CORSE : TRÉSORS, COMBINES ET CONVOITISES SUR L'ÎLE DE BEAUTÉ.
CORSE : TRÉSORS, COMBINES ET CONVOITISES SUR L'ÎLE DE BEAUTÉ.
Rouge des falaises contre turquoise des flots…
A Scandola, en Corse, les couleurs commencent à ferrailler dès l’aube mais leur duel immémorial ne donne sa pleine puissance qu’au couchant.
Cette beauté tourmentée sera-t-elle aussi son malheur ?
Tags injurieux, lettres anonymes, incendies de refuge en montagne ou de paillotes en bord de mer : la manne touristique de l’île de Beauté aiguise les appétits, au mépris parfois de l’environnement ou de l’intérêt public.
Réserve naturelle inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, cette presqu’île de la côte occidentale attire un nombre croissant de visiteurs.
« Si vous passez à Rome, croyant ou non, vous visitez le Vatican, si vous venez en Corse, vous allez en pèlerinage à Scandola. »
Résume l’un des 341 habitants de Galéria (Haute-Corse), le village le plus proche.
Du coup, ces 1 669 ha marins et terrestres se retrouvent en équilibre précaire.
D’un côté, l’impérieuse nécessité de préserver l’environnement.
De l’autre, la légitime aspiration à bénéficier des retombées du tourisme.
Comme toujours, lorsque l’économie insulaire génère un profit, le Milieu se tient en embuscade.
Voilà pourquoi Scandola représente une ligne de front.
Écologique, économique et politique.
Une autoroute à bateaux.
Entre mai et octobre, la quiétude de ce golfe de Méditerranée n’est plus qu’un souvenir, avec des pointes à 500 bateaux de touristes ou de plaisanciers par jour, selon les associations de défense de l’environnement.
Le rythme s’est accéléré il y a une dizaine d’années lorsque des vedettes ultra-puissantes ont commencé leurs rotations depuis leur base d’Ajaccio (Corse-du-Sud).
Les 6 agents de la réserve ont été parmi les premiers à sonner l’alarme, relayant les craintes d’experts internationaux.
Dans les airs, le balbuzard pêcheur pourrait disparaître d’ici à 2050, selon le CNRS de Montpellier.
Sous la surface de l’eau, la population de mérous et de corbs aurait diminué de 60 %, migration qui pourrait être liée au bruit des moteurs.
Si bien que certaines associations réclament déjà une zone d’exclusion totale ou, à tout le moins, un quota de navires.
A mesure que la saison estivale approche, le ciel se charge d’électricité à Galéria, QG des agents du Parc.
Il y eut d’abord ce tag injurieux, entre Noël et le jour de l’An, sur la caserne des pompiers visant le conservateur de Scandola, l’emblématique Jean-Marie Dominici, en poste depuis plus de trente-cinq ans.
Puis cette lettre, postée d’Ajaccio, découverte le 21 février, à destination des agents :
« Vous aller [sic] finir au font [sic] de la réserve. Laisse le peuple bosser et fermez vos gueules. »
Et cette seconde missive le 15 avril :
« Attention le silence ou le cercueil. »
Conscients du risque d’amalgame, les bateliers professionnels protestent de leur honnêteté.
Eric Cappy, président de l’association qui regroupe une bonne vingtaine de compagnies, tient à dénoncer les intimidations.
« Nous avons collectivement intérêt à la bonne santé de la réserve, fait-il valoir mettant en avant une charte de bonne conduite.
Nous participons à la sensibilisation du public aux questions d’environnement. »
Mais sur le fond, le batelier n’en démord pas : l’impact de la fréquentation sur la faune n’est, dit-il, pas prouvé :
« La catastrophe annoncée n’est pas là.
Des mérous, des balbuzards, nous en voyons régulièrement ! »
Même le décompte précis de visiteurs à Scandola (entre 150 000 et 790 000 personnes par saison selon les sources) fait débat.
C’est pourquoi en avril, la préfète de Corse, Josiane Chevalier, a fait appel au ministère de la Transition écologique pour une mission de comptage impartial.
L’orage gronde sur le GR20.
La mer n’est pas seule à subir la pression touristique.
La tension monte en montagne sur le légendaire GR20 qui caracole du nord au sud, par les hauts sommets.
Les nuitées dans les 12 refuges gérés par le Parc naturel régional de Corse (PNRC) généreraient quelque 897 000 euros de revenus annuels.
Une manne qui aiguise les appétits et affûte les jalousies.
Le 4 mai, un incendie dévaste le refuge d’Ortu di u Piobbu, première étape du sentier.
« Geste criminel », concluent les gendarmes.
Hasard ?
Deux jours plus tard, le nouvel attributaire de la gestion d’Ortu di u Piobbu devait être désigné.
Le PNRC a en effet décidé de revoir totalement le mode d’exploitation de la gestion de ses refuges de montagne.
Il délivre dorénavant des « délégations de service public » et s’engage à se montrer plus exigeant sur les conditions d’attribution.
« Depuis trente ans, on se les passait de père en fils comme un bien de famille.
Nous voulons introduire de la concurrence afin de nous réapproprier la montagne, assène Jacques Costa, le président du PNRC.
Depuis 2018, nos gardiens effectuent l’accueil et l’information.
Seule la restauration est concédée. »
D’un coup, dans certains endroits, les recettes ont bondi.
Selon Jacques Costa, dans un refuge, elles sont même passées de 6 000 à… 37 000 euros d’une année sur l’autre !
Les gendarmes sont saisis d’une enquête préliminaire.
La justice s’interroge sur d’éventuels détournements de fonds.
La guerre des paillotes.
Vingt ans après la tristement célèbre « affaire des paillotes », la bataille la plus brûlante est engagée sur les plages du littoral.
Plantées dans le sable corse, les restaurants de plages - les fameuses « paillotes » - et leurs aménagements (transats, parasols, voire activités nautiques) nourrissent à la fois l’imaginaire, les porte-monnaie et les estomacs.
Dans ce contexte troublé, trois incendies de paillotes ont été dénombrés depuis mars sur la rive sud du golfe d’Ajaccio et près de Cargèse.
Le Plan d’aménagement et de développement durable de la Corse (Padduc), voté en 2014 par la Collectivité de Corse, établit une classification des sites, qui détermine notamment la nature des aménagements possibles sur le domaine public.
Les règles sont claires.
Enfin sur le papier…
Car, dans la pratique, la « Dolce vita » a longtemps prévalu sur les exigences environnementales.
La nouveauté de cette année, c’est que la préfète a décidé d’y mettre bon ordre.
Le Padduc définit 4 types de plages.
« Urbaine » et « semi-urbaine », susceptibles d’accueillir des activités de restauration ou de loisirs.
« Naturelle », classification qui interdit tout aménagement.
Et « naturelles fréquentées », où tout se gère au cas par cas.
De ce point de vue, la situation la plus emblématique reste la plage de Palombaggia, à Porto-Vecchio (sud-est), véritable carte postale de l’île.
État « faible » avec les forts et « fort avec les petits ».
C’est à l’État de faire appliquer l’interdiction de privatiser le domaine public maritime.
A la fin du mois d’avril, la préfecture a rendu publiques les autorisations d’occupation temporaire (AOT) des plages pour la saison estivale : sur 345 demandes, 81 ont été refusées, la plupart en Corse-du-Sud.
Depuis, une trentaine de « retoqués » organisent la résistance avec des relais politiques locaux et nationaux.
Le député du Val-d’Oise (Libertés et territoires) François Pupponi dénonce « des règles à géométrie variable », allusion aux autorisations accordées au Sofitel et au Club Med notamment.
« L’État, estime le député, se montre faible avec les puissants, et fort avec les petits… Surtout quand ces derniers sont corses. »
Et de mettre en garde contre un recours à la violence.
Les professionnels écartés ont d’ores et déjà annoncé qu’ils ne renonceraient pas à leur saison touristique, quitte à « passer outre » les refus.
Le 3 juin, le bras de fer avec l’Etat a débouché sur une opération de contrôle menée sur les plages près de Porto-Vecchio, ce qui a conduit à la saisie de 80 transats.
Samedi, les nouvelles du front étaient plutôt à l’apaisement.
« Le contrôle des activités touristiques a toujours constitué un fort enjeu mais cette année, une accumulation de signaux multiples nous incite à la plus grande vigilance », prévient Eric Bouillard, procureur de la République d’Ajaccio.
« En Corse, plus qu’ailleurs, il existe une vraie compétition entre protection de l’environnement et business, qu’il s’agisse d’urbanisme ou de paillotes, estiment les militants de l’association écologiste U Levante.
L’argent l’emporte. De très loin. »
Un rapace en sursis.
Le balbuzard pêcheur, vigie et star de Scandola, est témoin de cette tension entre économie et écologie.
Perché sur les pitons rocheux, il se nourrit de poissons.
Ce rapace revient chaque année sur les lieux de son premier envol après avoir passé l’hiver dans la péninsule ibérique ou au Maghreb.
Le mâle rehausse le nid avec des branchages et des écorces avant de se lancer dans un vol « en feston », pour une parade nuptiale.
Après avoir capturé un poisson de surface, il le fait miroiter dans le soleil afin d’attirer la femelle.
Selon la Ligue de protection des oiseaux, en 2017, 29 couples reproducteurs étaient recensés en Corse, unis souvent pour la vie.
Cette espèce protégée a été menacée d’extinction avant de trouver refuge à Scandola lors de la création de la réserve naturelle en 1975, sanctuaire où elle a pu se reproduire.
Mais le balbuzard pêcheur est aujourd’hui rattrapé par l’activité humaine.
« Nous ne sommes pas face à un problème de reproduction mais de protection, insiste Michelle Salotti, de l’association U Levante.
Les balbuzards pêcheurs commencent à couver en avril, ce qui correspond à l’arrivée des premiers bateaux.
Les parents, dérangés par leur présence trop proche du site de nidification, s’envolent pour donner l’alerte.
Les oisillons se plaquent, immobiles, au fond du nid.
Ils sont alors exposés au fort soleil de juin et au stress, d’où une forte mortalité. »
Un récent rapport (« Etat synthétique de la population du balbuzard pêcheur en Corse et dans la réserve naturelle de Scandula, 2010-2018 ») évoque le « déclin progressif qui se manifeste aujourd’hui par un effondrement total du succès reproducteur […] égale à 0 » en 2014 et 2015.
Un seul poussin se serait envolé en 2018.
Pour limiter l’impact du tourisme, les scientifiques préconisent de conserver une distance d’au moins 250 m.
La Corse en chiffres :
- 330 000 habitants.
- Environ 2,6 millions de touristes entre mai et novembre 2017 (Insee).
- Le tourisme représente 30 % du produit intérieur brut Parc naturel régional de Corse : syndicat mixte regroupant 178 communes et représentant plus de la moitié du territoire.
- Réserve naturelle de Scandola : 1 669 hectares (marins et terrestres).
- GR 20 : de Calenzana au nord à Conca au sud, près de 200 kilomètres, soit 16 jours de marche en moyenne.
- Plages : la Corse compte plus de 1 000 kilomètres de linéaire côtier.
Source : Le Parisien. |e9 juin 2019.
Photo : Réserve naturelle inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, cette presqu’île de la côte occidentale attire un nombre croissant de visiteurs.
A Porto-Vecchio (Corse-du-Sud), cette paillote ne pourra pas ouvrir cet été. Son propriétaire n’a pas obtenu le précieux sésame : l’autorisation d’occupation temporaire (AOT). LP/Pierre Santini
Les balbuzards pêcheurs commencent à couver à l’arrivée des premiers bateaux, en avril. Biosphoto/Cédric Join