PASSÉ COLONIAL : PHÉNOMÈNES CONTEMPORAINS D'IDENTIFICATION ET D'ALTÉRISATION. LE PRISME CORSE.
« Il aurait pu être militaire, ou aventurier, ou malfrat, ou n’importe quoi susceptible de satisfaire son incorrigible romantisme, mais il était né en un temps où l’empire colonial était mort : le soleil des tropiques ne réchauffait plus que des désastres.
Fin des années cinquante, de grands empires coloniaux s’effondrent.
L’espoir de changements sociopolitiques est puissant dans les États-nations émergents tandis que, dans les pays du Nord, apparaissent de nouvelles revendications, de nouveaux acteurs et de nouveaux mouvements structurés autour de l’affirmation de différences ….
C’est le cas des mouvements régionalistes puis nationalistes corses qui se distinguent par leur pérennité et par la radicalité des discours concernant l’action institutionnelle et politique en Corse.
Ils empruntent aux mouvements de lutte contre la colonisation leurs arguments, leurs cadres explicatifs et leur terminologie.
L’île constitue pourtant l’un de ces espaces périphériques du Nord longtemps très dépendants du fait colonial.
Certains auteurs expliquent même l’émergence de la mouvance nationaliste par l’apparition, sur le marché de l’emploi, d’acteurs privés de débouchés professionnels du fait de la décolonisation
Il y a là non seulement une concordance historique, non seulement un transfert idéologique, mais aussi la présence d’individus dont le destin ou les trajectoires ont été étroitement liés à la colonisation.
Dans les débats publics locaux, l’implication des Corses dans le fait colonial semble aujourd’hui en grande partie effacée par l’image du Corse colonisé.
Dans ces débats s’expriment des conflits de définitions qui laissent parfois entrevoir le trouble induit par le passé colonial.
Parallèlement, au niveau de l’espace public national, l’image d’un Corse raciste tend à se superposer à celle du Corse nationaliste.
Les discours qui alimentent ces débats méritent d’être déconstruits dans la mesure où ils tendent parfois à essentialiser des figures collectives et nient souvent ainsi la complexité de la situation sociale, culturelle, politique et économique de l’île.
Non-dits, récurrence de cadres explicatifs peu opérationnels pour comprendre le réel...
Il y a là, finalement, un espace presque vierge de questionnements sur l’incidence du passé colonial dans l’espace social et politique insulaire et sur les processus d’altérisation qui ont lieu en son sein.
Les phénomènes de différenciation, de rejet, de mise à distance ou de racisme qui se donnent à lire aujourd’hui en Corse expriment-ils l’existence d’un « continuum colonial », ou s’ancrent-ils dans l’espace d’un changement brutal, récent et important, dont la décolonisation a constitué l’onde de choc ?
Cette question de la continuité de phénomènes d’altérisation intimement liés au fait colonial est aujourd’hui posée dans l’espace public par de nouveaux acteurs militants, en claire opposition avec une part importante des acteurs antiracistes, notamment autour de l’antisémitisme.
Elle suscite deux séries d’interrogations.
La première a trait à la transmission, en dehors des cadres spécifiques de l’expérience coloniale, d’une mémoire des rapports colons-colonie et colons-colonisés.
La seconde concerne plus spécifiquement la possibilité de lire les rapports à l’œuvre entre endo- et exogroupe à la lumière de schèmes coloniaux transmis.
L’exemple corse, au-delà de ses spécificités, peut permettre d’envisager comment mémoire, enjeux et tabous de l’époque coloniale façonnent l’espace social des anciennes puissances colonisatrices, les représentations et les pratiques des acteurs comme les débats publics qui se produisent en leur sein.
Il peut également offrir une illustration des mouvements postcoloniaux, de la reconfiguration des arrivées et des départs et du sens qui leur est conféré.
S’arrêter sur cet exemple corse permet, enfin, d’envisager quelle peut être l’incidence des traces du passé colonial en termes de rapports à l’altérité.
Les Corses se sont engagés massivement durant les différentes étapes de la colonisation, souvent au sein des corps d’État.
On estime à plus de deux cent mille, les colons corses venus s’installer en Algérie entre la conquête et la veille de la seconde guerre mondiale.
Le faible développement économique de l’île explique en partie la densité de cet engagement.
Cette dimension économique ne doit toutefois pas occulter le rôle politique joué par la colonisation : là peut-être plus qu’ailleurs, le fait colonial a atténué les clivages politiques, concourant ainsi au développement d’un consensus social.
Avec l’expansion coloniale, les Corses ont également perdu, aux yeux des Français, leur caractère exotique et ainsi pu s’identifier réflexivement au peuple français.
Les exhibitions de Nubiens ou de Maures ont succédé aux « villages corses » qui illustraient jusqu’alors l’archaïsme présent aux marges de la métropole dans les expositions précoloniales.
Les réactions suscitées dans l’île par la décolonisation et plus particulièrement par la guerre d’Algérie expriment également ce rapport étroit des Corses au fait colonial.
Les 26 et 27 mai 1956, toutes les associations d’anciens combattants corses se réunissent à Corte pour « soutenir les militaires qui défendent la présence française en Algérie »
Alors que de nombreux mouvements opposés à la guerre d’Algérie voient le jour en France dès 1956, dans l’île, le soutien à la présence française ne se dément pas.
L’opposition à la guerre n’est que faiblement relayée.
Ceci est notamment le fait de mouvements proches du parti communiste tels que le Mouvement pour la paix et l’Union des femmes françaises.
En 1962, la Corse est la seule région française à voter contre les accords d’Évian.
Ce rapport très dense et très intime, à la fois économique et symbolique, au fait colonial a laissé des traces fortes et ambivalentes dans la mémoire collective insulaire.
Les 19 et 20 septembre 2002, le colloque « Corse-colonies », dont l’objet était d’entreprendre « un travail de mémoire qui est aussi un travail de deuil » s’est tenu à l’université de Corse.
Il a réuni des personnalités de l’île et des universitaires s’intéressant à ces questions.
Leurs interventions traduisent l’existence d’une mémoire coloniale à la fois défensive et très liée à des enjeux actuels.
Les communications de certains intervenants laissent en effet entrevoir des inflexions qui se retrouvent par ailleurs dans les discours recueillis au cours de la soixantaine d’entretiens non-directifs et semi-directifs réalisés en Corse depuis 2003, telle la tentation d’affirmer une spécificité du colon corse — plus humain ou moins « acculturé » qu’un autre —, et de souligner la stigmatisation dont il fait l’objet, ou encore de taire les rapports d’infériorisation, de domination ou de rejet liés au vécu colonial.
La volonté d’affirmer les particularités du colon corse qui « garde des liens privilégiés avec la mère-patrie, mais affiche également son identité dans des associations diverses » et fait preuve d’une « solidarité corse » qui se manifeste par la « visite aux blessés dans les hôpitaux militaires d’Algérie, [ou par l’] envoi de colis aux soldats insulaires en poste dans les djebels » constitue le soubassement de plusieurs interventions.
Le colon corse est ainsi distingué par la fréquence de ses retours dans sa région d’origine et par la pérennité de son attachement au village car, pour lui, « le père n’est pas celui qui a tout abandonné pour s’implanter en Algérie mais celui qui, par tradition familiale, s’est éloigné de son île : le village de la famille existe toujours, on peut y retourner ».
Ces interventions soulignent l’enracinement des Corses-colons dans l’île, indépendamment de leurs trajectoires résidentielles.
Il y a là l’affirmation d’une intériorité qui transcende l’inscription dans une zone géographique, tendant parfois à essentialiser, par le biais de la culture, l’identité corse.
Cela va de pair avec l’affirmation de valeurs corses spécifiques de valence positive (solidarité, importance de la parole donnée...) qui se maintiennent dans le vécu colonial.
À travers ces représentations, se dessine la figure d’un Corse atemporel, enraciné dans sa terre et porteur de valeurs ancestrales bien que n’ayant pas toujours grandi dans l’île.
Ce qui constitue son identité corse est un croisement étrange entre culture et affects qui traverse la majeure partie des entretiens réalisés lors d’un travail de terrain mené entre 2003 et 2010 dans l’île.
Une même volonté d’affirmer la spécificité des « émigrés » se manifeste, quelle que soit par ailleurs l’époque ou le contexte socioéconomique de leur migration.
L’obsession du retour en constitue l’un des traits saillants.
« Je partais toujours trois fois dans l’année, quinze jours en hiver et, l’été, au moins un mois.
Toujours à Corte.
C’est pour ça que le mal du pays je l’avais surtout quand je revenais, les quinze premiers jours et après je me remettais dans mon boulot et je pensais à la prochaine fois.
Je ne vivais que dans l’attente de ce départ.
C’est terrible mais c’est comme ça.
Mais ça vous forge quand même un caractère et...
Je rentrais toujours à contrecœur, j’avais toujours le cœur un peu serré quand je prenais l’avion ou le bateau.
Mais dans un second temps, je me disais :
" Si je remonte, il y aura une prochaine fois pour revenir en Corse " »,
raconte ainsi l’un de nos interlocuteurs ayant vécu plus de trente ans hors de Corse.
Seconde inflexion récurrente, la mise en exergue des stéréotypes négatifs à l’encontre des colons corses — stéréotypes qui dénotent « la force du préjugé racial anti-méditerranéen » — fait écho aux représentations relatives à l’existence d’un racisme anti-corse.
François de Negroni souligne ainsi que le Corse apparaît essentiellement « vindicatif, frimeur, combinard, obtus, patibulaire, enfouraillé et presque exclusivement affecté aux rôles de tenancier, de proxénète ou de truand » dans la littérature coloniale.
La mise en avant de cette figure du Corse stigmatisé s’inscrit aujourd’hui dans un contexte sociopolitique marqué par les demandes de reconnaissance et de réparation.
La troisième consiste en un refus plus ou moins explicite d’envisager le racisme d’infériorisation ou la domination liés à la colonisation.
Le silence qui prévaut dans la majeure partie des communications et, plus encore, l’opposition entre les historiens Michel Vergé-Franceschi :
« Je n’aime pas non plus beaucoup les termes de " dominés " et de " dominants " qui ont été employés ce matin.
Je pense qu’il vaut mieux parler de choc des civilisations »
« Le terme de " colon " ne me plaît pas beaucoup.
Je revendique par contre volontiers le terme d’" intermédiaire méditerranéen " pour qualifier le Corse.
Pendant des siècles, il est un intermédiaire permanent entre le monde chrétien et le monde musulman. »
et Nicolas Bancel :
« Je suis obligé de réagir à l’intervention de Michel Vergé-Franceschi parce que je ne peux pas laisser passer une espèce de révisionnisme latent qui traverse parfois nos débats.
Que des personnes aient eu des destins individuels où elles ont pris des risques par rapport à une trajectoire qui leur est propre — aller aux colonies c’est effectivement prendre des risques et voyager — et que des personnes aient été courageuses et animées par les meilleures intentions du monde, cela ne fait aucun doute dans l’émigration coloniale.
Mais il ne fait également aucun doute que la structure du système colonial et d’un rapport qui s’institue dans la colonie est un rapport de domination. [...]
Il y a donc des dominants et des dominés et nous ne pouvons pas faire l’économie de cette analyse. »
De mêmes orientations apparaissent dans les discours que nous avons pu recueillir auprès d’acteurs insulaires :
« [Vous avez évoqué, tout à l’heure, l’histoire de la Corse.
Il y a un point que vous n’avez pas évoqué, c’est l’implication des Corses dans le processus colonial.
Avez-vous des choses à dire là-dessus ?]
Les Corses qui sont partis à l’extérieur ?
Dans les colonies ? [
Oui] Alors, effectivement ça a été une source d’emploi, mais, d’après ce que j’ai pu lire ou comprendre, c’est parce qu’il n’y avait plus de travail ici qu’ils ont été obligés de partir.
Alors ce qui est paradoxal c’est qu’aujourd’hui on pourrait considérer qu’une politique coloniale a engendré un dépeuplement à vocation coloniale.
C’est quand même paradoxal. [...]
Même si les gens sont partis faire les colonies, ça n’a pas non plus été la majorité de la population, tout le monde n’a pas réussi et, bon, beaucoup de gens sont partis aux colonies en tant que fonctionnaires et ne sont pas revenus forcément avec des pouvoirs d’achat mirobolants et ne se sont pas conduits en maîtres dans les pays où ils ont été.
Et il y avait forcément des gens au-dessus d’eux qui régnaient, eux, en maîtres.
Vous voyez ce que je veux dire ?
Tous les gens qui sont partis aux colonies n’ont pas été tous des colonialistes.
Ils ont travaillé et ont exercé, souvent, des petits métiers.
Ce qui ne veut pas dire qu’ils ont mal vécu, mais de là à penser que tous se sont enrichis sur le dos de pauvres gens qu’ils faisaient travailler...
Non, je ne pense pas.
Je pense que d’autres s’en sont chargés à leur place. »
(Stéphane, 37 ans, Ajaccio, 25 août 2004).
Il semble s’agir ici et là de nier racisme et domination, susceptibles d’entacher la figure idéalisée du Corse dans la complexité du fait colonial.
Si les enjeux actuels liés à ce troisième type de représentations sont difficiles à saisir, la virulence des débats à ce propos permet toutefois d’envisager l’existence d’un véritable tabou de la mémoire coloniale.
Au fil des interventions est apparue, en filigrane, la figure d’un ancêtre-totem, le Corse contraint au départ, et l’existence de tabous forts qui ne concernent pas seulement la question de la domination induite par la situation coloniale mais aussi, et plus généralement, tout ce qui concerne les rapports à l’altérité indigène.
Cet ancêtre incarne et structure quelque chose d’éminemment social.
Il incarne tout d’abord la figure de l’homme absent, cristallisant ainsi les peurs relatives à la « disparition du peuple corse » et faisant écho aux représentations concernant les différentes chutes démographiques qui ont marqué l’histoire de la Corse ces derniers siècles.
Il figure, ensuite, la contrainte du départ et, plus indirectement, la peur de l’acculturation.
Il représente, enfin, la virilité conquérante, figure quelque peu vieillotte car ancrée dans une forme de patriotisme qui a perdu de sa consistance avec la diminution des possibilités d’ascension sociale pour les acteurs appartenant aux couches intermédiaires de la société insulaire.
Véritable produit de la mémoire collective, ce totem structure aujourd’hui le refus du hors-soi fondateur de formes d’exotisme et influe ainsi sur la relation aux départs comme aux arrivées.
De lui, découlent de nombreuses prohibitions taboues qui « ne se fondent sur aucune raison » tout en paraissant « naturelles à ceux qui vivent sous leur empire ».
Lors d’entretiens menés en Corse auprès d’acteurs d’origine maghrébine, la référence à des « barrières invisibles », qui les isolent du reste de la population insulaire, est récurrente.
Ces « barrières » semblent orienter les pratiques de socialisation.
Dans la cour de récréation de certains collèges de l’île, une division ethnique de l’espace peut être observée.
Et si cette situation est constatée par plusieurs membres de l’équipe éducative, ses significations n’en apparaissent pas moins bloquées :
« C’est vrai qu’il y a une séparation entre les Corses, les Français et la population maghrébine.
[Ils ne se mélangent pas ?]
Non, ils ne se mélangent pas. Du tout. Non. [...] C’est évident.
Il y a un coin où il n’y a qu’eux et tout le reste de la cour...
C’est bizarre. C’est... C’est... On sait pas pourquoi. En tout cas moi, je sais pas.
Une même ségrégation se retrouve dans les lycées ou à l’université de Corse : partout, la même « barrière invisible » semble diviser l’espace et souvent s’exprime une même incompréhension, un même refus de voir là une expression du racisme en termes de rejet et la difficulté à évoquer de façon distanciée et critique l’implication des insulaires dans le processus colonial. Dans les deux cas, en effet, il semble que des tabous forts pèsent sur le débat public.
Déni ? Dénégation ?
Une fois encore un parallèle peut être fait entre cette difficulté à penser l’écart entre Corses et Maghrébins.
Nous nommons ici « Maghrébins », les personnes qui sont perçues ou se perçoivent ainsi, en nous inspirant notamment de la façon dont Jean-Paul Sartre définit les Juifs (cf. : « le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif : voilà la vérité simple d’où il faut partir ».
Mais si la fin de l’époque coloniale n’a pas marqué la disparition de ces tabous et l’avènement de représentations ou de pratiques résolument différentes dans les rapports à l’altérité, il est toutefois un champ sur lequel elle a eu une incidence certaine : celui de la mobilité.
Si « en Corse, l’habitude des départs est un phénomène très ancien », lié en grande partie à des conditions socioéconomiques défavorables, auquel s’adjoint une perception spécifique des départs, douloureux mais aussi légitimes, voire de dimension heuristique, aujourd’hui, ces départs sont moins systématiques et perçus plus négativement.
Les conditions favorisant le départ vers l’Europe continentale ou ailleurs ont été nombreuses par le passé.
La terre était hostile et des besoins de main-d’œuvre supplémentaire se faisaient sentir dans des régions plus ou moins proches.
Au Moyen-age, des Corses s’enrôlent comme mercenaires dans les troupes pontificales ou en Italie; au XIXe siècle, ils partent massivement vers les colonies ou l’étranger.
Ce sont alors principalement les personnes les moins favorisées qui partent.
Durant la première moitié du XXe siècle, « malgré le rétrécissement des débouchés coloniaux, l’exode concerne, selon les statistiques officielles, de 1 000 à 1 200 émigrants annuels », pour une population oscillant entre 160 000 et 260 000 habitants.
À partir des années cinquante, une population plus qualifiée quitte la Corse.
Elle s’installe principalement « sur le continent ».
Les raisons de ces départs sont principalement économiques.
Ils diminuent à partir des années soixante et paraissent très limités aujourd’hui.
Un professeur de démographie évoque à ce propos, lors d’un entretien réalisé le 9 juillet 2008 à Paris, un flux journalier de 5 départs et 10 à 13 arrivées. Il souligne par ailleurs que parmi ces cinq départs, beaucoup concernent des personnes nouvellement arrivées.
Des représentations nouvelles accompagnent cette pratique relativement récente de l’immobilité socioprofessionnelle ou résidentielle.
Aujourd’hui, les acteurs âgés de quinze à trente-cinq ans expriment de nombreuses résistances au départ.
Cette immobilité indique une rupture.
Il semble en effet que par le passé le départ était encouragé par la collectivité et notamment par les personnes plus âgées.
« À l’âge de dix-sept ans et demi, après une scolarité jusqu’en troisième, j’ai voulu tenter l’aventure, partir de Corse comme tous les anciens faisaient et trouver une situation et un petit peu l’aventure [...].
Mais moi j’ai choisi de partir pour voir autre chose et puis pour prouver à mes parents que j’étais capable de faire autre chose.
Voilà. Et tous les anciens sont fiers.
Je n’ai jamais vu... pendant mes premières années de permission, quand je revenais à Corte, mes vieux me dire : " C’est pas bien ce que tu as fait ".
Tous mes vieux m’encourageaient à rester militaire et à ne pas revenir à Corte.
Tous mes vieux m’encourageaient.
Et c’était des vieux qui étaient partis de Corse ou qui n’étaient pas partis. Il y avait les deux. »
(Jean-Noël, 49 ans, militaire, Corte, 15 août 2006).
L’attachement des « sortants » à la Corse n’était pas remis en question par le fait qu’ils vivaient ailleurs.
Leurs retours ponctuels étaient considérés comme l’expression de cet attachement ; leur identité corse ne faisait pas l’objet de suspicion.
« ...Est Corse celui qui n’oublie jamais qu’il est Corse. Où qu’il soit, en Amérique ou ailleurs.
D’ailleurs je crois qu’en principe, quand on est Corse, on ne l’oublie pas. On revient toujours.
Surtout avant, il y avait beaucoup de...
On était obligé de partir parce qu’il n’y avait pas de travail sur place.
On partait en Amérique, enfin, tous azimuts.
Au temps des colonies, ils étaient souvent, très souvent partis aux colonies.
Mais ils revenaient toujours ici. Toujours, toujours.
À la retraite, dans le temps, du moins, il n’y avait aucun Corse qui se retirait là où il travaillait.
Ils se retiraient au pays, comme on dit, entre guillemets, au pays », déclare ainsi l’une de nos interlocutrices âgée de plus de soixante-dix ans.
Cette conception semble aujourd’hui marginale.
La majeure partie des personnes de moins de quarante ans interrogées s’oppose à l’idée de départ.
Bien qu’elles considèrent que rester implique une régression sociale ou, du moins, l’impossibilité d’accéder à un emploi correspondant aux qualifications acquises, la volonté de ne pas quitter la Corse domine.
Le départ est même parfois perçu en termes de contraintes et de déperdition culturelle.
Et nombreux sont ceux qui, après quelques mois passés sur le continent, reviennent en sacrifiant des opportunités professionnelles.
Deux registres de motivations apparaissent ainsi de façon récurrente dans les discours des acteurs interrogés.
Le premier registre englobe les motivations relatives à la qualité de vie, l’argumentation étant ainsi constituée par la question environnementale.
Le second a trait à la socialisation, les acteurs insistant alors sur la volonté de rester insérés dans un univers sécurisant car maillé par l’interconnaissance.
Ce changement dans le rapport au départ suscite parfois l’incompréhension des personnes plus âgées, voire leur colère.
Il constitue un élément de rupture générationnelle qui s’explique notamment par la conjugaison de trois facteurs :
- la fin de l’empire colonial dans les années soixante,
- l’idéologie du retour à la terre dans les années soixante-dix
- et l’ouverture de l’université de Corse dans les années quatre-vingt.
Cette immobilité ouvre une première fenêtre pour comprendre sinon les tabous, du moins les résistances concernant l’altérité.
Ici, en effet, l’immobilité des uns s’oppose à la mobilité des autres.
Depuis plusieurs décennies, la physionomie des « entrants » a changé en Corse.
À des vagues migratoires originaires principalement d’Italie, et souvent saisonnières, ont ainsi succédé des flux originaires principalement du Maroc et du Portugal.
La proportion importante de Marocains dans la population étrangère est liée à l’histoire coloniale.
Nombre d’immigrés originaires du Rif ont en effet suivi les viticulteurs qui les employaient déjà en Algérie et qui ont été « rapatriés » en Corse, impulsant ainsi des flux migratoires qui perdurent jusqu’à aujourd’hui.
Originaires pour la plupart du Rif oriental et des régions de Nador, Al Ouceima, Oujda ou Tazor, ils constituent une part importante du prolétariat agricole en Corse.
Plusieurs travaux réalisés à propos de ces travailleurs soulignent une situation spécifique en termes de précarité, mais aussi d’isolement, de difficultés administratives, de problèmes de santé physique et mentale... qui doit être lue au vu de la situation plus générale du prolétariat agricole comme des travailleurs sans papiers en Europe.
Mais ces conditions matérielles extrêmement difficiles se conjuguent également avec des conditions d’accueil spécifiques, rappelant par moment la situation des « indigènes » dans les anciennes colonies.
Ce sont ces émigrés ainsi que leurs enfants, indistinctement nommés « Arabes », ou parfois « Maghrébins », qui constituent ici l’altérité la plus extérieure : dans l’échelle qui va de soi à l’autre, l’Arabe est celui que l’on tient au plus loin.
Il s’agit de termes qui ne se réfèrent que vaguement à une attache territoriale ou nationale et induisent une vision uniformisante de l’Autre.
À l’inverse du terme « bougnoule », ils ne sont souvent pas jugés dépréciatifs.
« Moi, dans ma famille, tout le monde est parti, plus ou moins.
Je ne sais pas quelles sont les répercussions dans la mentalité corse.
Les Corses ont gagné leur vie comme ils pouvaient et ils ont bien réussi.
Moi, j’avais un oncle qui était administrateur dans le Pacifique.
L’autre est parti à Tahiti.
Ma tante a épousé un bonhomme qui était en Tunisie.
Ils sont partis et ont tous eu une très belle situation.
Mais, ils ne sont pas revenus en parlant de bougnoules et compagnie.
Ils avaient des relations avec les Noirs, avec les Arabes, tout à fait normales. »
(Pierre, 68 ans, Ajaccio, 23 août 2004).
Ils dénotent toutefois un processus d’infériorisation lui-même longtemps caractéristique des rapports entre coloniaux et colonisés.
À l’instar du terme « indigène », ils désignent identiquement et abstraitement une altérité multiple.
Bien que d’emploi courant ailleurs en France, ils y paraissent parfois supplantés par d’autres expressions, plus édulcorées, plus imagées ou plus âpres qui n’ont ici pas d’équivalent.
« Rebeu, beur, cainfr, blédard... », ces termes — qui dénotent un travail d’appropriation par les générations issues de l’immigration d’une identité assignée — sont absents du vocabulaire en Corse.
Si des parallèles peuvent être faits entre situation coloniale et situation actuelle, si des similarités, voire des continuités existent, doit-on pour autant parler d’individualités post-indigénéisées, cautionnant ainsi l’idée d’un « continuum colonial » ?
Seul un regard plus précis sur l’expérience des individus altérisés en Corse peut permettre de le déterminer.
Dans cette optique, seront dans un premier temps envisagées les représentations et images qui constituent le soubassement de leur re-connaissance.
Dans un second temps, le jeu de l’inclusion/exclusion sera abordé en termes de distance et proximité.
Ce questionnement se clôturera sur les modalités et les temps de leur insertion dans un jeu politique à la fois complexe et relativement fermé.
La propagande mise en œuvre durant la colonisation, notamment à travers l’usage des « zoos humains », manuels scolaires et autres journaux illustrés, a contribué à l’émergence de représentations de l’Autre légitimant l’entreprise coloniale.
Ce travail traduit l’« effort constant du colonialiste [qui] consiste à expliquer, justifier et maintenir, par le verbe comme par la conduite, la place et le sort du colonisé, son partenaire dans le drame colonial ».
Si l’éventail de ces représentations est large, qu’il diffère en fonction des populations « indigènes » visées, trois schémas de pensée paraissent centraux en ce qui concerne les populations du Maghreb.
Nous avons trouvé « traces » de ces schémas dans les discours recueillis en Corse.
La première catégorie de représentations englobe les stéréotypes ancrés dans un schéma de pensée évolutionniste : la différence culturelle n’est appréciée qu’à la lumière du retard qui sépare les cultures invoquées du modèle de référence.
La lecture des rapports hommes/femmes, ou des pratiques conjugales des « Maghrébins » est sous-tendue, aujourd’hui en Corse, par des représentations particulièrement proches.
« La femme, ils ne la considèrent pas comme on la considère nous »
(Thierry, 54 ans, Saint-Florent, 2 novembre 2004).
Les discours assimilant ces relations de genre à un sexisme rétrograde sont fréquents.
L’idée que les Maghrébins sont sales et qu’ils sentent mauvais semble s’inscrire dans une même matrice.
Leur odeur traduit pour certains un retard, en matière sanitaire cette fois.
La seconde catégorie de représentations a trait à l’infantilisme des Maghrébins.
Ce type de représentations est moins central mais se retrouve toutefois dans plusieurs discours recueillis.
Ces discours émanent principalement de personnes âgées de cinquante ans et plus.
L’idée que les populations maghrébines sont, à l’instar des enfants, soumises à de bas instincts, des pulsions que l’éducateur se doit de combattre, en constitue le soubassement.
Le schéma de pensée diffère légèrement de celui qui sous-tend les représentations coloniales à proprement parler : l’éducateur n’est pas ici la puissance colonisatrice qui agit par le biais de ses institutions mais le « Corse » porteur de valeurs spécifiques.
Plusieurs personnes rencontrées n’ont en effet aucune confiance dans le travail éducatif qui pourrait être accompli par les institutions françaises.
Une opposition est ainsi faite entre l’autorité virile du Corse qui « ne se laisse pas faire » et le laxisme des institutions incapables d’assurer ces fonctions.
Car les Maghrébins constituent, et c’est là l’objet d’une troisième catégorie de représentations, un danger pour l’ordre.
Ce type de représentations se cristallise principalement en Corse autour de la question de la délinquance.
Le référent central en termes de délinquance maghrébine est souvent, dans les discours recueillis, la banlieue parisienne ou certains quartiers de Marseille.
L’idée que les Français du continent, les pinzutti, font preuve d’un certain laxisme à cet égard, qu’ils se « laissent faire », que la dérive délinquante est conséquente à la faiblesse dont ils font preuve, apparaît ainsi de façon plus ou moins explicite.
À cette faiblesse des pinzutti est parfois opposée l’autorité du Corse, qui, lui, n’hésite pas à être « plus sauvage que les sauvages ».
Cette grille de lecture légitime ainsi certains actes de violence commis à l’encontre des Maghrébins.
Car ces représentations se conjuguent parfois à des pratiques de différenciation, de mise à l’écart ou de rejet qui revêtent également des formes proches de celles prévalant à l’époque coloniale.
Si cette proximité formelle ne peut être envisagée comme une preuve d’un continuum colonial, elle peut toutefois permettre d’ouvrir un questionnement sur la continuité des logiques à l’œuvre.
Envisagé longtemps comme propre à la marge ou à l’extrême droite, la question du racisme apparaît dans les débats publics français, principalement aujourd’hui, à travers la question des discriminations.
En Corse, cet aspect semble toutefois secondaire.
Qu’il soit question d’accès au logement ou à l’emploi, les conditions concurrentielles, souvent à l’origine des processus discriminatoires, ne semblent pas remplies.
Lors des entretiens réalisés auprès de personnes d’origine maghrébine, la question de la discrimination à l’embauche n’est ainsi évoquée que de façon très minoritaire ; pour les personnes interrogées qui sont nées à l’étranger, la recherche d’emploi n’a jamais représenté un problème.
Les étrangers sont en effet cloisonnés dans des secteurs précis, tels que le salariat agricole ou le bâtiment, où ils ne sont pas en concurrence avec d’autres.
Un changement se produit toutefois actuellement car plusieurs « Maghrébins » occupent des emplois d’artisan et de commerçant.
L’accès à ce type d’emplois reste cependant très minoritaire et limité par l’incorporation d’interdits.
La récurrence des attentats visant ces commerçants rend in fine superflue toute pratique de discrimination.
À titre d’exemple, le Mouvement clandestin anonyme revendique la destruction de la maison en construction d’un artisan d’origine maghrébine à Biguglia (qui a eu lieu dans la nuit du 2 au 3 septembre 2004).
Clandestini Corsi s’illustre au mois de juillet 2004 par des attentats notamment contre la pizzeria « Le Richelieu » de Ville-di-Pietrabugno, la Wafa Bank de Biguglia ou l’épicerie orientale de Saint-Joseph.
Ces trois établissements sont gérés par des personnes d’origine maghrébine.
La question de la discrimination à l’embauche ne se pose donc que pour des jeunes diplômés d’origine maghrébine, souvent convaincus par ailleurs de ne pouvoir accéder à une mobilité socioprofessionnelle ascendante que hors de l’île.
À ces pratiques discriminatoires relativement limitées sur le marché de l’emploi s’opposent des pratiques bien plus fréquentes en divers lieux de socialisation et de loisirs.
De nombreux cafés et discothèques constituent ainsi des lieux fermés et inaccessibles aux personnes d’origine maghrébine.
Ces pratiques semblent même si fréquentes que certains se refusent à tenter d’entrer dans de tels lieux.
Ce refus peut correspondre à l’intériorisation d’un interdit, et cela est plutôt le cas des personnes plus âgées, ou à une forme de boycott.
« On sait qu’il y en a des choses qui s’y passent alors ce n’est pas la peine d’y aller.
Il ne faut pas y aller, c’est tout.
S’il se passe quelque chose devant, par exemple, moi... On le sait que ça ne va pas, donc c’est mieux de laisser » (Ahmed, 59 ans, Ajaccio, 26 août 2003) ;
« Non, j’étais jamais au bar. Ni au bar, ni au restaurant, ni... Je ne cherche pas de problèmes » (Karim, 30 ans, Corte, 23 décembre 2004).
[Vous est-il déjà arrivé de ne pas être accepté en discothèque ?] Moi, jamais. Mais d’autres, oui. D’ailleurs je ne vais plus en boîte pour ça » (Anis, 25 ans, Corte, 2 novembre 2004).
Plusieurs personnes évoquent même ne pas pouvoir sortir le soir, ni se montrer à partir d’une certaine heure dans l’espace public.
L’espace corse est ainsi divisé en lieux interdits ou autorisés, ouverts ou fermés.
Et l’emplacement de ces différents lieux semble déterminer le périmètre de leur « ronde journalière », celle qui « relie l’individu à ses diverses situations sociales ».
Des pratiques éclatées mais fréquentes de discrimination contribuent à circonscrire le quotidien des Maghrébins en Corse dans un périmètre restreint.
L’assignation à des places précises dans la stratification sociale et dans l’espace, les interdits qui leur sont liés et leur intégration par les acteurs altérisés contribuent donc à dessiner un paysage bien plus marqué par une ségrégation profondément intériorisée que par la discrimination.
Il relève d’une logique de différenciation qui se traduit souvent par des configurations précises dans l’espace, par l’attribution, plus ou moins fixée, de places différentes pour l’endogroupe et pour l’exogroupe et reflète une « nécessité de purifier le corps social, de préserver l’identité du " soi ", du " nous " de toute promiscuité, de tout métissage, de tout envahissement ».
En Corse, les moteurs de cette ségrégation sont avant tout culturels.
Le racisme est mû par une logique plus différentialiste que d’infériorisation.
Le racisme différentialiste se caractérise au vu de l’usage fait de la catégorie « culture ».
Cette catégorie fonctionne comme hier la catégorie « race » : elle permet de naturaliser l’altérité comme de cristalliser les angoisses de mélange, d’hybridation ou de métissage.
Les idéologues de ce néo-racisme prétextent du danger que feraient encourir les mouvements de population à la culture pour tenir à l’écart, ségréguer ou exclure.
Le racisme d’infériorisation « accorde au groupe — victime — une place dans la société à condition que ce soit la plus basse »….
Même si la question économique entre en jeu, c’est la peur de l’acculturation qui en est le ressort central.
Un angle d’approche différent permet toutefois de nuancer ce constat.
Inclus, malgré tout, dans la sphère politique, les Maghrébins expérimentent des liens de nature particulière, résultant du maintien de pratiques clientélistes.
Basé sur la réciprocité d’une certaine forme de don, « l’échange de biens matériels (emplois, subventions, aides diverses) contre un soutien électoral », le rapport de clientèle a longtemps été ancré dans la réalité rurale.
Au sein des villages, il a engagé des familles entières, constituant alors un véritable ciment social.
Avec le développement massif du départ des insulaires hors de Corse ou de l’exode rural, il s’est transféré dans de nouveaux cadres tout en continuant à nourrir le pouvoir de notables locaux.
Il s’exprime, aujourd’hui encore, dans le langage de l’amitié.
Doit-on parler, lorsque ces liens se matérialisent dans des relations unissant Corses et Maghrébins, de racisme ou de continuum colonial ?
Il semble à première vue que de telles relations traduisent plutôt l’insertion des personnes d’origine maghrébine dans un système préexistant à leur arrivée sur le sol corse.
Elles pourraient alors être lues comme des indicateurs d’intégration.
Pourtant... Pourtant une approche de terrain permet d’envisager que si les Maghrébins de Corse ont acquis un poids électoral qui leur permet de se prêter à des tractations clientélistes, la nature des biens consentis dans le cadre de ces échanges paraît souvent relativement dérisoire.
Des personnes interrogées il y a quelques années à Porto-Vecchio relatent ainsi la remise des voix de toute une famille maghrébine en échange... d’un réfrigérateur.
Or, un tel bien paraît sans commune mesure avec la contrepartie la plus habituelle dans ce type de tractation, soit un emploi de fonctionnaire titulaire dans une quelconque administration.
De plus, il y a là une sédimentarisation de ces relations, qui tendent à se reproduire à l’identique d’une génération à l’autre, évoquant ainsi des effets de phénomènes de racialisation.
Il semble toutefois que les choses soient en train de changer sous l’effet conjugué de l’accès récent de certains au droit de vote ou à la démocratie locale, et de la prise de conscience, par cette mouvance que l’on qualifie de « nationaliste modérée », de la situation d’une génération émergente de Maghrébins français défavorisés, eux aussi victimes d’un système récrié.
Dans des villes telles que Bastia ou Porto-Vecchio, des personnes d’origine maghrébine ont ainsi été associées aux campagnes électorales de candidats appartenant à cette mouvance.
Ces dernières évolutions laissent présager d’une sortie par le politique de situations proches de l’indigénat.
Ce regard sur les phénomènes d’altérisation à travers le prisme du passé colonial met donc en lumière des éléments de continuité et des lignes de fracture.
Il éclaire en tout premier lieu la duplicité d’une mémoire coloniale qui reflète à la fois des enjeux passés et présents, ainsi que l’existence de tabous marquant aujourd’hui encore les rapports à l’altérité.
Si la duplicité de cette mémoire coloniale semble démentir les visions trop simplistes d’un « continuum colonial » qui apparaissent parfois dans les discours de certains acteurs, l’existence de ces tabous montre, elle, l’inscription dans une histoire relativement longue, qui est une histoire « politique » en tant qu’elle mobilise un ensemble d’institutions, au sens anthropologique du terme.
Il y a aujourd’hui en Corse des relations gommées qui ne brillent que par leur absence, que rien n’explique et qui peuvent être mises en regard avec les relations entretenues autrefois, au « temps des colonies », avec les populations indigénéisées.
Il y a là, également, le poids de pratiques presque exclusivement ressenties par les individus en faisant l’objet, et qui atteignent leur paroxysme dès qu’il est question du partage d’une intimité, de rapports amoureux, de conjugalité ou de sexualité.
Regarder la place dans l’espace et les hiérarchies insulaires des personnes d’origine maghrébine, analyser les représentations qui leur sont liées, envisager les conditions matérielles dans lesquelles certains d’entre eux vivent, peuvent ainsi également conduire à renforcer cette idée de « continuum colonial ».
Représentation centrale et géopolitique du mouvement « les Indigènes de la République », l’expression est l’une des pierres angulaires de leurs discours : elle sert la dénonciation d’un « paradigme intégrationniste et culturaliste » ancré dans le passé, dont l’objectif ultime serait de nier la dimension sociale des problèmes.
Des indicateurs de changement apparaissent toutefois en Corse, contredisant peut-être plus encore que les précédents éléments le maintien absolu d’un tel paradigme : la situation sociale difficile des personnes ségréguées commence à être prise en compte à un niveau politique, et cette prise en compte déborde même parfois le cadre des rapports de clientèle.
Il faut donc souligner les risques d’une lecture exclusivement post-coloniale de la situation des « Maghrébins » de Corse.
Certains aspects de la domination doivent ici être mis en perspective avec la situation des ouvriers agricoles dans le monde et dans l’histoire.
À un niveau strictement social, force est de constater que des conditions de vie désastreuses marquent aujourd’hui encore le quotidien des quatre cent cinquante millions d’ouvriers agricoles recensés : si le passé colonial explique la naissance de certains flux migratoires, la condition actuelle des migrants semble plus s’expliquer par les contraintes et difficultés propres au secteur d’activité au sein duquel ils exercent.De même, d’autres cadres explicatifs peuvent être mobilisés afin de comprendre les tabous concernant les personnes maghrébines, voire leur rejet : si leur mobilité renvoie par défaut à l’immobilité actuelle des Corses, si leurs relations sont par là même inscrites dans une histoire chargée d’affects postcoloniaux, elles se jouent également dans un cadre spécifique, celui d’une société au sein de laquelle les modes de socialisation ruraux se délitent sous le coup d’une urbanisation relativement récente.
Il y a donc là, peut-être plus qu’ailleurs, la nécessité de réinventer de nouveaux liens sociaux à l’épreuve des cultures.
Source : Marie Peretti-Ndiaye. Dans L'Homme & la Société 2010/1 (n° 175)
- Mis en ligne sur Cairn.info le 26/08/2010