ancienne appellation de Regno di Corsica d'origine génoise) devait durer plus d'un an et elle correspond à une indépendance de fait de la Corse.

En suivant l'évolution terminologique on remarquera que le Conseil Général devient en mars 1794 Consiglio générale del governo di Corsica et après même qu'ait été institué le royaume anglo-corse, on parlera encore en juin et juillet 1794 de Consiglio générale del governo provisorio di Corsica .

Il est clair dès lors -et c'est la différence avec d'autres départements continentaux rentrés en dissidence avec la Convention- que les "séparatistes"corses n'envisagent pas de s'unir à nouveau à la France, fut-elle "libérée" du jacobinisme à l'origine de la rupture. 

Interprétant déjà en août 1793 les mesures prises à la consulte dans un sens "constitutif', le directoire de département évoque il popolo sovrano (réuni) per salvar la patria. 

Il se propose encore de convoquer un'assemblea générale di tutte le communità che compongono il dipartimento e di rappresentanti (il y a francisation de la terminologie sur fond de pratique ancienne) muniti di poteri sufficienti dai loro cummune rispettive et d'instituer une commission pour réfléchir aux moyens de salvare la patria e la sua liberté minaciata da tante parti dall'opera dei sediziosi e dei perfidi che in questo tempo specialmente hanno cercato di rovinarla. 

Dès juillet Paoli déclarait : Siamo armati e faremo rispettare la nostra liberté e indipendenza.

Le 26 avril 1794 alors que la solution anglo-corse est déjà décidée, Paoli confirme cette perspective "constitutive" : 

Avremofra breve una general consulta in quella stabîleremo il nostro governo et peu avant l'acte d'union avec l'Angleterre le Conseil Général pouvait proclamer :

// consiglio générale depositario fedele délia porzione di autorité che gli è stata confidata dal popolo riunito si lusingave che una nuova assembled avrebbe creato un governo stabile e posto definitivamente, la base di una legislazione conforme ai principii di un popolo che voleva conservare la sua libertà sema dar l'accesso alla licenza e continuare intatta la sua divina religione, rigetandone qualunque perniciosa innovazione.

Questa  epoca è giunta alla fine.

Nous sommes alors proches du point d'aboutissement d'une évolution progressive que l'on peut jalonner.

Ainsi, en matière judiciaire, il avait été décidé que les Corses ne seraient plus justiciables des tribunaux d'appel qui se trouvaient sur le continent français et le Conseil s'en était expliqué en ces termes :

Considerando che l'amministrazione générale provisoriamente incaricata dal popolo del buon governo e délia publica sicurezza deve colle sue previsioni moderare quelle leggi che per il cambiamento délie circostanze non si rendonopiù di una facile esecuzione ... i Corsi che litigano presso i tribunali di detti due distretti (Bouches-du-Rhône etVar) nonvi troverebberoquel acugtiamentofraterno che deve regnare sopra tutto nella distribuzione délia giustizia... 

Dès lors / tribunali délie boche di Rhodano, del Var e di qualunque altro del continente délia Francia e di quello di Bastia dal giorno délia publicazione délia présente determinazione non sono più reputati per tribunali d"appelli.

Autre innovation, et de taille, concernant le domaine judiciaire... la suspension des jurys dès septembre 1793, pour des raisons qui ne manquent pas de piquant lorsqu'on pense à l'indignation avec laquelle des Corses se plaindront plus tard de la même mesure prise sous le Consulat et maintenue sous la Restauration par des gouvernements "français".

L'argumentation qui sera alors rejetée comme offensante est alors prise en compte et formulée par les Paolistes lorsqu'ils dénoncent questi giurati o sedoti o mal informati o intimoriti dalle minaccie dei rei (che) rinviano li deliquenti i più conosciuti e specialmente denuciati dalla publica voce e fama . 

Par contre les juges de paix qui rappelaient les traditionnels pacieri étaient maintenus en fonction... pourvu qu'ils ne soient pas républicains.

Durant cette année intermédiaire, alors que la Corse est divisée depuis début juillet 1793 par la Convention en deux départements, il n'y a qu'une seule administration départementale et l'exercice du pouvoir correspond à un mélange de tradition et de révolution.

Ainsi a-t-on régulièrement recours à des commissaires pour suivre des affaires particulières. 

La fonction et le terme existaient déjà à l'époque génoise (cfr. les fameux commissariati, expéditions punitives) et Paoli l'avait adaptée du temps de l'indépendance sous la forme de missions ou commissions spéciales confiées à des hommes sûrs. 

A son retour en Corse en 1790 le même Paoli avait adjoint aux commissaires du roi ses propres commissaires... comme l'avait déjà fait le Comité supérieur, la première instance révolutionnaire mise en place au début de cette même année.

Les commissariati du temps du governo provisorio s'inscrivent donc dans une pratique traditionnelle et ne sont pas seulement inspirés par l'exemple de la Convention. 

Dès le 6 juin 1793 il est question de commissarii del Consiglio Générale mandati provisoriamente dal governo à propos délia sicurezza publica dell'isola di Corsica nei distretti di Ajaccio Tallano Vico.

Moment intéressant où le gouvernement paoliste prend conscience qu'il est en train de tomber dans le même travers que le centralisme jacobin ! 

L'intervenant propose d'utiliser plutôt le terme de deputati aussi bien au niveau du département que des districts et de fait, c'est l'expression de deputati del governo corso e del générale Paoli qui prévalut par la suite.

Autre emprunt, au moins terminologique, à la Révolution : dès le 30 mai 1793 était institué un Comité de Sûreté générale... mais son rôle n'est en rien comparable à celui créé par la Convention. 

De même la garde nationale subsista, renforcée par de nouvelles levées et placée sous le commandement de Quenza.

Les Paolistes avaient maintenu un temps le régiment Salis-Grisons qui au moment de la rupture avait refusé d'obéir aux commissaires de la Convention et préféré se mettre à la disposition de l'administration départementale.

C'est un paradoxe de voir ce régiment de 1"Ancien Régime" utilisé comme forza publica et affecté entre autres missions à la garde des forts de

Le gouvernement provisoire remit très tôt en cause la Convention ingannata da quei perfidi che volevano ridurci in schiavitù et ses decreti contrati a quei pricipii di giustizia e dei sentimenti di riconoscenza dai quali il popolo corso è sempre stato animate verso la nazione francese.

En décembre 1793 les commissaires d'Ajaccio, Panattieri et Giacomoni, écrivaient plus franchement encore :

 noi avendo un governo indipendente (souligné par nous) dobbiamo riguardare la Francia corne un paese étranger et ils proposaient alors de soumettre à la douane les produits venant de la France. 

Les expressions de "nation corse" et de "peuple corse" déjà présentes au cours du "second principat" deviennent d'un usage commun et en janvier 1794 on décidait qu'au conseil général comme au tribunal on prêterait serment â l'essere fedele alla nazione corsa e di vivere e morire libero e cristiano.

Dans la même logique de distanciation par rapport à la France révolutionnaire, le calendrier républicain était abandonné lors de la réunion du 28 décembre 1793.

Ce langage donne la mesure du changement et du retour en force du modèle nationaliste. 

Relevons encore comment le governo provisorio décide de proscrire l'usage du français et de revenir à l'usage officiel de l'italien qualifié de lingua naturale :

Sur un terrain purement symbolique mais non moins révélateur d'une volonté de sécession et de retour à l'indépendance on décida dès le 15 septembre que les Corses arboreraient à nouveau la bandiera a la testa di Moro.

Lorsque Panattieri rend compte de son expédition punitive contre les républicains du Haut Taravo, il se vante d'y avoir fait acclamer le gouvernement corse, le nom de Paoli et les couleurs nationales :

 Li canoni, écrit-il, sono serviti a far le viva per l'alberazione délia bandiera corsa e il solenne Te Deum.

Inversement tout ce qui rappelle le symbolisme révolutionnaire est banni : on ne portera plus la cocarde tricolore, on ne s'appellera plus "citoyen" et on abattra les arbres de la liberté considérés comme le signe d'un nouveau despotisme. 

Le drapeau de tête de maure fait aussi sa réapparition sur les papiers officiels et sur les pièces de procédure judiciaire tandis que les magistrats sont appelés à prononcer leurs jugements a nome délia nazione corsa .

Tandis que le thème de la "liberté retrouvée" s'impose au niveau du discours, a contrario lorsqu'il est fait allusion à la Convention et à ses représentants, on a recours à la terminologie qui servait à condamner l'Ancien Régime : il est dit des Jacobins qu'ils veulent ridurre il popolo corso in schiavitù ; ils sont considérés comme l'expression d'un gouvernement "tyrannique".

Quant à leurs partisans en Corse, ils sont accusés d'être les satellites de la fazione commisariata.

 Le terme qui revient le plus souvent pour les désigner est celui de traditori, adhérents de l'infâme partito republicano et, comble du retournement du discours, c'est la République française qui est déclarée "sedicente".

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