La Corse tombe-t-elle irrémédiablement dans l’escarcelle d’un nouveau parrain ?
Le terme est certes très connoté, mais l’actualité insulaire tourne depuis plusieurs mois autour du même personnage, aux amitiés sulfureuses.
Visage rond et jovial, Antony Perrino, 38 ans, concentre aujourd’hui une somme inédite de pouvoirs économiques et médiatiques dans l’histoire de l’île.
Outre un empire immobilier, l’Ajaccien est un pilier du consortium d’entrepreneurs corses ayant repris la compagnie maritime Corsica Linea (ex-SNCM) en janvier 2016.
Par ailleurs, le même consortium détient aujourd’hui 35 % du quotidien Corse-Matin.
Une incroyable hégémonie, dont les origines intéressent fortement la justice.
Antony Perrino, c’est d’abord une soixantaine d’entreprises qui dialoguent entre elles au sein d’une savante arborescence.
Dernier d’une lignée d’illustres magnats du BTP, il n’est jamais loin lorsqu’un projet urbanistique germe sur l’île.
Sa dernière lubie ?
Transformer le fortin génois de la citadelle d’Ajaccio - la propriété, dont le prix est en cours d’évaluation, appartient pour le moment au ministère de la Défense - en hôtel luxueux.
Car le trentenaire aime la flambe : il y a quelques mois, il a fait hélitreuiller une statue sur la terrasse d’une résidence du groupe Perrino lovée sur la très chic route des îles Sanguinaires.
Mais l’objet de toutes les spéculations demeure les liens étroits entretenus par Antony Perrino avec des membres du «Petit Bar», la bande criminelle la plus redoutée du sud de la Corse.
Petit Bar, comme le nom de l’établissement où se réunissait le gang à ses débuts, cour Napoléon-Bonaparte à Ajaccio.
En près de quinze ans, le Petit Bar s’est essayé à tous les arts : placements dans des casinos au Venezuela et au Vietnam, racket, gestion clandestine de bars, et même livraisons de cannabis largué depuis un hélicoptère entre le Maroc et Béziers.
De l’aveu de plusieurs sources sécuritaires, le Petit Bar est désormais tellement riche qu’il se démultiplie pour trouver d’efficaces circuits de blanchiment.
C’est ainsi qu’en février 2013, Mickaël Ettori, un des pontes du gang, rencontre Grégory Zaoui, pionner de l’arnaque à la taxe carbone.
L’entrevue, révélée par le Monde il y a quelques mois, est immortalisée et scriptée par une filature policière.
Car ce qui se joue ce soir-là au restaurant du George-V, table huppée du VIIIe arrondissement de Paris, va bien au-delà d’une simple jacasserie conspirative.
Il s’agit de la rencontre au sommet entre la crème du banditisme corse et une voyoucratie plus cérébrale, rompue aux montages opaques et transfrontaliers.
Une forme de beauté qui échappait jusqu’ici au Petit Bar, peu câblé dans les sphères de l’avocature et des financiers parisiens.
Aux yeux des services de renseignement, si un homme a permis l’émancipation des voyous ajacciens, en leur conférant codes et entregent, c’est bien Antony Perrino.
Très agacé d’être publiquement assimilé au gang, le nouveau PDG de Corse-Matin a refusé de répondre aux questions de Libération.
Il n’a pourtant jamais masqué son amitié d’enfance avec Jacques Santoni, le taulier tant redouté du Petit Bar.
Les deux personnages ont une passion commune pour la moto, ce qui a d’ailleurs coûté ses jambes à Santoni, victime d’un terrible accident en 2003.
Depuis, la Corse, vacharde, le surnomme le «parrain-plégique».
Autre proximité assumée : celle avec Pascal Porri, dit «l’Ampoule», un des lieutenants de Santoni.
Ce n’est qu’un peu plus tard en revanche, que Perrino sympathise avec l’ombrageux Mickaël Ettori baptisé, lui, «Canapé» pour sa feignardise légendaire.
Dans les années 90 et 2000, tout ce petit monde fréquente le bar originel du cour Napoléon.
Vingt ans après, la justice entend s’immiscer dans ces liens d’amitié.
Pour le dire tout net, les magistrats aimeraient savoir si Antony Perrino et le Petit Bar se sont mutuellement soutenus dans leurs folles ascensions.
Et si oui, comment ?
En Corse, où la prédation des bandes criminelles est oppressante, nul ne peut concevoir que Perrino ait ainsi prospéré sans la protection de ses vieux copains.
Question subséquente : contre quelles contreparties ?
Le 14 novembre 2017, le parquet d’Ajaccio a ouvert une enquête préliminaire, dont les premiers éléments s’avèrent fort intéressants.
Recueillis par Libération, ils documentent la relation d’argent directe entre Antony Perrino et Pascal Porri.
Photographié pétard à la ceinture il y a peu dans le centre d’Ajaccio, Pascal Porri mène grand train.
Il occupe un somptueux appartement de 180 mètres carrés dans la résidence Albert Ier, un ensemble construit par le groupe Perrino face au golfe d’Ajaccio.
Au départ, ce bien haut de gamme était divisé en deux appartements, mais d’importants travaux financés par Antony Perrino himself sont venus à bout de toutes les cloisons.
Mieux : jusqu’ici, un loyer de seulement 1 200 euros mensuels a été réclamé à «l’Ampoule» par la société titulaire du bail, également détenue par le patron de Corse-Matin.
Autant dire un hébergement à prix câlin.
En tout cas, c’est ce que la justice va s’attacher à démontrer par une expertise financière.
Selon des estimations recueillies par Libération, un tel logement se louerait plutôt aux environs de 3 000 euros.
Mais ce n’est pas tout.
En perquisitionnant l'appart, les enquêteurs ont mis la main sur une montre de luxe de marque Audemars Piguet, d’une valeur de 30 000 euros.
Stoïque, Porri a rétorqué que son ami Antony Perrino lui avait prêté.
Il faut dire qu’officiellement, le caïd du Petit Bar ne déclare aucun revenu…
Face à la générosité débordante d’Antony Perrino, les policiers ont craint un temps de se méprendre : et si, finalement, cette débauche de moyens résultait d’une contrainte ?
Car outre Porri, Jacques Santoni a lui aussi bénéficié d’un joli appartement avec loyer avantageux.
«Les relations avec ce type d’individus ne sont jamais monolithiques,prévient une source bien informée. Si l’on part du principe que le Petit Bar garantit par sa protection les affaires de Perrino, il est tout à fait envisageable que ses membres exigent de plus en plus de choses en échange de leurs services.»
Une analyse tempérée par une autre source, qui assure :
«Rien ne permet pour l’heure d’accréditer la thèse d’extorsions de fond exercées à l’encontre d’Antony Perrino.»
Début juillet, les policiers ont posé directement la question à l’intéressé.
Entendu dans le cadre de l’enquête préliminaire ouverte par le parquet d’Ajaccio, l’homme d’affaires a répété n’avoir aucun souci avec le Petit Bar.
Surtout, il s’est déclaré très heureux d’officialiser ses amitiés : oui, il connaît tout des antécédents judiciaires des pontes du gang, mais il continue de fréquenter Pascal Porri et Mickaël Ettori.
Perrino a ensuite précisé qu’ils se voyaient moins depuis que chacun avait une famille, tout au plus quatre à cinq fois par an.
Récemment, les services spécialisés ont recueilli de nouvelles informations confirmant le maintien d’une bonne entente entre le Petit Bar et Antony Perrino.
Le magnat du BTP a acheté et immatriculé un 4×4 Mercedes GL au blindage de niveau 6.
Soit ce qui se fait de mieux sur le marché des véhicules sécurisés.
L’engin a immédiatement été mis à la disposition de Pascal Porri, qui y effectue ses déplacements quotidiens.
Autre indice : Mickaël Ettori a été aperçu plusieurs fois cet été sur l’île pour multimilliardaires de Cavallo (au large de Bonifacio), où Antony Perrino exploite un restaurant.
En compagnie d’associés basés à Dubaï, le promoteur désirait racheter la parcelle sur laquelle l’enseigne a été installée.
Mais Gilles Simeoni, le président du conseil exécutif de Corse, a sifflé la fin de partie, arguant de la lutte contre la bétonisation du littoral.
Le 25 octobre, le leader autonomiste a fait voter la préemption du terrain de 3,3 hectares pour quelque deux millions d’euros.
Perrino a vu rouge.
Au sein du quotidien Corse-Matin, on imagine sans peine la difficulté à traiter désormais pareils sujets.
Fin octobre, le journal a d’ailleurs essuyé sa première tempête depuis l’arrivée du consortium.
A deux reprises, le nom du Petit Bar a été gommé d’articles relatant des tentatives d’assassinats survenues ces dernières semaines à Ajaccio.
Contactés par Libération, plusieurs journalistes démentent toute intervention directe d’Antony Perrino, mais regrettent un acte d’autocensure de certains gradés de la rédaction.
Avec un tel boss, on comprend que le clavier puisse leur brûler les doigts.
Milieu corse : le gros poisson et le «Petit Bar» Illustration Sandrine Martin pour Libération