SARTÈNE : le territoire d'une île qui nous donne la providence de l'isolement.

SARTÈNE : le territoire d'une île qui nous donne la providence de l'isolement.

" Ce soir, parmi ces montagnes, au milieu de ces retrouvailles de tant de familles, de clans et de cantons, nous voyons bien que nous sommes la dernière île de Méditerranée qui sache encore vivre ce temps de légende enfui ailleurs.


Mais tout revient.

Dans deux heures, trois au plus, l'aube poindra; comme ressurgira, quelque jour, la force de la jeunesse antique sur les nations; car je vous le dis: tout revient et le meilleur ne peut pas disparaître.


Nous, nous aurons eu le mérite, dans la nuit du monde mais dans ces montagnes, sans forcer, naturellement, en écoutant seulement l'expression de nous-mêmes et de nos attitudes ancestrales, à la clarté des étoiles et de ces bougies, de maintenir éclairée la référence.


Cette référence ne se perdra pas.

Nous ne sommes pas une promesse mais un don, non pas un souhait mais une réalité, non pas un miracle contre-nature mais une nature et la nature accomplit sans cesse des miracles.


Nous ne possédons pas seulement des mots, des paroles et des chants, mais le territoire d'une île qui nous donne la providence de l'isolement.


C'est pourquoi, de tout temps, nous serons toujours le recours, le recours ultime; et puisque tout tourne, il en sera toujours ainsi, pour des cycles et des cycles. Ainsi est-il.

L'antidote, c'est nous.

Je n'en vois pas d'autre.

Je pense à cet instant à "la" ville, à notre Sartène.

J'ai parcouru bien des pays.

Combien de bourgades méditerranéennes n'ai-je pas traversées?

Et toujours, malgré le ravissement esthétique qu'elles me procuraient parfois, je constatais chez eux un manque de puissance évident, quelques maisons posées là près de la mer, au hasard d'un pays ou d'une latitude, rien de plus.


Grèce, Catalogne, Italie, Andalousie: toujours un charme féminin prêt à se faire prendre ou emporter.

J'ai vu aussi des cités fortifiées comme Tolède, Fès, Carcassonne; mais leurs murs de défense avaient été construits par la volonté d'un seul, par le roi en personne.

Ces murs protégeaient les habitants qui vivaient à l'abri derrière leurs pierres en même temps qu'ils les soumettaient.

Nulle part, je n'ai vu et senti la puissance unique que la vieille ville de Sartène offre à celui qui sait voir.

Là où chaque maison particulière constitue une forteresse, un château, un royaume à lui seul; là où tout un peuple se fait roi par une famille et un clan.


Engagez-vous dans les ruelles près de la Place Porta.

Le granite vous entoure telle une grotte imprenable.

Partout, la pierre commande le respect ou la crainte à celui qui n'est pas du lieu.

Regardez comment les hommes ont reproduit ici, par la nature identique des pierres de leurs maisons, la substance la plus noble et la plus dure des montagnes qui nous environnent.


Et pas seulement leur substance, mais leur vie même, leur allure sévère et altière, leur noblesse, dont la pensée ou la parole tranche, dissèque, comprend, comme nous le faisons cette nuit depuis des heures."


Par leur sonorité, les grelots de quelques chèvres traçaient autour de cette assemblée un périmètre indissociable, un cercle naturellement sacré où les bruits du monde, en dehors de ces grelots, devenaient indistincts et inopportuns.


Alors, dans la nuit, pendant que tournait la terre et que le ciel ainsi changeait d'aspect dans la position des étoiles, ceux qui ne dormaient pas encore dans la fougère entonnèrent des chants jusqu'au jour.

 

Charles Versini.

Extrait du livre: "Un corse au Maroc".
Editions L'Harmattan.

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