NOUS PASSERONS LE DETROIT DE BONIFACIO.
NOUS PASSERONS LE DETROIT DE BONIFACIO..
Tu ne m'as pas vu depuis dix ans.
Nous nous étions quittés.
Tu me rappelles.
Est-ce moi que tu appelles ou ton moi de jeunesse perdue ?
Ne suis-je pas la preuve vivante des ans bénis et insouciants, la voix qui témoigne t'avoir vu ainsi : les cheveux noirs poussés par le vent, ce visage frais se dessinant tout près, parfumé de lait, devant les falaises de calcaire blanches ?
Ce témoin a-t-il changé ?
Peu importe !
Ce n'est pas son visage que tu cherches, mais sa mémoire, sa déposition fleurie, son souvenir que tu veux identique à ton rêve pour que jamais tu ne te perdes.
Tu l'avais déposé là, comme une pierre sur le chemin que tu as rebroussé, une marque, un repère, il doit parler, raconter tes traits d'autrefois, ta légèreté et tes espoirs, ceux à peine éclos, vite entrevus, vite refermés.
C'est son miroir que tu recherches.
Tu avais tellement le temps jadis !
Des trésors, tu en perdais sur la route en riant; l'adolescent a tant de forces, de profusion, qu'importe alors ces brassées perdues, leur soulagement de richesse est un plaisir en plus, un diamant de légèreté octroyé par tant d'émeraudes et de pierres abandonnées, jetées !
Mais voilà que le temps tourne, tourne encore dans les allées grises.
Je suis la seule pierre verte reconnaissable sur le sentier bruni d'autrefois, celui que le soleil éclaire en octobre parmi les lentisques lorsque la mer discourt mais ne dit rien, la seule émeraude qui ait su attendre.
Parlerai-je ?
Cette émeraude, tu voudrais la mettre à ton doigt, comme un anneau.
Mais l'anneau roule, voyage, même immobile; combien de nuages ont tourné dans son cercle ?
Est-il encore temps ?
Essayons !
Devant le vapeur.
Tous les deux au départ.
Nous passerons le détroit, pour l'île d'en face.
Au pied du Supramonte, des femmes couvrent leur menton, les plis de leurs jupes descendent jusqu'aux orteils; des bandits s'obstinent encore dans leurs querelles des jours, l'idée de se garder élude les craintes mystiques.
Une nouvelle vengeance t'a fait te cacher dix ans durant.
Ta famille était en armes, voilà pourquoi je ne t'ai plus vue.
Ce scénario inventé justifiera l'absence.
Voilà comment l'homme s'accommode du temps en y brodant des mensonges.
Non pas dix ans.
Deux fois cinq ans et un jour !
Non pas des années qui passent, mais une cachette nécessaire, une parenthèse obligée.
Le vapeur siffle.
Je te vois arriver.
Semblable.
Une vendetta te retenait.
Ce soir, nous dormirons dans la campagne, non loin des nuraghe.
Les antiquités les plus rudes, douze coups furtifs renvoyés par des cloches invisibles, un son de ta voix inchangé, tes cris qui naguère abaissaient les murs des maisons, toujours libres, reviendront au milieu des champs.
L'excuse des vieilles vengeances expliquera le sérieux de tes traits...tu sais, au pied du Supramonte.
Charles Versini.
Extrait du livre: "Une vision en été".
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