CORSE: UNE ANTIQUE MAISON DE FAMILLE

CORSE: UNE ANTIQUE MAISON DE FAMILLE

Ces discussions savantes et subtiles entretenues avec tant de personnages qui habitaient cette bibliothèque étaient d'autant plus facilitées qu'elles étaient le prolongement presque obligé de la communication que Sanvitus maintenait avec les membres de sa famille qui avaient marqué ce salon et ce village.


Les mânes de ses ancêtres étaient si présentes qu'on eût dit qu'elles étaient enterrées comme autrefois sous le foyer antique et c'était bien elles, en effet, qui attisaient encore et pour toujours le feu de la famille dont l'odeur ou le parfum de la cheminée, invariable et inchangé depuis leur absence, nourrissait la flamme.


Il y avait, assis peut-être en l'un de ces fauteuils disposés en conversation dans la pièce ou debout dans l'encadrement de la porte, ou bien à côté de la fenêtre vis-à-vis de la bibliothèque, Jean Quilichini, le grand avocat marseillais que Moro-Giafferi, réfugié chez celui-ci dans sa maison aixoise pendant l'occupation, appelait "L'ami fraternel des jours difficiles".

Jean Quilichini, ancien maire du village dont la rue principale portait le nom et qui avait failli être maire de Marseille à La Libération.


Près de lui, Raymond Santucci, que l'on considérait à son époque comme le plus grand avocat de France, dernière grande voix du barreau avant que le commerce éhonté des affaires et du monde n'ensevelisse la profession.

D'autres hommes aussi, ceux de la famille, hommes de grande valeur, dont le courage et la témérité s'étaient maintes fois illustrés.


Également, ce parent par alliance, mari de la grande tante de Sanvitus, Gaspard Lucchini, à qui Sanvitus devait, disait-on, l'existence.

C'était lui, en effet, qui avait encouragé la naissance d'un nouvel enfant dans la famille pour lier entre eux, plus encore, le père et la mère de Sanvitus.


Gaspard Lucchini était parti en Afrique, à Bangui, après une longue traversée en bateau, longeant les côtes d'Espagne et du Maroc, celles de Mauritanie et du Sénégal, croisant à proximité de l'épave du radeau de la Méduse, arrivant dans un port africain, remontant ensuite des fleuves et circulant en car sur des routes remplies de poussière afin d'arriver pour plusieurs années à destination et envoyer par la suite, à sa femme restée au loin, des sommes devenues légendaires par leur importance dans les récits que la famille en faisait.


Entouré par ces hommes familiers, Sanvitus, qui entendait parfois le craquement d'un meuble comme la prise de parole ou l'acquiescement de l'un d'entre eux, continuait à dialoguer avec le monde à travers les ouvrages de la bibliothèque, offerts, dociles, à son regard.


Mais dans cette pièce remplie de l'authenticité d'une famille et d'un peuple: le peuple corse, l'histoire universelle ne sévissait plus par ses mensonges […]


Dans le silence de cette pièce et parmi l'intelligence authentique d'un peuple premier - celui de Sanvitus - les racontars monothéistes étaient subitement réduits en miettes.


Cependant, dans le confort de la force du lieu, cette réduction était si évidente qu'elle ne faisait s'élever aucune voix de remontrances ou de protestations comme si, malgré les désastres occasionnés parmi les autres peuples par vingt siècles de destruction culturelle venue du Proche-Orient, ici, dans ce fief du village, les hommes présents, encore riches d'eux-mêmes, n'eussent pas voulu se ravaler à brailler leur colère en entonnant des airs bruyants de chasse-mouches.

 

Charles Versini. 

Extrait de "La liberté corse".
Editions L'Harmattan.

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