THEODORUS REX CORSICE. L’hôtel de la Monnaie.
Jean Pierre Gaffori :médecin et général, patriote corse, secrétaire du roi Théodore de Neuhoff, ainsi que « Président de la monnaie ».
THEODORUS REX CORSICE. L’hôtel de la Monnaie.
Les pièces de monnaie, lisbonines et autres, que Théodore avait apportées de Tunis s’épuisant, la question financière vint rapidement au premier plan des préoccupations des nationaux.
Dans une île où l’activité économique toujours fragile, malgré la relance agricole génoise du milieu du XVIIe siècle, dégageait peu
d’excédents commercialisables, le numéraire avait toujours été rare.
Au niveau villageois, en temps normal, on y palliait essentiellement par la pratique du troc, blé contre châtaignes, huile ou vin contre produits manufacturés courants de fabrication locale, etc., pendant que la vente d’éventuels surplus permettait d’acquérir les quelques autres produits indispensables qui venaient du continent via
les principales villes insulaires.
Or à cette époque le blocus de l’île instauré par les Génois interdisait tout commerce avec celles-ci.
Malgré ce handicap, il fallait subvenir aux diverses charges inhérentes au train de l’État et, qui plus est, d’un État en guerre ; ce qui signifiait qu’il fallait non seulement régler les dépenses
courantes mais aussi et surtout dégager les sommes nécessaires à la solde des soldats et à l’achat des armes.
Aussi, après avoir sollicité en vain le clergé insulaire, Théodore résolut dans la première quinzaine du mois de mai de battre monnaie.
Dans ce but, il fit appel à Don Matteo d’Ortiporio, curé de Rostino, surnommé Prete Capotto qui avait une certaine pratique dans l’art de frapper les monnaies pour en avoir souvent fabriqué de fausses au profit de son évêque, Mgr Saluzzo!
Ensuite, il réquisitionna des forgerons d’Orezza, région où il y en avait beaucoup, dont un certain Jules-François surnommé Settecervelle (Sept cerveaux), parce qu’il était, d’après Costa
« l’homme de Corse le plus habile et ingénieux pour inventer et perfectionner toute espèce d’appareil» et également quelque peu faussaire à ses moments perdus.
Sebastiano Costa, qui avait été pressenti en premier pour exercer cette fonction, s’étant désisté au prétexte qu’il était surchargé de travail, Jean-Pierre Gaffori fut donc placé à la tête de l’hôtel de la Monnaie (la zecca).
Dans un premier temps la zecca fut installée dans le palais Borghetti, pendant que Cristoforo Bongiorno avait en charge l’atelier monétaire proprement dit qui, si l’on suit Jean-Pierre Gaffori, fut bientôt transféré au couvent de Tavagna où
Settecervelle fut chargé de mettre au point l’outillage nécessaire.
Mais, comme tout manquait et en particulier la matière première, il fut décidé que, sous l’autorité des commandants des pièves, chaque village serait tenu de fournir au moins vingt-cinq livres de cuivre usagé payées sur l’hôtel de la Monnaie et le clergé fut prié de se séparer d’une partie de son argenterie ce à quoi seul celui de Corte voulut bien consentir et encore de façon fort timide.
Quoiqu’en dise depuis Bastia le vice -consul D’Angelo qui affirme que :
«Théodore reçoit des Corses leurs argenterie, monnaies et cuivres ainsi que ceux des séminaires et confraternités qu’il paye en or à ceux qui les consignent librement, et il a ordonné que l’on frappe des monnaies à son effigie», la quête de métal dans les villages rencontra beaucoup de difficultés.
Dès le 30 mai, dans une lettre adressée à Théodore, Xavier Matra s’en fait l’écho :
Hier soir retourna à la maison le commandant de cette piève (Pieve de Serra) que j’avais envoyé dans les villages alentour à la recherche d’or, d’argent et de cuivre, mais ce fut peine perdue car il ne s’y trouve rien, mis à part une grande misère, et lorsqu’ils disposent d’un peu de cuivre neuf, les gens ne veulent point s’en séparer, le réservant pour leur propre usage, cependant pour ne pas retarder la production de la monnaie je ne manquerai pas d’envoyer le commandant vers d’autres endroits afin que les ordres de V.M. soient satisfaits.
Mais les efforts déployés par Matra se révélèrent vains et, dans une lettre datée du 8 juin, il est conduit à déplorer – ce qui équivaut à un véritable constat d’échec – que l’activité de la zecca ait cessé à cause du manque de cuivre alors que les nationaux ont tant besoin de liquidités pour payer les milices.
Il ajoute, comme pour se faire pardonner, qu’il fera expédier le plus rapidement possible à l’atelier monétaire le peu de ce métal qu’il a pu se procurer.
Cependant, le manque de matière première n’est pas le seul inconvénient dont souffre l’atelier.
Les forgerons engagés manifestent peu d’enthousiasme au travail, signale Giacomo Francesco Pietri dès le 31 mai.
Deux jours après il ajoute que, soit par incompétence soit par mauvaise volonté, l’on n’a pas jusqu’à présent frappé de monnaies si ce n’est en très peu d’exemplaires.
Les problèmes d’ordre technique, il est vrai, se multiplient, que
Settecervelle a des difficultés à surmonter faute d’outils et de matériaux vraiment appropriés.
Mais laissons la parole à Jean-Pierre Gaffori, qui à la fin du mois de juin fait le point sur la situation.
Il arriva en Tavagna le samedi matin de la semaine précédente au moment où l’on était en train de transférer l’hôtel de la Monnaie et l’atelier de fabrication au couvent Saint-François.
Le transport du matériel et la fabrication de nouveaux foyers, dont l’un est terminé, firent perdre du temps.
Ce jour même il fit commencer la construction d’un four à réverbération pour la fonte du cuivre, car des « douze creusets et plus » que l’on avait fait venir de Corte il n’en restait que deux, les autres n’ayant pas résisté au feu.
Gaffori espère qu’ainsi la fonte du cuivre sera plus aisée et la frappe de meilleure qualité.
Mais, lui aussi, a à se plaindre de la mauvaise volonté des artisans de la zecca dont le mécontentement augmente chaque jour un peu plus.
Ils demandent à être relevés régulièrement au prétexte que le travail s’avère très pénible.
Sebastiano Costa et lui-même font tout pour les retenir, ils leur ont promis quelque argent pour leurs peines passées et 30 sous par jour à l’avenir et malgré cela ils ne sont jamais satisfaits ! conclut Gaffori, réprobateur.
Bongiorno, poursuit-il, sera à même d’expliquer à Sa Majesté la situation dans le détail, et il serait bon, sauf si le service du roi exige sa présence à la cour, de renvoyer ce dernier en Tavagna pour aider à aller de l’avant car il est compétent et écouté des artisans.
On s’efforcera de rattraper le temps perdu lors de ce déménagement, mais se pose aussi le problème des coins, dont un seul sur cinq est utilisable.
Celui destiné à frapper les monnaies d’argent n’est pas encore terminé.
Il le sera vraisemblablement ce jour, à force de récriminations ; le provéditeur Buongiorno lors d’un prochain séjour auprès du roi pourra, espère-t-on, lui remettre quelques exemplaires de ces monnaies.
Malgré ces assurances, Costa, à tort ou à raison, semble ne se
faire aucune illusion quant à l’efficacité et à la constance de Gaffori. « Le comte Gaffori fait semblant de travailler, mais c’est une fille, un seul jour de présence l’a fatigué », écrit-il à Théodore le 26 juillet.
Il est vrai que le grand chancelier a des raisons personnelles d’être excédé.
Le 19 juin, pour pallier les carences de zecca, il a dû une fois encore mettre la main à la poche et faire parvenir 224 lires sur ses
fonds personnels au camp de Bastia et il déplore qu’à ce jour on n’ait pas encore réussi, faute de matériel adéquat, à produire des monnaies d’argent.
Quelques jours après, le ton est encore plus pessimiste.
Les problèmes inhérents à la frappe des monnaies sont loin d’être résolus et Gaffori dénonce tout à la fois la lenteur et la mauvaise
volonté des ouvriers qui, outre le versement de leur salaire pour les travaux déjà effectués et pour ceux en cours, ne cessent de réclamer la permission de pouvoir retourner chez eux au moins une fois par mois, ce qu’il n’a pas voulu accorder, dit-il, avant d’avoir pris l’avis du roi.
Puis les explications du président de l’hôtel des Monnaies deviennent plus techniques et nous éclairent, ce faisant sur les conditions dans lesquelles sont fabriquées les pièces.
Il explique longuement que jusqu’à présent on n’a pas procédé à la fonte du cuivre, l’on s’est contenté d’utiliser le métal de meilleure qualité que l’on avait sous la main sans le fondre.
Or à son arrivée en Tavagna, il restait peu de cuivre bon à battre, ce qui imposait qu’on le passât au four à réverbération qui a été construit au couvent à cet effet en remplacement de celui d’Orneto
devenu inutilisable pour la mutation du métal.
Aussi, dans les deux jours à venir, espère-t-on pouvoir expérimenter la fonte du cuivre dans ce nouveau four.
Et Gaffori de poursuivre :
Pour ce qui concerne la frappe des monnaies d’argent, il me faut informer Votre majesté que la fameuse presse que l’on a réalisée à cet effet, au prix de tant de fatigues depuis quarante jours et plus, ne sert à rien, la preuve a été apportée qu’elle ne fonctionne pas.
Aussi, ai-je ordonné que l’on fabrique d’autres coins pour faire battre la monnaie à coups de marteau, car ainsi la frappe, bien que plus pénible, sera de meilleure qualité.
Il assure par ailleurs qu’il fait tout son possible et que si cela n’avait dépendu que de lui, il aurait fait incarcérer ces « canailles d’artisans », mais le comte Costa, à qui il s’en était ouvert, lui avait fait valoir que ce ne serait ni prudent ni politique.
Enfin, il annonce à Théodore qu’après en avoir informé Costa, il a expédié de l’argent au camp de San Pellegrino et à celui de Bastia, et qu’il va lui faire parvenir des exemplaires de cette nouvelle monnaie, à hauteur de cent lires, pour qu’il la fasse connaître dans cette province…
Or, pour le moins, celle-ci n’est guère attractive.
Il advint, relate Costa, que, au moment où la monnaie était mise en circulation pour la première fois à Orneto, deux femmes refusèrent de l’accepter en paiements des vivres qu’elles avaient vendus.
Il fallut, poursuit le vice-roi, les jeter en prison ce qui terrorisa non seulement ces deux femmes mais aussi toute la piève qui après cela accepta la monnaie sans rechigner.
En réalité, même les ouvriers de la Zecca, qui la fabriquent, n’en veulent pas et entendent être payés en monnaie étrangère.
Le comte Pietri, provéditeur général aux armées pense avoir choisi la voie de la médiation en réglant les sommes qui leur sont dues sous forme d’une dotation en céréales et il espère qu’ainsi satisfaits ils se remettront au travail.
Entre-temps Settecervelle et ses compagnons ont adressé une supplique à Théodore par laquelle ils dénoncent les responsables de la zecca (ils écrivent Cezza) qui entendent les payer avec cette
monnaie de cuivre que personne dans les pièves ne veut à aucun prix accepter.
Aussi supplient-ils Sa Majesté de bien vouloir leur faire justice en leur donnant quelques pièces d’or ou d’argent pour l’entretien de leurs familles, faute de quoi ils seront obligés dans les jours à venir d’abandonner le travail de la zecca.
Pietri déplore que cette méfiance à l’égard de la monnaie nationale soit générale et craint qu’elle ne provoque la démobilisation au camp de San Pellegrino ce qui fragiliserait, dit-il, toutes les pièves maritimes.
Aussi pour faire patienter deux capitaines, venus réclamer leur salaire, Costa et lui-même leur ont- ils avancé cinquante lires sur leurs fonds propres.
Au mois d’août, la situation n’a guère évolué et, depuis Gênes, le consul Coutlet constate que les insulaires se méfient des monnaies de cuivre frappées par Théodore, et augure que celui-ci pourrait être bientôt dans l’embarras s’il ne reçoit pas les renforts dont il s’est prévalu.
Cette méfiance généralisée envers cette monnaie s’explique et par la nature du métal utilisé, du cuivre, et par une facture extrêmement grossière qui tranche avec celle de toutes les autres pièces alors en circulation.
Une monnaie « de bas-aloi et de mauvaise fabrication » confirme Pommereul.
Les pièces émises sont essentiellement des monnaies de cuivre de
cinque soldi, de cinq sous, et de due soldi e mezzu, deux sous et
demi.
Ces dernières portent à l’avers les lettres T R qui signifient Theodorus Rex, mais que les insulaires par dérision traduisent par
Tutto Ramo (Tout Cuivre), et les Génois par hostilité Tutti Ribelli
(Tous Rebelles).
Le revers porte dans le champ la valeur en lettres avec une légende circulaire qui présente les variantes suivantes =
PRO. BONO. PUBLICO. RE. C
ou PRO BONO PUBLICO RE. CE.
Ou encore PRO*BONO*PUB* REGNI*CO*, c’est-à-dire :
Pro Bono Publico Regni Corsice,
signifiant : « Pour le bien public du royaume de Corse ».
Le graveur des coins monétaires pour les pièces de cuivre fut
Settecervelle.
L’atelier monétaire produisit aussi quelques pièces d’argent d’un demi-écu, mezzo scudo, dont le coin fut gravé par Prete Capotto.
Ce demi-écu d’argent porte à l’avers une tête de Maure symbolisant les armes de la Corse à droite, placée devant les trois anneaux enchaînés du blason de Neuhoff, le tout surmonté d’une couronne avec THEODORUS REX CORSICE, comme légende circulaire inscrite de droite à gauche.
Le revers porte dans le champ la Vierge Marie debout et de face, tenant l’enfant Jésus dans ses bras coupant le millésime 1736 en deux et une légende circulaire :
MONSTRAI TEI ESSEI MATREMI SI PI inscrite de gauche à droite et signifiant :
« montre que tu es notre mère ».
Apparemment, seules les pièces de cuivre circulèrent vraiment
et encore avec les difficultés que l’on sait.
Quant aux pièces d’argent, frappées en très petit nombre, elles devinrent rapidement une curiosité recherchée par les numismates éclairés, tels le ministre Maurepas ou le maréchal duc d’Estrées
qui, dès la chute de Théodore, cherchent à s’en procurer par l’intermédiaire de l’agent consulaire français à Livourne, Michel Calvo de Silva.
Source : Théodore de Neuhoff, Roi des Corses par Antoine Laurent Serpentini.