PAOLI ET L’ACTION POLITIQUE : LA RUPTURE POUR UN SCHEMA CULTUREL.
PAOLI ET L’ACTION POLITIQUE : LA RUPTURE POUR UN SCHEMA CULTUREL.

Evoquer le temps de l’Indépendance corse au XVIIIe siècle, c’est ispo-facto envisager un bilan de l’œuvre de celui qui la symbolise, l’organise et la gère : Pasquale Paoli.

Rien ne permet de mieux saisir ses itinéraires politiques, ses priorités, ses contraintes ou ses espoirs, que la lecture de ses lettres.

Celles-ci fournissent une masse de précisions et permettent de définir l’image des caractères du personnage et sa dimension politique.

En effet, grâce aux éléments que nous a laissés la correspondance de Paoli, nous sommes en mesure de discerner l’importance de l’œuvre envisagée, tant dans son cadre local que dans sa portée internationale, tout au moins en Méditerranée.

L’approche de la pensée, des préoccupations et de l’action politique de Paoli, telles qu’elles se dégagent de ses lettres, ne doit donc pas être considérée comme une tentative originale destinée à faire mieux connaître le caractère du Père de la Patrie mais plutôt comme un exercice visant à faire comprendre aussi bien la modernité de ses idées qu’à saisir les obstacles ou les impondérables nécessitant la recherche de solutions.

Dans ce but, il importe d’envisager un commentaire axé sur l’imbrication de trois éléments : tout d’abord,

  • l’indispensable construction d’un Etat, sa signification, son intérêt ;
  • Puis, l’affirmation d’une nation, telle qu’elle s’impose dans la " définition " de frontières et en tant que matérialisation d’une rupture définitive avec Gênes. 
  • Enfin, la revendication logique de l’élaboration d’un Etat national. 

Pourquoi la construction d’un Etat ? essentiellement pour deux raisons.

- L’une est historique. L’indépendance corse s’affirma comme l’aboutissement d’un processus de révoltes entamé en 1729, et il apparaît que Paoli ait tiré les leçons des tentatives de ses prédécesseurs.

Selon lui, la Corse ne peut envisager d’autre solution que celle aboutissant à un changement radical excluant l’élaboration d’un aménagement institutionnel accordé par Gênes.

- L’autre raison traduit la suite logique des conditions historiques laissées par gênes et les prédécesseurs corses de Paoli ; il importe d’imposer au plus tôt l’image ou les cadres responsable réfléchi et symboliquement différent de tout ce qui a pu représenter son passé.

Ce but ne peut être atteint par le seul changement de personnel, il doit s’accompagner de la mise en place de structures officielles et globalisantes destinées à rassurer et à " discipliner " les populations auxquelles il s’adresse.

L’originalité de Paoli se dessine donc dès son appréciation du contexte insulaire ; il semble immédiatement préoccupé par des éléments qui allient à la critique vis à vis du pouvoir génois, la définition de projets destinés à donner à la Corse une assise administrative permettant de concevoir un avenir constructif.

En somme Paoli s’affirme comme un personnage soucieux de dégager rapidement une solution de substitution claire aux normes génoises.

Dans cette optique, ayant choisi la rupture et l’indépendance, la construction d’un état s’imposait tout autant que l’instauration des conditions pour une forme de dialogue avec le peuple.

Certes, il est nécessaire de rappeler que si dialogue il y eut, il ne fut pas toujours absolument cordial ou totalement ouvert.

Cependant, par opposition aux habitudes génoises et même à certains comportements révolutionnaires dictant aux administrés un rapport de forces peu soucieux des moindres revendications issues de la base, le gouvernement de Paoli affichait dès le préambule de la Constitution, en novembre 1755, et alors que le Général n’était élu que depuis juillet, un caractère populaire indiscutable, parlant : 

" du peuple de Corse, légitimement maître de lui-même… ayant reconquis sa liberté… et voulant donner à son gouvernement une forme durable et permanente ".

Par ailleurs, la lettre de Paoli adressée à Salvini le 15 septembre dégage nettement dès le départ la volonté de constituer un Etat corse. Nous y trouvons l’expression de deux préoccupations majeures : 

" La seule chose que j’ai en ce moment en vue, c’est l’union de la patrie. Je ne veux pas qu’à la première guerre qui éclatera en Europe, les puissances ennemies des Génois prennent encore une fois prétexte de nos guerres intestines pour nous refuser leur concours ainsi que cela est arrivé du temps de Gaffori et Rivarola ".

Il ajoute : 

" je peux me tromper mais chez un peuple libre et, pour ainsi dire sans frein, comme le nôtre, la rigueur doit céder le pas à la douceur. Le Corse veut être éclairé ; avec du savoir faire, on obtient tout de lui ".

Ainsi les leçons du passé interviennent, l’union des Corses doit fournir un principe de base indispensable aussi bien dans le domaine interne que dans celui de l’échiquier international, tandis que Paoli exprime se confiance dans le Corse, confronté à une situation nouvelle qui ne peut que favoriser son épanouissement.

Le Général a besoin d’un consensus non seulement social mais aussi et surtout culturel et idéologique pour étayer son action politique.

Sans doute le projet paoliste s’adapte-t-il à la fois aux conditions locales et aux impératifs extérieurs.

L’Etat, " unité de violence organisatrice " associe les avantages d’un contrôle sur les populations et de l’accessibilité de celles-ci à ses rouages.

Autour de Paoli, l’institution étatique prend une forme humaine beaucoup plus concrète que celle fixée par Gênes.

Le dialogue avec le peuple ne se veut pas simplement répressif.

D’autre part, Paoli considère la mise en place d’un Etat comme un élément indispensable à la reconnaissance officielle et donc internationale de l’Indépendance corse.

Aussi, naturellement conscient de la faible dimension de son territoire, et des désavantages d’un peuplement relativement faible, il ressent avec acuité le besoin impératif d’un consensus général autour de sa personne, de son action, de son gouvernement.

Sa représentativité demeure étroitement liée à l’attitude des Corses face à sa tentative comme en témoigne la correspondance échangée avec Salvini le 23 septembre 1755, lorsqu’il lui fait part de son espoir d’avoir une entrevue avec les chefs du Delà des Monts :

 " Je voudrais établir l’entente dans tout le Royaume et le délivrer des guerres intestines, afin de faire naître, chez quelque puissance le désir de nous secourir. Pour mener à bonne fin ce projet, j’ai besoin d’être fortement soutenu ". 

Ses objectifs se précisent lorsque deux mois plus tard, le 22 novembre 1755, il exprime à Salvini (encore lui) son souhait de le voir participer à une consulte, ajoutant : 

" j’espère que nous réussirons à donner une forme à notre gouvernement. Le seul reproche qu’on lui fait sur le contient, c’est son défaut d’organisation ".

Paoli évoque de manière plus ou moins nette l’existence affichée et officielle à l’étranger de son gouvernement.

Mais il laisse également se dessiner une notion complémentaire de la constitution de l’Etat : l’idée de nation.

En effet, apparaît à la fois l’intérêt que suscite la tentative corse et la nécessité qui lui est imposée de s’affirmer auprès de l’opinion internationale.

En somme, elle se doit de manifester la matérialisation de la rupture tout en s’appuyant sur l’instauration de modes d’expression affirment sa souveraineté.

Dans cette optique, mieux encore que la mise en place de structures administratives la notion de frontières impose sa primauté.

Pour elle, un lien entre les individus se dégage fortement.

Celui selon lequel sur un espace donné, clairement délimité sont réunies les conditions de ce que Malraux qualifiait de " communauté de rêves ", ou tout au moins des éléments suffisamment marqués pour traduire une différence ou susciter la séparation par rapport à un pouvoir dont l’origine exogène ne fait aucun doute surtout s’il dirige à partir d’un espace étranger, lui-même nettement défini par une frontière. 

Ainsi Paoli prend appui sur l’espace pour inventer sa Corse.

Il cherche à unir histoire, géographie et culture.

L’entreprise nationale de Paoli a sans contexte été facilitée par l’insularité.

La sécession d’avec Gênes fut d’abord géographique puis politique.

L’éloignement de leur métropole explique en partie, certains excès des gouvernements Génois à l’origine des révoltes corses. 

" Ami, la nation est grande et a de grandes qualités quand elle se sent soutenue et qu’elle est encouragée à les pratiquer ".

Ce commentaire de Paoli à Salvini en octobre 1755 apparaît comme un message à double sens.

Le premier s’adresse aux nationaux : il convient de mettre les Corses en confiance afin de développer leurs aptitudes dans le cadre insulaire.

Le second, plus indirect, vise les puissances étrangères.

Parlant de nation, Paoli officialise le divorce entre la Corse et Gênes et fait part de sa volonté de voir se concrétiser l’aboutissement logique de cette rupture : l’élaboration d’un Etat national, et donc l’absolue nécessité d’une reconnaissance internationale.

En ce sens, on retiendra que la perception paolienne est assez éloignée de celle de Rousseau qui préconisera un comportement isolationniste pour la Corse.

L’intérêt de cette brève évocation du projet paoliste réside essentiellement dans son fonds totalement révolutionnaire aussi bien pour l’époque que pour l’espace concerné, mais aussi dans sa clarté.

En effet, les quelques extraits de lettres citées plus haut se distinguent par la période de leur rédaction, c’est-à-dire le premier semestre du gouvernement de Paoli.

D’autres lettres rédigées durant la même période renforcent l’idée du caractère réfléchi de l’entreprise lancée en juillet 1755.

Dès les premiers mois se fait jour une prise de conscience globale de la situation insulaire, à travers l’évocation de l’indispensable désignation de responsables, la nécessaire rémunération de divers serviteurs de l’Etat, l’utilité d’une mise en valeur des ressources de l’Ile, l’organisation d’une troupe militaire, la mise en place d’une structure judiciaire et même la définition d’un projet d’Université.

Ainsi prend forme une volonté d’instauration rapide et efficace d’éléments destinés à se substituer aux cadres génois, mais également s’affirme l’ambition d’aménager et de parfaire les diverses innovations annoncées, grâce à la définition de projets à moyen ou à long terme.

Contrairement à certains mouvements qui touchent ou toucheront divers points du globe durant le XVIIIe siècle, la Révolution Corse s’accompagne de réflexions destinées non seulement à consolider son impact mais encore à expliciter sa nécessité et son efficacité.

En fait, intervient une rencontre entre deux schémas qui jusqu’alors évoluaient en parallèle : le premier, culturel, voyaient les Corses revendiquer certaines formes d’expression sur leur terre, le second, structurel, imposait de l’extérieur à ces mêmes hommes une rigueur sans partage dans leurs comportements sociaux.

Avec Paoli, structure et culture se confondent dans une optique de différenciation et de solidarité, c’est la gestion de leurs destins par les insulaires à partir de solutions envisagées par eux-mêmes, que l’on privilégie compte-tenu de leurs exigences.

Saisi à partir d’une perception ou d’une sensibilité du XXe siècle, ce mouvement peut paraître anodin car normal à priori, en vérité, au XVIIIe siècle, il témoigne d’une ouverture d’esprit peu coutumière dans le domaine politique.

 

 

Source : adecec.  

Une conférence faite à Cervioni le 5 avril 1986
par Jean-Baptiste MARCHINI.

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