THÉODORE 1er : l’affaire Luccioni.
THÉODORE 1er : l’affaire Luccioni.
Angelo Luigi Luccioni est ce notable pro-génois originaire de Piedicroce en Castagniccia, qui avait incité avec tant d’ardeur les généraux à venir accueillir Théodore à Aleria après son débarquement.
Le roi, reconnaissant, le nomma colonel et c’est à lui qu’il pensa lorsqu’il fut question de se rendre maître de Bonifacio, la grande place forte génoise au contact de la province de Sartène maintenant passée aux mains des nationaux.
Il s’agissait de s’en emparer avec la complicité de certains principaux de Quenza qui, bien qu’anciens stipendiés de Gênes, revendiquaient une partie du territoire contrôlé par les Bonifaciens.
Luccioni, porteur d’instructions secrètes, devait donc se rendre à Porto-Vecchio pour s’aboucher avec eux et avec Antoine Colonna de Bozzi qui passait de facto sous ses ordres.
. Ce qui est corrélé par la missive du commissaire de Bonifacio en date du 18 avril 1736.
Or comme bon nombre de ses pairs, Luccioni était un homme avant tout soucieux de ses propres intérêts et peu regardant sur les moyens à utiliser pour les conforter.
Ses ancêtres avant lui avaient été d’implacables usuriers et lui-même était un manieur d’argent de haut vol que les scrupules n’étouffaient pas.
En chemin vers Porto-Vecchio et Bonifacio il avait surpris une barque bonifacienne sur l’étang de Palo et, après avoir dévalisé les marins, il s’était emparé de la cargaison de blé que l’équipage était en train d’embarquer.
Le roi avait été informé de cette affaire, cependant lorsqu’au début mai, Luccioni vint en Casinca, où désormais séjournait la cour, pour lui faire part des initiatives prises pour s’emparer de Bonifacio, il lui avait fait bonne figure tout en lui recommandant de ne plus commettre de pareilles erreurs.
Mais sa fureur ne connut plus de bornes lorsque le soir même un messager, porteur de lettres d’Antoine Colonna et de divers notables de Quenza, vint lui apprendre la trahison de Luccioni.
Colonna relatait au roi comment il avait failli être fait prisonnier par les Génois en s’approchant de Porto-Vecchio qu’il croyait encore entre les mains des nationaux.
Or les Corses avaient évacué la ville, défendue depuis par des soldats venus de Bonifacio, et cela était l’œuvre de Luccioni, lequel avait négocié cette reddition avec le commissaire de Bonifacio en accord avec celui d’Ajaccio .
Or, cette version, accréditée par Sebastiano Costa, n’est pas confirmée par les sources génoises.
Revenant sur cette affaire dans une lettre au Magistrato di Corsica, le commissaire d’Ajaccio Ottavio Grimaldi dit que la cité de Porto-Vecchio avait été entièrement évacuée par les rebelles dans la soirée du 1er mai, sans que l’on n’en connaisse trop la cause.
Certains attribuaient ce retrait au manque de vivres alors que les habitants et les soldats locaux, dans le dessein de se faire pardonner leur attitude passée, prétendaient qu’ils avaient contraint les insurgés à partir.
Le fait est, poursuit le commissaire, qu’en entrant dans la ville le jour suivant avec son escouade, le capitaine Don Giacomo Peretti ne trouva dans le fort que trois desdits soldats, les autres s’étant réfugiés à la campagne avec le reste de la population, ce qui le conduisit à douter de leur fidélité.
Ottavio Grimaldi précise enfin que le mauvais temps qui a contrarié la navigation entre Bonifacio et Ajaccio l’a laissé dans l’ignorance de cet événement jusqu’à ces derniers jours durant lesquels il a enfin reçu la lettre du commissaire de Bonifacio datée du 2 mai.
Jamais, nous le constatons, il n’est fait allusion au rôle imputé à Luccioni.
Victime de sa mauvaise réputation, a-t-il été calomnié dans le but de masquer d’autres carences, ou était-il vraiment coupable ?
La question mérite pour le moins d’être posée, mais à l’époque sa culpabilité ne fut jamais mise en doute.
Quoi qu’il en soit vraiment, croyant que Luccioni était déjà rentré chez lui et se trouvait hors de portée de sa vindicte, Théodore résolut de tenir pour l’instant l’affaire secrète, et décida de passer discrètement en Tavagna dès le lendemain matin après avoir officiellement inspecté le camp de San Pellegrino.
En cours de route, le roi se rendit compte que Luccioni se trouvait dans sa suite et à cette vue sa colère redoubla.
Quelques jours après, Théodore proposa à Luccioni, sur le point de se retirer au prétexte qu’il manquait de vivres, de passer avec lui en Tavagna, ce que celui-ci accepta.
Aussitôt arrivé à Orneto, Théodore fit assembler un piquet de 40 hommes et, à peine installé dans la maison Borghetti, il apostropha Luccioni devant tous les chefs assemblés dans le salon :
< Eh bien ! Luccioni, vous aussi ici ?
Vous sentez-vous encore vivant ?
Vos crimes sont trop énormes et crient assez vengeance.
Vous êtes coupable de félonie, et même de plusieurs félonies.
Vous avez osé nous trahir à Porto-Vecchio.
Vous avez révélé nos secrets : vous avez fait connaître les signaux de nos navires.
Il vous a plu de remettre aux Génois la ville que nous avions déjà conquise, de rendre leurs armes aux soldats enrôlés par la République et d’informer le commandant de Bonifacio de tous nos plans.
Vous avez bien servi les Génois.
Qu’ils viennent donc aujourd’hui vous aider !
Qu’ils vous tirent de nos mains, qu’ils vous arrachent à la mort ;
Ah ! félon ! c’est ainsi que vous avez abusé de nos grâces, de notre confiance, de notre amitié ? >
Luccioni voulut prendre la parole mais le roi l’interrompit et se tournant vers l’assistance ordonna :
< Holà ! que l’on appelle le confesseur.
Que l’on accorde un quart d’heure seulement à cet exécrable félon pour se préparer à la mort. >
Luccioni épouvanté eut beau implorer pitié et demander à pouvoir se disculper, le roi lui tourna brutalement le dos et passa dans la salle à manger pour se mettre à table.
Les chefs présents, qui dans un premier temps s’étaient émus à l’annonce d’un tel châtiment, se rendirent aux raisons du roi lorsqu’ils en surent la cause, et seul, parmi eux, Costa (mais c’est lui qui le prétend) se leva à la fin du repas et le verre à la main osa encore suggérer le pardon :
« Vive le roi! dit-il, Vive la justice!
Mais qu’en ce jour la clémence triomphe! »
Mais rien n’y fit, Luccioni fut traîné devant le peloton d’exécution dont la salve, à la grande fureur du roi, ne fit que le blesser et l’on dut l’achever à l’entrée du palais Borghetti.
Giacinto Paoli , qui n’était pas présent ce jour-là à Orneto, approuva ce châtiment et écrivit en ce sens à Costa qui, apparemment gêné par la décision brutale de Théodore, se fit un devoir de publier cette lettre dans ses mémoires, en précisant que Castineta avait agi de même en s’adressant directement au roi…
Le 23 mai depuis Bastia, D’Angelo constate :
Les parents de Luccioni ayant appris cette exécution se sont mis en campagne, mais on leur a fait connaître par des preuves que Luccioni était un traître à la patrie.
Le 31 mai, il ajoute :
Pour calmer les partisans et parents de Luccioni, qui criaient vengeance, il (Théodore) leur a fait admettre sa félonie, et pour les parents, il les a fait qui comte qui marquis et leur a ainsi passé le joug au cou.
Effectivement, Luccioni avait de nombreux parents aux premiers rangs desquels, outre les Matra qui adoptèrent une prudente réserve, se trouvaient les Panzani de Zuani, les Venturini et les Morachini de Bozio et Vallerustie et les Petrignani de Casinca.
La crainte – instillée en sous main par le commandant Morati, leur parent, sur ordre du marquis de Rivarola – de prévisibles représailles, ordonnées à leur encontre par Théodore provoqua un début de rébellion de leur part, mais Simon Fabiani avec fermeté et diplomatie réussit à les faire rentrer dans le rang.
Contrairement à ce qu’espéraient les Génois, son exécution ne provoqua donc pas une vendetta immédiate, mais en Corse comme
ailleurs la vengeance est un plat qui se mange froid, et au supplice de Luccioni répondra deux mois plus tard l’assassinat de Simon Fabiani, qui était l’un des plus fermes soutiens du roi.
Source : Théodore de Neuhoff, Roi des Corses par Antoine Laurent Serpentini.