« Le FLNC a été une super agence de com pour la Corse »
Cinq ans après l'arrêt de la clandestinité, Xavier Crettiez, politologue et spécialiste du nationalisme, analyse l'héritage du groupe armé.
C'était le 25 juin 2014. Dans un long communiqué de 14 pages, le Front de libération nationale de la Corse (FLNC) annonçait la fin de la lutte armée nationaliste.
Après 38 ans d'activité, la principale organisation clandestine de l'île expliquait sa volonté de « saisir une opportunité historique » en engageant « sans préalable et sans équivoque » un processus de démilitarisation.
Une première dans l'histoire du mouvement, jalonnée depuis 1976 de près de 10 000 attentats et de nombreuses victimes.
Dans leur communiqué, les indépendantistes avaient expliqué que les décisions prises à l'époque par l'Assemblée de Corse, notamment la proposition d'instaurer un statut de résident pour les habitants de l'île et la coofficialité de la langue corse, allaient dans le sens de leurs revendications.
« Il est temps de passer à une phase nouvelle : celle de la construction d'une force politique pour gouverner la Corse et la conduire à l'indépendance », avait alors écrit le FLNC.
Force est de constater que la suite des événements a été pour le moins favorable aux mouvements nationalistes.
En décembre 2015, après plus de quarante années passées dans l'opposition, une coalition entre autonomistes et indépendantistes, emmenée par Gilles Simeoni, a arraché pour la première fois les rênes de la région aux élections territoriales.
Pourtant, ces multiples succès intervenus dans les urnes depuis cinq ans n'auront pas suffi à éradiquer totalement la violence politique dans l'île.
Ces derniers mois, la Corse a connu de nouveaux épisodes de tensions avec une série d'attentats survenus peu avant la venue d'Emmanuel Macron à Cozzano (Corse-du-Sud), le 4 avril, dans un contexte de crispations avec l'exécutif nationaliste.
Professeur de science politique à l'université de Versailles-Saint-Quentin et spécialiste de la violence nationaliste corse, Xavier Crettiez voit la résurgence de ces attentats comme un moyen de pression sur l'État et l'exécutif insulaire.
Cinq ans après l'arrêt de la clandestinité du FLNC, le politologue analyse l'héritage du groupe armé qui a longtemps fait trembler la Corse.
Le Point : Cinq ans après l'adieu aux armes, la Corse a connu ces dernières semaines une série d'attentats non revendiqués.
La page de la violence politique est-elle vraiment tournée ?
Xavier Crettiez : Si je pense que cette page est tournée au Pays basque depuis la dissolution du groupe armé de l'ETA en mai 2018, je ne suis pas persuadé qu'il en soit de même en Corse.
Sur l'île, la violence résulte d'une multitude de mouvements.
Ce n'est pas parce qu'une organisation a décrété la fin de ces actions qu'elles vont obligatoirement cesser.
La violence n'a jamais été totalement encadrée et n'est pas l'apanage d'une seule organisation clandestine.
J'ajoute qu'elle est aussi pratiquée par des personnes qui ne relèvent pas de la clandestinité.
Sur l'île, près de la moitié des attentats sont le fait de rivalités commerciales ou de la criminalité organisée.
Quels ont été les facteurs déterminants pour l'arrêt de la clandestinité en 2014 ?
Tout d'abord, il faut se rappeler qu'à cette époque le FLNC faisait figure d'exception au sein des différents mouvements clandestins en Europe.
L'ETA avait cessé les attentats depuis 2011 et l'IRA depuis 1998.
De plus, le FLNC vivotait depuis une dizaine d'années.
L'émergence de la violence djihadiste ces dernières années en France a ensuite rendu plus difficile le maintien de ses actions d'un point de vue moral.
De même, la montée en puissance du nationalisme non violent depuis 2010 à travers le mouvement autonomiste de Gilles Simeoni a montré qu'il était possible d'être nationaliste et détaché de la violence.
Cette démarche a conduit notamment à la prise de la mairie de Bastia en mars 2014, ce qui a sans doute fait réfléchir la frange la plus radicale du nationalisme.
Justement, un parti nationaliste au pouvoir est-il compatible avec l'existence d'un mouvement clandestin ?
Nous sommes passés ces dernières années d'un nationalisme contestataire à un nationalisme gestionnaire.
Marier les deux est un exercice difficile.
Le nationalisme contestataire s'était construit sur une mystification de la cagoule et du clandestin.
Dès lors que les nationalistes sont au pouvoir, mettent en place des politiques publiques et discutent officiellement avec l'État, utiliser la violence devenait plus compliqué.
En Corse, on fait de la politique de manière violente.
Dans ce cas, comment expliquez-vous la reprise de la violence que l'on a pu observer ces dernières semaines ?
Ces actions sont intervenues dans le contexte de la visite d'Emmanuel Macron en Corse, en avril.
Elles peuvent être interprétées comme un message au chef de l'État pour mettre la pression afin qu'il entame des négociations et cède aux revendications des nationalistes.
C'est un procédé classique avant une visite ministérielle ou présidentielle.
En Corse, on fait de la politique de manière violente.
Cependant, cette série d'attentats peut être analysée comme un message interne au mouvement nationaliste, qui oppose les plus durs de la coalition aux gestionnaires autonomistes.
Ces actions sont peut-être aussi une forme de pression face à des résultats qui se font attendre.
On est cependant très loin des grandes années du FLNC et des « nuits bleues » qui pouvaient compter jusqu'à plusieurs dizaines de cibles.
Il n'en demeure pas moins que des personnes, détachées de structures politiques, peuvent aussi avoir envie de renouer avec le mythe de la clandestinité.
D'autant qu'aujourd'hui, seule une partie des nationalistes ont des pouvoirs institutionnels.
D'autres n'ont rien.
Cela signifie que la lutte par les urnes déçoit une partie du mouvement nationaliste ?
Tout à fait.
L'abandon de la violence déçoit parce que les résultats politiques ne sont pas encore là.
La clandestinité permettait aussi à certaines personnes de se construire une identité ou de rehausser l'estime de soi.
Lorsque l'on est un jeune Corse sans véritable perspective d'avenir, mettre une cagoule et avoir une kalachnikov entre les mains peut permettre de passer à la télévision pour une conférence de presse clandestine.
Cela permet de « devenir quelqu'un ».
Toutes proportions gardées, le même type de phénomène se retrouve pour le mouvement des Gilets jaunes.
La violence a permis à certaines personnalités de s'inventer une identité et de se faire connaître.
Avec le recul, peut-on dire que la stratégie du FLNC a porté ses fruits ?
Paradoxalement, l'une des raisons du retrait du FLNC a été son immense succès.
Il a réussi à mettre la question corse sur l'agenda politique national, à travers l'identité, la culture ou la défense de la terre.
Du fait de la clandestinité, la situation de l'île a été prise en compte par l'État de façon « exceptionnaliste » depuis les années 1970, par rapport aux autres régions de France.
D'ailleurs, la présence de la Corse dans les médias est sans commune mesure avec les territoires de démographie comparable.
Je note également qu'il y a aujourd'hui peu de différences entre la droite, la gauche et les nationalistes en Corse.
Ils sont tous plus ou moins « corsistes ».
Leur point de divergence majeur était la violence.
L'arrêt de la clandestinité a effacé ce clivage, mais a aussi permis de faire émerger le nationalisme en tant que force politique d'envergure sur l'île.
Le FLNC a fini par se comporter comme un néo-clan.
Diriez-vous que les nationalistes ne seraient pas au pouvoir aujourd'hui en Corse sans le passé clandestin de leur mouvement ?
Selon moi, cela ne fait pas de doute.
Cependant, si ce passage d'un nationalisme de contestation à un nationalisme de gestion échoue, il peut y avoir un risque de reprise de la violence.
D'autant que l'État ne semble pas prêt à lâcher quoi que ce soit sur leurs revendications.
Cette attitude accrédite d'ailleurs le discours selon lequel seule la violence permet d'être entendu.
Cela s'est à nouveau illustré récemment, dans un autre registre, avec les Gilets jaunes.
C'est lorsque leur mouvement est devenu violent qu'ils ont obtenu des mesures sociales, pour plus de dix milliards d'euros.
La violence est indiscutablement une forme puissante de négociation avec l'État.
Certaines anciens cadres du mouvement clandestin, comme Léo Battesti, considèrent aujourd'hui que le FLNC a été une « erreur stratégique ».
Partagez-vous cette analyse ?
D'anciens cadres ont estimé qu'en devenant un mouvement clandestin, le FLNC a fini par se comporter comme les structures claniques traditionnelles de la société corse, qu'il dénonçait à l'origine.
Là où les clans politiques donnaient des emplois contre des votes, le FLNC donnait des cagoules contre des militants.
Cette stratégie leur a permis d'attirer une grande partie de la jeunesse insulaire.
L'erreur a peut-être été de créer un néo-clan, violent, et pas forcément pour défendre des intérêts plus moraux.
Les affrontements entre nationalistes dans les années 1990 en témoignent, tout comme certaines dérives affairistes du mouvement.
Cela dit, le FLNC a été une super « agence de communication » pour faire prendre en compte la question corse.
Tandis que l'ETA et l'IRA ont connu des centaines de morts et des vagues d'arrestations très importantes, jusqu'au déchirement des années 1990, les mouvements clandestins corses ont connu des phénomènes de violence, certes importants, mais moindres.
Leurs actions étaient en revanche extrêmement visibles.
Ces derniers mois, la justice française a pris en compte la fin de l'ETA pour rapprocher plusieurs prisonniers basques, dont récemment Mikel Carrera Sarobe qui purge deux peines de réclusion à perpétuité pour le meurtre de deux gardes civils à Capbreton en 2013.
En Corse, malgré le retrait du FLNC, huit prisonniers nationalistes sont toujours détenus sur le continent, en particulier les membres du commando condamnés pour l'assassinat du préfet Claude Érignac.
Comment l'expliquez-vous ?
Les collectifs d'avocats au Pays basque sont très puissants et font un travail de lobbying auprès des ministères à la faveur des prisonniers de l'ETA.
De plus, les proportions sont différentes.
Actuellement, on compte 38 prisonniers basques dans les prisons françaises et 347 dans les centres de détention espagnols.
En Corse, ils sont moins d'une dizaine au total.
L'État pourrait effectivement rapprocher ces prisonniers dans l'île, ce qui serait d'ailleurs interprété comme un signe d'apaisement dans la relation avec les nationalistes.
La situation est en revanche différente pour les trois membres du commando Érignac.
Hormis leur statut de détenu particulièrement signalé (DPS), une négociation de ce type serait peu porteuse auprès de l'opinion publique continentale, qui interpréterait ces rapprochements comme de la clémence.
Il y aurait un vrai coût politique que l'État n'a pas intérêt à supporter.
Du point de vue de la politique nationale, faire preuve de fermeté sur la question corse permet généralement de marquer des points.
Source : Le Point. Par Julian Mattei, à Bastia.
Photo : Conférence de presse de membres du FLNC cagoulés et armés dans la nuit du 18 au 19 mai 2003.
© OLIVIER LABAN-MATTEI / AFP