Pascal Paoli est une des figures les plus marquantes de l’histoire de Corse.
Pascal Paoli est une des figures les plus marquantes de l’histoire de Corse.
Le « héros » insulaire du XVIIIe siècle fait partie d’une sorte de trilogie avec Sampiero Corso, au XVIe Siècle et Napoléon Bonaparte au XIXe siècle.
Personnage considérable, l'homme est assez peu aimé en France où il est historiographiquement regardé comme l’opposant à la cause française en Corse et comme le chef d’un "Etat Corse" qui a existé de 1755 à 1769, c’est-à-dire de la veille de la guerre de Sept Ans (1756-1763) jusqu'au moment où il a été battu par les troupes du roi Louis XV lors de la bataille de Ponte Novo.
Par contre, Paoli est regardé comme un grand homme, ailleurs dans le monde, en Angleterre notamment, mais aussi aux Etats-Unis, où il y a six ou sept villes qui répondent au nom de Paoli'cities.
Le personnage a été souvent fort caricaturé parce qu’on le regarde généralement comme un simple opposant aux Génois installés dans l'île dans ce que l’on appelle "les présides", c’est-à-dire Bastia, Ajaccio, Calvi et Bonifacio.
Paoli serait en quelque sorte le chef des « nationaux » ou patriotes, appelés « rebelles » par les Génois.
Il serait l'ancêtre des nationalistes, des Corses indépendantistes, par opposition au père de Napoléon, Carlo Bonaparte, avocat à Ajaccio qui a fait le jeu de la France, au lendemain de la défaite paoliste de Ponte-Novo.
Or, les choses sont beaucoup plus complexes quand on regarde de près l’histoire des familles Corses, leurs généalogies, leurs réseaux.
Lorsque l’on parle de la Corse -comme lorsque l’on parle de l’Ecosse -, on parle toujours de « clans », et, ce qui m’a intéressé, en tentant de reconstituer au jour le jour, la trajectoire politique et philosophique de Paoli, c’est de reconstituer -avant Paoli-, avant sa naissance à Morosaglia, dans le Rostino, en 1725, ces réseaux, car lorsque Pascal Paoli naît dans son petit hameau de soixante et dix âmes (le hameau de La Stretta), les Corses forment depuis le XVIe siècle une véritable « diaspora » (déjà), et ce au plus haut niveau, au sein de toutes les Cours européennes.
Ils y résident, et y occupent de hautes fonctions, lesquelles correspondent à leurs aspirations « politiques » c’est-à-dire en fait : « religieuses ».
Les Corses ultra-catholiques ont fait le choix de s’établir à Rome (au sein des huit cents Corses qui composent la garde pontificale), à Venise (en guerre contre l’Ottoman), à Cadix ou Barcelone (auprès du Roi Catholique).
Les Corses plus « tolérants » choisissent généralement de s’établir à Marseille ou au Louvre (les Ornano) auprès d’un Très Chrétien allié du Turc depuis François 1er, depuis la signature des capitulations avec La Porte (v.1536-1538).
Le Corse ne part pas pour une destination « par hasard ».
Il part toujours en fonction d’une adhésion à une idée, ou à une idéologie : s’il veut combattre le Turc, il prend du service à Venise par exemple, afin d’aller combattre l’Ottoman dans la guerre de Candie (1645-1669), comme ses aïeux le combattaient à Lépante (1571).
S’il veut plus simplement « négocier », « trafiquer » avec les Echelles du Levant, s’il se sent plus « négociant » que soldat, alors il s’installe à Marseille ou Livourne, comme les Lenche, et se lance dans la pêche au corail, le commerce de la soie (les Porrata de Morsiglia), ou celui du moka.
Le Corse ultra-catholique s’engage volontiers dans l’ordre de Malte (les Vinciguerra de Bastia), ou sous la bannière des chevaliers toscans de Saint-Etienne (les Favalelli bastiais).
Le Corse « moins catholique », si je puis dire, se fait au contraire l’allié du Turc et des raïs barbaresques, tel Sampiero Corso (v.1498-1567), et devient volontiers consul de France à Alep, tel Sanson Napollon de Centuri.
Pour un Corse comme Sampiero Corso, par exemple, venir servir le Valois (François 1er, Henri II), c’est s’engager dans une politique qui n’est pas une politique anti-musulmane, une politique qui n’est pas une politique anti-turque.
En cette île réputée inféodée au catholicisme, Sampiero s’est emparé en 1553 de Bonifacio, de Bastia et d’Ajaccio, avec l’aide des Turcs !
Le Trésor de la cathédrale de Bonifacio a même été inventorié par Sampiero pour être donné ensuite à ses alliés, corsaires musulmans, c’est-à-dire à Dragut !
En cette Corse réputée « patrimoine de saint Pierre », il ne faut pas oublier que la dernière entrevue, accordée par Soliman le Magnifique à un « diplomate » étranger, ne fut autre que Sampiero !
Première remarque :
Pascal Paoli naît au sein d’une famille qui n’a fait état d’aucune adhésion politique quelconque avant sa naissance.
Ses ancêtres n’ont pas combattu à Lépante, à la différence de beaucoup de Corses.
Ses ancêtres ne se sont pas engagés dans la guerre de Candie.
Ni anti-turcs, ni « Croisés » d’un autre temps, ils se sont contentés d’être des Corses « de base », à la différence des Giafferi de Talasani, colonels au service de Venise sur cinq générations, ou des Ceccaldi de Vescovato, engagés au service des armées d’Espagne, notamment sous Philippe V.
A la différence de ces grands lignages insulaires, Paoli est un homme humble : il n’appartient pas du tout aux élites insulaires et ses ancêtres ne se sont jamais engagés dans un réseau quel qu’il soit : pro-génois, pro-vénitien, pro-florentin, pro-pontifical, pro-français, pro-maltais ou pro-turc.
Sa famille est une famille de paysans solides : Pascal est petit-fils de meunier, et, à force de mérite, de travail, de lectures, cet autodidacte, bien formé par son père, va devenir le Corse le plus célèbre de son temps, à une époque où, jusqu’en 1789, ce qui domine pour mettre en valeur un individu, c’est tout de même le principe de la « naissance », laquelle a le pas sur l’éducation, sur l’instruction, dont Paoli va se faire le chantre en Corse, en Grande-Bretagne, et en Europe, et ce jusqu’à sa mort, au point de léguer ses biens aux écoles de Corte et de Morosaglia et à l’Université de Corte, fondée par lui (actuelle Université Pascal Paoli).
Deuxième remarque :
Pascal Paoli, petit-fils d’un meunier de Morosaglia, naît dans une famille qui n’a jamais été à Lépante ou à Candie certes, mais qui ne manifeste pas non plus un catholicisme exacerbé.
En Corse, dans chaque famille, et jusqu’à aujourd’hui, il y a des « Angelo », des « Angelo Santo », des « Giacomo Santo » ; or, chez les Paoli, il n’y a pas un seul enfant appelé « Angelo », pas un seul appelé « Santo », et ce sur cinq générations.
Jusqu’au trisaïeul de Pascal, on n’a aucun de ces prénoms, caractéristiques en Corse, tel « Toussaint », prénom fort répandu jusqu’à la guerre de 1940.
Chez les filles, il en va de même : pas de « Maria », mais des « Dionisa », des « Doria », c’est-à-dire « Adoria » (adorée).
Et chez les garçons des « Clément », des « Felice », ce qui signifie « bonheur », « félicité ».
Lui-même est baptisé sous les prénoms d’« Antonius, Philippus, Pasqualis ».
Il doit son prénom « Antoine », à son parrain médecin ; son prénom « Philippe » à feu son grand-oncle Philippe Valentini, localement illustré ; et son prénom « Pasquale » à l’époque de sa naissance parce qu’il est né le premier vendredi (6 avril 1725) qui a suivi le dimanche de Pâques (1er avril 1725).
Sa famille est du reste tellement superstitieuse qu’on le dira à vie né… le 5 avril, c’est-à-dire le jeudi et non le vendredi, jour de la Crucifixion, jour de jeûne, jour néfaste dans le mental insulaire (et ce jusqu’à ces dernières années).
Pas d’Angelo.
Pas de Santo.
Pas d’ancêtres à Lépante ni à Candie.
Mais en revanche, chez les Paoli, on est volontiers en procès, de génération en génération, avec des ecclésiastiques.
Le père de Pascal est en procès avec divers curés de sa région et le grand-père meunier était également en procès avec un riche chanoine de Bastia pour affaires d’intérêts.
Il s’agit donc d’une famille qui sait au besoin s’opposer au clergé local tout puissant, et qui n’est donc pas, comme on le croit trop souvent, une famille traditionnelle corse, réputée soumise à l’influence prétendue pernicieuse des prêtres, influence que l’on dénonce volontiers jusqu’au 19ème siècle.
Troisième remarque, tout à fait exceptionnelle :
Pascal naît d’un père (Hyacinthe Paoli) et d’une mère (Dionisa Valentini) que Hyacinthe a tirée « d’un lit étranger », car Dionisia avait déjà été mariée à un homme toujours vivant lors de son second mariage !
Quand on sait qu’en Corse le fait de toucher la chevelure d’une femme la rendait inapte au mariage parce qu’on l’avait « déshonorée », le fait que la mère de Pascal se soit remariée, sans être veuve, est un fait tout à fait étonnant !
En effet, Dionisia avait été mariée par un oncle prêtre à un de ses cousins Valentini et son premier mariage a été cassé, au bout de sept ans de mariage, vraisemblablement pour impuissance, puisque son mariage avait été très régulièrement célébré, avec dispense de consanguinité au quatrième degré.
Le père de Paoli a alors pu épouser celle qu’il avait aimée apparemment dans sa jeunesse ; mais, compromis dans une rixe, il avait été obligé de s’expatrier de l’île.
En 1710, après sept ans d’absence, Hyacinthe a réussi à faire casser par le Tribunal de l’Officialité ce mariage et Dionisa, qui n’avait jamais eu d’enfant jusqu’à présent, en a six ou sept dans les années qui suivent son mariage avec Hyacinthe.
Ceci prouve déjà que du temps du père de Pascal, les Paoli n’avaient guère de respect ni pour le sacrement du mariage ni pour la dispense épiscopale accordée à Dionisia et au cousin Valentini par l’Evêché de Mariana.
Ceci prouve aussi une grande liberté d’esprit et de parole dans le couple des parents de Pascal, puisque la mère de Pascal a dû confier ses malheurs conjugaux à Hyacinthe, qu’elle avait connu adolescente.
Ceci prouve aussi une vraie complicité dans ce qui allait devenir le couple des parents de Pascal, et beaucoup d’amitié et de compréhension de la part des deux conjoints respectivement.
Deux conjoints qui entament du reste un nouveau procès contre un nouvel ecclésiastique : l’oncle prêtre contre lequel il faut plaider afin de récupérer la dot de Dionisia, d’où la nécessité de faire intervenir au civil le gouverneur génois de Corse en poste à Bastia, capitale politique de l’île.
Sur l’enfance de Paoli, de 1725 à 1735, on sait peu de choses.
On a quelques inscriptions dans les registres de taille de la famille Paoli.
On voit la mère qui disparaît de l’un des registres assez tôt, ce qui laisse supposer qu’elle est morte vers la cinquantaine en mettant son dernier enfant au monde.
Ce n’est que dans sa vieillesse que Paoli dira :
« Je n’ai jamais vu les yeux d’une femme aimante se pencher sur moi ».
Il y a une lettre à Maria Cosway, dans les années 1800, où il parle de sa mère, en disant « Je n’ai jamais connu le regard de ma mère, etc… »
Donc apparemment sa mère est morte, lorsqu’il était très jeune.
1735, Pascal a dix ans, et apparaît en Corse un personnage qui va jouer auprès de lui, et dans toute l’histoire corse, un rôle essentiel.
Ce personnage, c’est Théodore de Neuhoff, que l’on présente régulièrement comme un roi d’opérette.
Or, Neuhoff est un personnage considérable.
Baron westphalien, Neuhoff débarque en 1735 en Corse et il est acclamé dans les jours qui suivent comme « roi de Corse » par des gens fort cultivés : Giafferi, cinquième génération de colonels à Venise, Ceccaldi, colonel au service de l’Espagne, Sebastiano Costa, avocat à Livourne.
Sous prétexte que Neuhoff distribue quelques bottes et quelques sequins, on l’acclame : « Vive le Roi Théodore » !
En fait, Neuhoff gravite dans l’histoire européenne depuis la mort de Louis XIV, depuis les années 1717/1719, au moment des complots jacobites qui sont en train de se tramer à Londres et à Madrid, au moment du complot de Cellamare en particulier.
Avec Neuhoff, on pénètre dans un contexte qui est capital pour comprendre toute l’histoire de Paoli.
En effet, depuis 1688, les Stuart ont été renversés de leur trône à Londres, lors de ce que l’on appelle « la glorieuse révolution »,« glorieuse » car le sang n’a pas coulé.
En 1688, Jacques II Stuart est venu se réfugier au château de Saint Germain-en Laye et, à partir de 1688, et jusqu’en 1788, donc exactement sur un siècle, puisque le dernier rejeton mâle de la dynastie des Stuart meurt en 1788, on va voir que les paolistes sont inféodés aux Stuart, à la philosophie Stuart et très proches de la dynastie écossaise.
Ceci sort étonnement la Corse de son contexte traditionnel : la Méditerranée.
Et ceci situe en revanche la Corse non plus sur un axe ouest-est (Barcelone, Corte, Gênes, Livourne), mais sur un axe nord-sud (Edimbourg, Metz, Corte, Palerme).
A partir de 1688, les Stuart détrônés résident pour commencer à Saint-Germain en Laye en attendant de s’établir à Rome ou Florence.
En 1717-1719, se trame en Europe tout un complot jacobite, entre Edimbourg, Londres et Madrid, afin de restaurer le fils de Jacques II : le Prétendant Jacques III Stuart.
Et qui trouve-t-on au centre de ce complot ?
Neuhoff, marié à une certaine Lady Sarsfield, d’origine irlandaise, fille de Patrick Sarsfield, officier des armées de Louis XIV, tué en 1693 à Neerwinden, petit-fils du chef des catholiques irlandais, Rory O’More, grand ennemi de Cromwell dans les années 1650.
Mais il y a plus intéressant : la mère de Lady Sarsfield, on la trouve mentionnée aussi bien dans les Mémoires du duc de Saint Simon que dans le Journal du marquis de Dangeau.
Née Honorée Burke, veuve Sarsfield, elle s’est remariée à Paris en 1695 au maréchal de Berwick, qui n’est autre que le fils naturel de Jacques II Stuart et d’Arabella Churchill.
C’est-à-dire que Neuhoff, prétendu « roi bouffon », a en réalité une belle-mère qui est elle-même la bru du roi d’Angleterre Jacques II !
A partir de ce moment-là, les Stuart sont omniprésents autour de Neuhoff, et ce dès son mariage avec Lady Sarsfield en 1715/1717.
Pendant vingt ans, Neuhoff ne cesse de faire le jeu des Stuart en Europe -dynastie détrônée mais proche de l’immense réseau « cosmopolite » et maçonnique du temps-, et c’est la raison pour laquelle on n’a pas su si longtemps quel pays il servait.
On a dit : sert-il l’Espagne lorsqu’il réside à Madrid ?
Non, mais en Espagne, il est au service de toute une clientèle jacobite, serrée autour du duc d’Ormond, parent de Lady Sarsfield et grand chef jacobite en exil.
On a dit : sert-il Vienne ?
Non plus, mais partout, de Madrid à l’Europe centrale, Neuhoff entretient des liens étroits avec des comploteurs et agitateurs professionnels, tel Rakoski, révolté de Transylvanie, qu’il a côtoyé jeune homme à Versailles dans l’entourage commun de la princesse Palatine, de la marquise de Dangeau et de son fils le colonel de Courcillon, l’un des premiers protecteurs de Neuhoff.
Existe, autour de Neuhoff, de 1717 à 1735, tout un réseau jacobite que nous avons patiemment reconstitué et ce réseau devient, à partir de 1735, le réseau des Paoli père et fils (Hyacinthe puis Pascal), et ce jusqu’à la mort de Paoli à Londres en 1807.
Neuhoff n’est pas en effet arrivé en Corse en 1735, par hasard : sa venue a été très largement préparée par Giafferi, Ceccaldi et Hyacinthe Paoli, et tous trois ont été très étroitement associés à ce très bref règne de Théodore 1er en 1735/1736. A noter deux ou trois choses importantes au cours de ce « règne » :
1) Théodore, depuis la Corse, en 1736, dépêche un Corse pour aller assister au mariage de sa nièce dans son petit village de Westphalie, à Rüchbergen.
Or, cette nièce épouse un certain Garibaldi, médecin de son état. Et on lit dans les Mémoires du comte Leonetto Cipriani (Centuri 1812-Centuri 1888), publiés à Bologne en 1934, que Garibaldi, né à Nice en 1802, descendrait d’une nièce de Neuhoff .
Je ne sais pas si c’est vrai : le père de Garibaldi, Dominico, armateur à Nice, est né en 1770.
Le grand-père Angelo, relativement aisé, a offert une nourrice puis un précepteur à ses enfants.
Il vivait en 1750.
Mais en amont, je ne sais rien, et cela mériterait pourtant d’être fouillé. Angelo était-il le fils ou le neveu de ce médecin (Gio Batta Garibaldi) et d’Amélie de Neuhoff ?
Peut-être.
2) Neuhoff, avec l’aide de l’avocat Sebastiano Costa et de Hyacinthe Paoli rédige un ensemble de textes destinés à donner à la Corse une sorte de première Constitution (même si le mot est fort exagéré), mais cela est fort novateur, plus de quarante ans avant Jefferson !
3) Si Neuhoff s’intéresse tant à la Corse c’est en tant que « client » des Berwick, c’est-à-dire des Stuart, lesquels ont des prétentions sur l’île car les descendants du maréchal de Berwick, descendants des Stuart, ont du sang corse dans les veines car issus du plus riche marchand corse de Séville au XVIe siècle, le célèbre Vincentello, honoré de l’amitié de Philippe II d’Espagne qu’il logea !
Mais le règne corse de Neuhoff est bref (quelques mois), et le « Roi d’un été » est obligé de quitter l’île qui est alors en effervescence, et ce de 1729 à 1769.
Pourquoi ?
Parce que la Corse est en état de révolution pendant cette longue période appelée « la guerre de Quarante Ans ».
Cette révolution corse serait née à cause d’un prétendu vieillard, appelé Cardone, révolté dit-on contre le receveur des tailles, génois, car il n’aurait pas eu de quoi lui payer son impôt.
Ce dénommé Cardone aurait ameuté la population de son village, puis de toute la piève, puis de la province entière.
Et, pour le soutenir, les Corses se seraient révoltés contre les Génois, pour une histoire somme toute assez modeste : celle d’une pièce trop usée –celle de Cardone-, que le collecteur des tailles génois aurait refusée.
Or, dans toutes les archives corses, Cardone n’existe pas, aussi bien dans les archives du Fonds Corsica à Gênes, que dans les archives d’Ajaccio ou de Bastia.
Je suppose que Cardone est un nom d’emprunt, une sorte de nom d’opération (style opération Overlord), parce qu’il y a des ducs de Cardone en Catalogne, très proches de la princesse des Ursins, très proches de Philippe V d’Espagne, et je pense qu’autour de la duchesse de Cardone et de la Camera mayor de la Reine Elisabeth Farnèse, s’est tramé tout un complot dont l’objectif aurait été de faire passer la Corse sous l’obédience de l’Espagne ou d’une famille inféodée au roi catholique (tels les marquis da Silva, descendants du maréchal de Berwick), puisque l’Aragon revendiquait la Corse depuis le XVe siècle, d’où d’ailleurs le siège de Bonifacio en 1420, et le prétendu creusement « en une nuit » ( !) du fameux « escalier du roi d’Aragon », dans les hautes falaises bonifaciennes.
Donc, à partir de 1729, il y a cette célèbre « révolution corse », issue de la révolte dite « de Cardone » et ce mouvement s’amplifie jusqu’en 1735-1736 époque où le père de Paoli, Hyacinthe, devient l’un des trois « généraux de la Nation Corse » (avec Giafferi et Ceccaldi), lesquels deviennent ensuite les principaux soutiens du roi Théodore.
Celui-ci étant battu en 1736, et contraint à l’exil, ils sont tous trois obligés d’émigrer à leur tour : Ceccaldi en Espagne, Giafferi et Hyacinthe Paoli à Naples (1739), où il débarque avec son fils Pascal, quatorze ans.
A partir du moment où ils sont à Naples, l’historiographie traditionnelle a dit pendant très longtemps : on ne sait rien de la jeunesse de Paoli.
La chance a voulu que dans la correspondance de Paoli, publiée par le Docteur Perelli dans les années 1880, j’ai été interpellé par une lettre de Paoli, 75 ans, qui reçoit à Londres un jeune génois de 38 ans, Andrea Vincenzo Giustiniani, et Paoli dit : « il n’a pas dans les yeux le feu du regard de sa grand-mère maternelle » qui l’avait protégé, quand il était jeune, dans le Royaume de Naples.
Mon goût pour la généalogie fait que j’ai cherché cette grand-mère maternelle : et je l’ai retrouvée.
Andrea Vincenzo est fils d’une Maoni, et, grâce à des archives privées, j’ai découvert que cette grand-mère maternelle n’était autre que la comtesse de Newburgh, laquelle m’a ouvert de nombreuses voies.
En effet, elle est sœur de Mary de Newburgh, femme du Grand maître maçon Lord Derwentwater, le premier à avoir « tenu maillet » en France dans les années 1725-1726 !
C’est-à-dire que Pascal Paoli, dont l’appartenance maçonnique est certaine à partir de 1778, est en réalité au contact de la maçonnerie européenne dès l’âge de dix ans, Neuhoff étant proche parent de Lord Killmarnock et, à quatorze ans (1739), il évolue à Naples au contact de la famille de Newburgh, c’est-à-dire de la famille de Lord Derwentwater qui sera décapité en 1746 à l’issue de la malheureuse défaite des jacobites à Culloden (Ecosse), et ce pour avoir soutenu le prétendant Stuart.
Donc tout jeune, Pascal n’a cessé de graviter au sein d’un milieu maçonnique.
Ce qui est également très intéressant à noter, c’est le discours tenu par Hyacinthe, dès 1729-1735 : discours empreint d’une très grande modernité, notamment en matière de tolérance religieuse.
Pascal, adolescent puis adulte est tout d’abord un « héritier » : l’héritier de deux personnages : son père et Neuhoff.
Ce qui corrige ce que l’on affirme le plus souvent à savoir que Paoli a été influencé par le maçon Montesquieu.
Or l’Esprit des Lois date de 1748.
Pascal est né en 1725.
Et il n’a pu avoir un accès direct au texte que lorsqu’il a été publié en italien : il a alors presque trente ans !
En revanche, il est bon de remarquer que dans les discours de Hyacinthe de 1735, rapportés par Sebastiano Costa, treize ans avant la publication de l’Esprit des Lois, existent déjà des formules à la Montesquieu, ce qui pourrait se comprendre de par l’existence de tout un réseau qui véhicule déjà les mêmes idées, dès les années 1730, étonnant réseau « corse », car il ne faut pas oublier que Montesquieu écrit l’Esprit des Lois à Forcalquier en Provence, chez les Brancas de Forcalquier, famille de la maréchale Alphonse d’Ornano, le fils de San Piero Corso étant entré par mariage dans cette maison !
Avant Montesquieu, Hyacinthe tient déjà un discours fait de tolérance, d’intelligence, d’espérance en la méritocratie, un discours d’ouverture de cœur et d’esprit dont il a fait montre, dès 1710, lors de la dissolution du premier mariage de son épouse Dionisia Valentini.
A Naples toutefois, les jours s’écoulent modestement.
Pascal y réalise une carrière assez médiocre de sous-lieutenant au Real Farnèse au sein duquel il n’a aucune possibilité d’ascension sociale : il n’est pas noble, même s’il y a aujourd’hui des armoiries sur sa maison, à Morosaglia ; il n’est pas « né », comme on le disait au XVIIIème siècle.
Il n’est pas riche en ces temps de vénalité des offices, des charges et des emplois, y compris militaires.
Il écrit même certaines lettres dans lesquelles il reproche d’ailleurs à son père d’avoir quitté la Corse en disant :
« Tant que vous étiez, Monsieur mon Père, en Corse, vous étiez Général de la Nation, et vous pouviez faire des colonels et maintenant que vous êtes vraiment colonel (colonel du roi de Naples) vous n’êtes pas capable de faire de votre fils un simple lieutenant. »
Pascal reste donc sous-lieutenant et cette carrière médiocre dure jusque dans les années 1753-1755.
Pendant ces années là, le vieux Jacques II Stuart, chassé de son trône en 1688, est mort.
Son fils, le nouveau prétendant, vit en exil, à Rome, et son petit-fils, Bonnie Prince Charlie, tente de s’emparer du trône de Londres en 1746.
En vain. Il est vaincu à Culloden et cette bataille coûte la vie à Lord Derwentwater et à Lord Killmarnock, décapités avec d’autres jacobites.
1755, Paoli a trente ans et ses premières lettres datent de cette époque.
La première est de 1749. En 1755, veille de la guerre de Sept Ans (1756-1763), et alors que les Anglais entament les hostilités sur mer (notamment l’amiral Boscawen, et ce avant toute déclaration officielle de guerre), les circonstances (l’assassinat de Gaffori), font que Pascal arrive en Corse, contre l’avis de son vieux père qui souhaite le retenir dans la péninsule Italienne et il devient « Général de la Nation Corse ».
Il crée alors en Corse un Etat tout à fait remarquable en ce milieu du 18ème siècle, avec une armée (deux régiments, deux colonels, une marine corsaire avec une vingtaine de corsaires, que l’on appelle la marine de guerre de Paoli).
Il veut créer une Université, comme l’avait voulu Neuhoff , vingt ans auparavant.
Il veut créer une monnaie, idée que Théodore avait également défendue, dès 1735.
Et cet Etat « rebelle » se substitue peu à peu à l’Etat génois, au doge de Gênes, quoique non reconnu par aucune puissance, même si la Papauté dépêche en Corse un visiteur apostolique.
Source :
Michel Vergé-Franceschi, « Pascal Paoli, un Corse des Lumières », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 72 | 2006, mis en ligne le 17 septembre 2007, consulté le 13 juillet 2019. URL : http://journals.openedition.org/cdlm/1162
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