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Corse Images et Histoire

NAPOLÉON III CRÉE L'UNITÉ ITALIENNE.

Rencontre entre l'empereur Napoléon III de France et l'empereur François-Joseph d'Autriche à Villafranca, 11 juillet 1859, gravure sur bois. Source photo : Alamy.

Rencontre entre l'empereur Napoléon III de France et l'empereur François-Joseph d'Autriche à Villafranca, 11 juillet 1859, gravure sur bois. Source photo : Alamy.

NAPOLÉON III CRÉE L'UNITÉ ITALIENNE.

Pendant quelques années, en dépit d'erreurs que son succès d'ensemble rend négligeables, le second Empire a marché dans les voies que, dès l'avènement, se proposait son chef.

Voici le moment qu'il va se détacher de deux de ses bases essentielles : l'amitié anglaise, l'alliance avec les catholiques.

La faute en revient sans conteste à Napoléon III.

Peut-être était-elle inévitable, en raison même de son passé et de son caractère.

Alors que la France ne demande que la stabilité et la paix, l'Empereur retourne vers l'aventure.

Ses souvenirs, ses rêveries, ses craintes vont l'entraîner à intervenir en Italie.


Depuis le grande ébullition de 1848, la péninsule est retombée dans une torpeur apparente.

Deux seuls États, de domaine étendu, restent indépendants.

La maison de Savoie règne sur le Piémont, la Savoie, Nice, Gênes et la Sardaigne.

La maison de Bourbon sur Naples et la Sicile.


Entre eux, le patrimoine de l'Église est occupé au nord par les Autrichiens, au sud, avec Rome, par les Français.

Le grand-duc de Toscane, le duc de Parme, le duc de Modène, garnisonnés par les habits blancs, sont des vassaux, moins même, des préfets de l'Autriche, qui garde en outre la main sur la plus vivante, la plus somptueuse partie de l'Italie, de Milan à Venise, sous le nom tudesque de royaume lombardo-vénitien.

De là, elle intervient partout, domine tout.


Sa tutelle est devenue insupportable aux patriotes italiens qui, vaincus, châtiés, dispersés en 1830 et 1848, se sont peu à peu regroupés sous des chefs résolus et n'attendent qu'un signal pour se soulever derechef.

Leur grand espoir, bien que ses ménagements envers l'Église les aient déçus, se tourne toujours vers l'héritier du premier roi d'Italie, l'empereur des Français d'à présent.

Il leur appartient, croient-ils, par son passé de carbonaro.

Ils ne sauraient douter de sa sympathie, de son désir de leur rendre la liberté.


Cavour, premier ministre sarde du jeune roi Victor-Emmanuel II, va hâter l'évolution.

Il fera gagner un demi-siècle, un siècle peut-être à l'Italie.

A son grand dessein, la réunion de la péninsule entière autour du noyau piémontais, il se donnera jusqu'à l'extinction de son souffle, il lui sacrifiera son repos, ses intérêts, sa vie.

Mais quand on est d'avance résolu à si parfait sacrifice, on réussit : Cavour réussira.

Il ne lui paraît pas possible d'agir seul.

"L'Italia farà da se", cette formule a péri à Novare.

La jeune armée sarde ne peut tenir contre les vieilles troupes des Habsbourg.

Il lui faut l'appui d'une puissance de premier rang pour arracher d'abord la Lombardo-Vénétie au joug autrichien.

Plus tard, on verra.

Cette puissance ne saurait être que la France.


La France, par ses tendances d'esprit, par l'origine de son souverain actuel comme par l'antipathie que la majorité de son opinion conserve contre l'Autriche, la France seule peut, doit l'aider dans l'œuvre de libération.

Il y a en effet, pour les Français de tout temps, mais surtout pour les Français d'alors, si près encore des campagnes de Bonaparte, une sorte de magie dans ce nom : l'Italie.


Et Napoléon n'a-t-il pas dit à Sainte-Hélène :

"Le premier souverain qui, au milieu de la grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de l'Europe et pourra tenter tout ce qu'il voudra."


L'héroïque conseil n'a pas cessé de hanter Napoléon III.

Mais il a dû se montrer souple et prudent.

L'heure de l'action maintenant se rapproche.

Il n'est pas assez aveuglé pourtant pour ne point comprendre qu'il est moins libre dans sa politique, son action extérieure, que beaucoup ne l'imaginent autour de lui.

Annexer au Piémont l'Italie du Nord, c'est l'affaire d'une guerre, qui sera sans doute aisée, et où il ne sera pas interdit à la France de trouver elle-même un profit réel.

Mais ces résultats obtenus, pourra-t-il s'en tenir là et opposer une barrière stable à la poussée des patriotes italiens, qu'une telle victoire aura exaltés ?


Dans la tourmente, le pape risque de perdre ses États.

La souveraineté temporelle du Pontife n'intéresse guère Napoléon III.

Il méprise l'administration romaine qui mérite en effet les plus sévères censures.

Mais peut-il se brouiller avec le Saint-Siège ?

Le gouvernement impérial, privé de l'appui des catholiques, courrait à de sérieuses difficultés intérieures.


Au reste, des influences intimes pèsent sur sa volonté.

L'Impératrice, bien qu'elle n'ait encore que peu de part aux affaires, ne peut, sans colère, l'entendre faire allusion à un changement en Italie.

Sa dévotion castillane, sa fidélité au Saint-Siège se sont encore accrues depuis que le pape a accepté d'être le parrain de son fils, et qu'elle a reçu de Pie IX l'hommage de la Rose d'or.

Elle prend son parti avec obstination, même avec violence.


Dans ses petites chambres étouffantes et dorées des Tuileries, Napoléon regarde, à travers la fumée de sa cigarette, se former, se défaire, se reformer des combinaisons infinies.


Conscient des périls, il ajourne les décisions sans lâcher sa chimère.

Il soutient l'espérance de Cavour, tout en rassurant l'Europe, endort les craintes de l'Impératrice et de ses ministres, sans s'interdire des mots qui trahissent son intention profonde.

Si favorisé jusqu'ici par les circonstances, il se flatte qu'elles le serviront encore.

Il compte sur sa destinée, sur le temps, le hasard, l'imprévu qui fond sur les États comme sur les hommes...


Puis, en juillet 1858, c'est l'entrevue de Plombières avec Cavour.

L'Empereur annonce "qu'il est disposé, moyennant certaines conditions, à marcher avec le Piémont contre l'Autriche".


Les deux compères adoptent ces bases : Victor-Emmanuel s'accroîtra du royaume cisalpin de Napoléon : Lombardie, Vénétie, Emilie, Romagnes.

La Toscane et l'Ombrie formeront un royaume qui sera offert à la duchesse de Parme.

Le pape que Napoléon veut absolument ménager, conservera Rome et le premier patrimoine de Saint-Pierre ; en outre, il recevra le titre de président de la Confédération italienne.


On laissera les Bourbons à Naples, pour ne pas perdre la sympathie de la Russie qui les protège.

Mais ils devront réformer leur administration vétuste.
Les mois passent.

L'Empereur, qui pense toujours au Saint-Siège, les militaires que la guerre de Crimée a essoufflés, les hommes d'affaires inquiets des troubles apportés par les hostilités, l'animosité de la Prusse, la pression de la Russie, qui n'a promis que la neutralité, et de l'Angleterre attachée à la paix, freinent les élans de l'Empereur.


L'Autriche, qui manque d'hommes et de canons, consent à des négociations, au désespoir de Cavour, puis, soudain, après tant de patience, tout à coup se lasse.

Elle manque d'argent ; il lui faut ou démobiliser ses troupes ou s'en servir.


Le jeune François-Joseph, sans expérience, d'ailleurs de peu d'étoffe, borné, froid, faible et faux, cède aux conseils de violence.

Le 20 avril, son chancelier Buol adresse un ultimatum à Turin, où il somme le Piémont de désarmer dans les trois jours.


Faute suprême, qui rejette les torts sur l'Autriche, décourage ses meilleurs amis, Angleterre et Prusse, dissipe les scrupules et les craintes de Napoléon, exaspère les populations italiennes, enivre de joie Cavour.


Cette fois, les dés sont jetés.

Les évènements vont jouer avec une régularité d'horloge.

Cavour repousse l'ultimatum et fait appel à la France.

C'est la guerre.


Napoléon, comme pour se justifier près du pays, surtout près des catholiques, fait afficher une proclamation ; il y expose ses buts :


"L'Autriche viole les traités, la justice, et menace nos frontières...

Elle a amené les choses à cette extrémité, qu'il faut qu'elle domine jusqu'aux Alpes ou que l'Italie soit libre jusqu'à l'Adriatique...

Nous n'allons pas fomenter le désordre ni ébranler le pouvoir du Saint-Père, mais le soustraire à la pression étrangère."


Huit jours après, laissant la régence à l'Impératrice, il part pour l'armée, dont il assume le commandement suprême.

Il part, non sans appréhensions pour sa femme, son fils, laissés derrière lui.

Quand, en tenue de campagne, il quitte les Tuileries, parmi ses familiers, beaucoup pleurent.

Le peuple l'acclame sur le trajet vers la gare de Lyon.

Il en est réconforté.

Lui-aussi, songe-t-il, va avoir sa campagne d'Italie.


Par quelle grâce, on ne sait, celle du bonheur sans doute, il se croit devenu capitaine.

N'est-il pas un Bonaparte ?

Un tel nom doit avoir sa magie.


Il l'a en effet.

Et s'il ne fait pas illusion à ses plus proches, l'indolent artilleur de Thoune, l'écolier des stratèges va faire illusion à la France et à l'Europe, par une nouvelle faveur du sort qui n'est pas las encore de le servir.

Magenta.

L'armée française n'est pas prête.

La leçon de Crimée n'a servi de rien.

Par crainte d'avertir trop tôt l'Europe, on n'a ordonné aucun préparatif.

Les dernières semaines seulement, on a massé quelques divisions dans le sud-est, rappelé des troupes d'Algérie.


Mais les approvisionnements font défaut, et les équipements de toutes sortes.

Trains des équipages, services de santé sont misérables.

Des nouveaux canons rayés, de tir plus précis et plus rapide, commandés l'an d'avant par l'Empereur, une soixantaine seulement sont en service.

Ils n'ont que fort peu de munitions.


Pas d'équipages de ponts, pour un pays coupé de tant de rivières, pas de parc de siège, quand on va se heurter sans doute aux forteresses du Quadrilatère.

Il manque dix mille chevaux.

Au moment de passer la frontière, Bourbaki se plaint :

"Les troupes de ma division sont sans couvertures, il fait froid.

Nous n'avons ni tentes, ni bidons, ni effets de campement, ni cartouches."

Et Canrobert, au même moment (26 avril) :

"On a oublié dans mon corps d'armée les états-majors, l'intendance et la prévôté, les services d'ambulance, l'artillerie et le génie!"


Vaillant lui répond :

"Je vois avec peine que vos troupes ne sont pas organisées pour la guerre. Vous y remédierez."

On doit dire, à la décharge du piètre ministre, que l'Empereur l'a prévenu trop tard, et qu'en outre il a été gêné dans son action par la nécessité du secret.

Mais l'irritation des chefs et des soldats est trop grande.

Il faut lui retirer le ministère.


Le maréchal Randon reçoit son portefeuille et Vaillant - choix absurde - devient major général de l'armée d'Italie.

Il a soixante-neuf ans, n'a jamais su manœuvrer et ne peut plus monter à cheval.

C'est un sceptique qui, sous des dehors brusques, sait flatter.

Il ne manque d'intelligence ni de culture, mais n'a pas d'énergie véritable et compromet tout par son incurie.


Le feld-maréchal autrichien Giulay, disposant de cent dix mille hommes à pied d'œuvre, pourrait profiter de cette impéritie et de la difficulté des communications pour tomber sur les Piémontais et les écraser avant qu'arrivent les renforts français.

Qu'il marche hardiment sur Turin, il le trouverait à peu près sans défense.

Ses officiers en sont si sûrs que beaucoup y ont déjà fait adresser leurs lettres.


Mais lent et entêté, il est en outre trompé par une série de malentendus.

Il pensait que le principal effort de l'Autriche se porterait sur le Rhin et que lui-même jouerait surtout un rôle défensif, en s'appuyant sur le Quadrilatère.

Renseigné trop tard, il s'attarde encore, franchit le Tessin le 29 avril, et marche sur Turin, à l'allure de six kilomètres par jour.

À deux étapes de la capitale piémontaise, il s'arrête, pour bientôt rétrograder sur Mortara.


Chance admirable pour Napoléon. cette faute permet à l'armée française passée par Suse et par Gênes de se concentrer à Alexandrie, où les Piémontais viennent la rejoindre.

En tout, cent cinquante mille hommes.

Mais l'Empereur s'épouvante de leur pénurie.

Par bonheur, l'esprit des troupes est au plus haut.

Le soir, près des faisceaux, les feux s'allument et les hommes font la soupe.

L'Empereur entend monter jusqu'à lui leurs refrains :

''Il nous faut de la graine d'oignons
Pour les canons du roi de Sardaigne,
Il nous faut de la graine d'oignons
Pour les canons du roi de Piémont.''

La Toscane s'est soulevée contre son grand-duc, qui partit dignement, en plein jour, au milieu d'une foule respectueuse.

Quand il sortit de la ville, il se retourna et dit :

"Au revoir !""Dans le paradis !" répondit le peuple en riant.

Un gouvernement provisoire est formé à Florence.

On y envoie le prince Napoléon avec un petit corps...


L'armée descend le long du Pô vers Plaisance.

Giulay, obsédé par le souvenir du premier Bonaparte, croit que les Français vont traverser le fleuve pour le tourner.

il pousse une reconnaissance au sud de Pavie, éprouve un échec à Montebello.


Napoléon décide de suivre alors le plan de Jomini.

Par une marche de flanc, il défile ses troupes vers le nord pour tomber sur la droite autrichienne.

En chemin, Palestro est pris par les Piémontais, et conservé par les zouaves qui, par acclamations, ce soir-là, nomment Victor-Emmanuel "caporal".

Le roi, en effet, par sa bravoure gouailleuse, a été le héros de la journée.


Giulay se replie alors derrière le Tessin pour barrer la route de Milan.

Les Français le suivent.

MacMahon traverse la rivière à Turbigo, où ses turcos font merveille, et marche en combattant sur Magenta.


Espinasse occupe le pont San Martino, mais, plus avant, il est arrêté par un profond canal, le Naviglio grande.

Tout ce pays, d'ailleurs, n'est qu'un grand marécage, planté d'acacias, de saules, de mûriers, de vignes, de hauts maïs, où la vue est étroitement bornée et où l'on ne peut avancer que par des chaussées étroites et perfides.

Fâcheux terrain où mener une armée...


Le soir du 3 juin, les Français cantonnent sur un triangle trop étiré, de Turbigo à Trecate et à Novare.

Ils ne savent où sont les Autrichiens.

Au jour seulement, l'état-major assure qu'ils bivouaquent autour de Magenta...

Napoléon, établi dans une auberge à San Martino, attend pour commencer la bataille que Mac-Mahon, suivant les ordres reçus, atteigne Magenta.

Midi sonné, il entend le canon du général vers Buffalora.

Il commande alors à la Garde de passer le Naviglio.

Le Ponte-Nuovo, seul accès, est défendu par un feu terrible.

Les zouaves du général Cler, magnifiques d'entêtement, l'enlèvent enfin.

La Garde va pouvoir marcher sur Magenta.


Mais les Autrichiens reviennent en force.

C'est, contre quatre régiments déjà éprouvés, l'avalanche d'une armée.

Cler est tué.

Les Français reculent, mais pied à pied.


Déconvenue inexplicable, Mac-Mahon ne paraît toujours pas.

Son artillerie s'est tue.

Inquiet de l'éparpillement de ses troupes, dû à une bévue d'Espinasse, il perd plusieurs heures à les rassembler.

L'action est ainsi bien mal engagée.

L'Empereur, à qui Regnault de Saint-Jean d'Angély, commandant la Garde, demande des renforts, répond, le regard vide :


"Je n'ai rien à vous envoyer. Maintenez-vous..."

Grenadiers et zouaves font tête comme ils peuvent à l'assaut furieux des Autrichiens.

C'est le fait d'armes de la journée.

Enfin, vers trois heures et demie, l'arrivée d'une brigade de chasseurs à pied et de lignards les tire d'affaire.


Il était temps.

Les Autrichiens sont repoussés.

Au même moment, de nouveau tonne l'artillerie de Mac-Mahon, parvenu enfin aux abords de Magenta.


Giulay, par un mouvement hardi, essaie de traverser l'armée française.

Il lance Schwartzenberg avec quatre brigades entre le Tessin et le canal.

Canrobert et Vinoy, avec une folle bravoure, l'arrêtent au village de Ponte-Vecchio.

Combat acharné, pertes lourdes.

Mais la décision va venir d'ailleurs.

De Magenta Mac-Mahon, vers six heures du soir, a jeté les divisions d'Espinasse et de La Motterouge.


Les zouaves épuisent la résistance des Autrichiens, retranchés dans les maisons, et qui se battent en enfants perdus.

Espinasse est mortellement blessé.

La petite ville, à la fin, est emportée à la baïonnette.


Cette péripétie fixe le sort de la rencontre.

L'ennemi lâche ses positions de Ponte-Vecchio et se retire vers l'est sous le feu des canons d'Auger.


L'Empereur, demeuré à San Martino, n'apprend la victoire qu'à la nuit tombante.

Sans nouvelles sûres, il a cru longtemps à la défaite.

Ça va mal, ça va mal", murmurait-il complétement désemparé.

Quand Frossard lui annonce le succès, il ne peut y croire.

C'est seulement au reçu du rapport de Mac-Mahon qu'il s'assure, reprend parole et vie, et, fumant pour la première fois depuis des heures, trace avec un morceau de crayon un télégramme à l'Impératrice.


Sa joie est vive, encore que cette bataille décousue, au vrai, ne termine rien et que le hasard soit pour beaucoup dans le succès.

Aucune science stratégique, même tactique, des ordres sans lien, un chaos de colonnes et de convois.

Les deux armées n'ont pu engager que la moitié de leurs effectifs, en raison de la difficulté du terrain.


Soit prudence, soit mécontentement de se trouver sous les ordres d'un général français, Victor-Emmanuel a gardé ses troupes l'arme au pied.


Le lendemain 5 juin, Napoléon parcourt la plaine grasse, bouleversée par les boulets, que les morts qu'on n'a pu encore enterrer parsèment de taches rouges ou blanches.

Il est triste.

Tant de sang versé lui navre le coeur.

Du képi, il salue le corps d'Espinasse qui arrive, enfermé dans une calèche, côte à côte avec le cadavre de son aide de camp.

"Pauvre Espinasse !" murmure-t-il.

Puis aux vainqueurs, avec largesse, il distribue les récompenses.

Mac-Mahon est fait maréchal et duc de Magenta.

Le vieux Regnault de Saint-Jean d'Angély, qui l'a plus mérité, ne reçoit qu'après lui le bâton.

Les grades, les croix pleuvent autour d'eux.

Napoléon se montre d'autant plus généreux qu'il a craint davantage.


Recevant Victor-Emmanuel à son quartier général, il lui reproche sa négligence qui a rejeté tout l'effort sur les Français et, un moment, compromis la journée :
- Sire, lorsqu'on doit opérer une jonction devant l'ennemi, on exécute strictement ses instructions et l'on tient ses engagements. Je regrette que Votre Majesté ne l'ait pas fait.
Un peu décontenancé malgré son exubérance, le roi s'excuse et promet qu'à l'avenir il saura réparer son tort :
- Sire, dit-il, à la prochaine affaire, je demande que vous me placiez à l'avant-garde...
L'Empereur s'adoucit et l'invite à déjeuner.

Solférino.

Giulay, qui d'abord s'était cru vainqueur et avait expédié à François-Joseph une dépêche annonçant "qu'il n'y avait plus un Français sur le sol de la Lombardie", s'est replié dans la direction de l'est, abandonnant Milan.


La capitale lombarde, où les vieux se rappellent encore l'éblouissant passage de Bonaparte, se couvre de drapeaux français et italiens.

Napoléon III et Victor-Emmanuel, côte à côte, y font leur entrée le 8 juin.

Milan les accueille bien.

Pour chauffer son enthousiasme, de la villa Bonaparte où il a établi son quartier général, l'Empereur adresse "aux Italiens" une proclamation d'une rare imprudence :


"Mon armée ne s'occupera que de contenir vos ennemis et de maintenir l'ordre à l'intérieur, elle ne mettra aucun obstacle à la manifestation de vos vœux légitimes. Volez sous les drapeaux du roi Victor-Emmanuel. Ne soyez aujourd'hui que soldats, demain vous serez citoyens libres d'un grand pays."


Langage trop propre à surexciter un peuple fiévreux ;

Napoléon III ne tardera pas à en mesurer les conséquences.

Déjà, la Toscane a passé sous l'administration piémontaise.

Parme, Modène, les Romagnes couvent l'insurrection.


Cette Italie qui se lève, Cavour, oublieux de ses promesses, la pousse à l'unification plus encore qu'à la liberté.

L'Empereur doit prévoir que, dès que les Autrichiens auront quitté Bologne et Ravenne, le drapeau du pape y sera abattu.

Sans doute, à Plombières, a-t-il admis la mutilation des États de l'Église ; mais il constate à présent quelle inquiétude une spoliation, même partielle, du pontife, soulève déjà en France.

Les catholiques crient à la trahison, les gens d'affaires craignent des répercussions politiques.


Avec l'Impératrice-régente, et qui, trop neuve pour un tel emploi, s'effraie de sa responsabilité, les ministres - tenus dans une ignorance complète des actes de Napoléon - souhaitent une paix rapide.

Ils voient grandir la nervosité et la malveillance de l'Europe.


La reine Victoria blâme ouvertement l'Empereur.

Elle se demande "s'il ne veut pas se rendre maître du continent" !

L'Allemagne toute entière s'est dressée.

Le roi de Prusse propose une médiation armée et, par avance, mobilise quatre de ses corps.

La Russie s'oppose au projet de révolution hongroise que Napoléon préparait avec Kossuth, pour prendre à revers et ainsi paralyser la monarchie autrichienne.


Partout, des périls surgissent.

Napoléon y est sensible, et, dégoûté de la guerre par ce que ses yeux en ont vu déjà, il commence, lui aussi, d'en désirer la fin.


Le 23 juin, au cours d'une promenade sur les bords du lac de Garde, Napoléon annonce à Victor-Emmanuel que, si l'on ne veut pas tout compromettre, il va falloir songer à la paix.


Mais la victoire de Magenta n'est pas assez décisive pour obliger l'Autriche à déposer les armes.

Les habits blancs se sont concentrés aux confins de la Vénétie, le long du Mincio, en avant du Quadrilatère.

Position formidable.

Augmentée de nouveaux corps, l'armée autrichienne compte à présent 180 000 hommes ;

l'empereur François-Joseph a pris son commandement.


Elle est beaucoup mieux ravitaillée que les Français qui l'ont mollement poursuivie par Brescia, dans l'extrême chaleur et la poussière.

ils n'ont ni biscuit ni café.

On leur a distribué de la farine de maïs pour faire de la polenta, mais ce mets nouveau les dégoûte ; ils vident leurs marmites dans les fossés.


Les avant-postes se heurtent dans cette journée du 23 juin.

On y prête peu d'attention.

Les Autrichiens ont repassé le Mincio et se sont solidement établis au sud du lac de Garde, sur un groupe de collines escarpées, près du village de Solférino.

Leurs adversaires, à peine à deux lieues, ne s'en doutent pas.

Nul ne prévoit la bataille qui va s'engager le lendemain, par la simple rencontre des corps en marche vers des directions opposées.


Les Franco-Piémontais ont environ 150 000 hommes divisés en six corps.

Niel, imprudemment avancé, enlève Medole et, dès lors, se trouve en flèche.

Mac-Mahon s'arrête devant le promontoire de Cavriana solidement tenu par l'ennemi.

A sa gauche, Baraguay d'Hilliers, seul chef qui ait montré quelque prévoyance, s'attaque aux collines échelonnées devant Solférino.

Plus au nord, les Piémontais sont tenus en échec par la vigoureuse défense de Benedek.

Ainsi, sur un front de quatre lieues, quatre batailles séparées.


Du clocher de l'église de Castiglione, la lorgnette aux yeux, Napoléon cherche à les nouer.

Afin de couper en deux l'adversaire, il prescrit de porter l'effort au centre, sur la tour de Solférino, la fameuse Spia d'Italie, qui se dresse, carrée et rouge, au sommet d'un massif rocheux, près de la blancheur d'un cimetière et d'un procession de cyprès noirs.

Très dure, pendant des heures, la lutte se prolonge, sous un ciel étouffant où traîne l'orage.

Aux ailes, les Autrichiens ont le dessus.

Mais au centre, après des engagements acharnés, les hauteurs abruptes de Solférino sont prises.


Mac-Mahon marche alors sur Cavriana, où se trouve le quartier général de François-Joseph.

Au prix de grosses pertes, il emporte le Monte Fontana, clé de la position.

Une contre-attaque l'en chasse.

Il y revient, est encore repoussé.


L'instant est critique.

Fleury le voit. Il dit à l'Empereur, qui ne donne aucun ordre, semble absent:


- Sire, tout cela est bien long...Il ne faudrait pas la perdre, celle-là.

Ne faîtes pas comme votre oncle à la Moskowa, donnez votre Garde, il n'y a pas à hésiter.


L'Empereur, se tournant vers Regnault de Saint-Jean d'Angély, commande alors d'engager la dernière division de la Garde, les grenadiers et les zouaves du général Mellinet.

Sous leur assaut endiablé, l'ennemi doit enfin lâcher pied.

Les Français couronnent peu à peu toutes les hauteurs.

Bientôt après, Mac-Mahon et la Garde entrent dans Cavriana.


Ainsi se justifie la simple mais saine idée stratégique de Napoléon.

La ligne autrichienne est coupée.

Pour n'être pas tournée, profitant d'un furieux ouragan qui, venu du lac, sous des flots de grêle et de pluie, arrête entièrement la bataille, François-Joseph ordonne la retraite.

Napoléon voudrait le poursuivre.

Il a raison : il pourrait anéantir l'armée autrichienne.

Mais Mac-Mahon l'en dissuade.


Le soir même, à Cavriana, où il a pris le logement de François-Joseph et mangé son dîner, Napoléon dicte le bulletin de la journée et adresse à l'Impératrice une courte dépêche :

"Grande bataille, grande victoire."

Niel est fait maréchal.


Les Français ont 12 000 hommes hors de combat, les Piémonatais 5 600, les Autrichiens plus de 22 000.

Ils ont perdu trente canons.


Plus encore qu'à Montebello et à Magenta, l'horreur du charnier apparaît à Napoléon, le lendemain, tandis qu'il visite les environs de Solférino. dans ce large paysage, couronné par les Alpes et peuplé de villages riants, qu'ennoblit le myrte ou le cyprès, routes, ravins, collines, champs, rizières sont jonchés de morts, la plupart déjà dépouillés par des rôdeurs, de mourants qui bougent encore et se plaignent.

Dans cet air, si lourd que les visages ont noirci, certains, la bouche ouverte, semblent rire.

Les mouches s'abattent sur eux en nuages.

Blême, les dents serrées, il entre dans une ambulance, établie dans une grange à demi effondrée par les boulets.

Parmi l'odeur affreuse, les cris de souffrance, les soupirs d'agonie, les chirurgiens, dégoutants de sang, tranchent dans les chairs vives, jetant de-ci, de-là, avec indifférence, des morceaux de jambes et de bras.


Près de s'évanouir, trempé de sueur, l'Empereur prononce à grand-peine quelques mots d'encouragement, puis, les joues mouillées de larmes, il remonte à cheval avec effort et, jusqu'à Cavriana, ferme les yeux...

L'armistice de Villafranca.

Les Autrichiens ont poursuivi leur retraite derrière l'Adige.

Au lieu de précipiter sa marche, l'armée franco-piémontaise demeure inerte une semaine.

Elle a plus de malades encore que de blessés.

Le quart de l'effectif encombre les bâtiments publics de Brescia et de Milan.

Le typhus a éclaté, mais, pour le public, on tait son nom.

Les vivres manquent tout à fait.


Quoique le succès soit plus net qu'à Magenta, l'armée marque moins de joie.

Fatiguée, débraillée, sans discipline, elle maugrée contre les chefs.

Rien de décisif encore.

Il faut à présent assiéger les places du Quadrilatère et traverser l'Adige.


L'ennemi reste entier et, à mesure qu'il se rapproche de ses bases, il va se renforcer constamment.

On pense à attaquer Venise par mer.

Mais on sent bien, de l'état-major au dernier voltigeur, que la guerre entre maintenant dans une phase longue et difficile.


L'inquiétude unanime ne fait qu'orchestrer l'inquiétude personnelle de Napoléon.

Non seulement le spectacle de la guerre le déchire, mais il craint de plus en plus que Cavour, passant outre au traité, ne soulève toute l'Italie pour la réunir au Piémont.

Les souverains de Parme et de Modène ont dû s'enfuir.

Bologne a chassé le légat du pape.

Dans ces régions, des commissaires de Victor-Emmanuel exercent le pouvoir en son nom.


Il est encore un danger plus pressant, plus grave.

La Prusse accélère sa mobilisation.

Le tsar Alexandre a envoyé à l'Impératrice son aide de camp, Schouvalov, pour lui dire :
- Hâtez-vous de faire la paix ; sinon, vous allez être attaqués sur le Rhin.


La France ne pourrait réunir que cinq divisions, surtout composées de conscrits, pour défendre sa frontière de l'est.

Chaque jour apporte à Napoléon de nouvelles et plus pressantes dépêches. "Traiter, il faut traiter !"


Pareille supplication répond à son voeu intime.

Mais sa promesse de libérer l'Italie jusqu'à l'Adriatique ?

Il en mesure aujourd'hui l'erreur.

Par Persigny, il fait demander sa médiation à Palmerston.

L'Angleterre se dérobe.


Déçu là encore, l'Empereur se résout à s'adresser directement à son adversaire François-Joseph.

Il va trahir Cavour, exaspérer les patriotes italiens.

Mais il doit d'abord songer à la France.


Il appelle Fleury et le charge de porter à Vérone, à l'empereur d'Autriche, une lettre proposant de suspendre les hostilités "pour laisser le temps à la diplomatie de négocier les conditions de la paix".


L'initiative peut paraître chevaleresque, elle n'est qu'insolite et ne cache pas assez le désir de traiter.

Par fortune, François-Joseph n'est pas meilleur diplomate que stratège.

François-Joseph confie à Fleury une lettre où il accepte l'armistice.

Le 9 juillet, la suspension d'armes est signée.

Rendez-vous est pris par les deux empereurs pour une entrevue à Villafranca, entre Vérone et Valeggio, le lendemain.


Sur la route poudreuse bordée de mûriers, laissant derrière soi son escorte de cavaliers, Napoléon III, galamment, se porte à la rencontre du jeune empereur en avant de Villafranca.

Tous deux, s'étant serré la main, entrent dans une maison en bordure de la route, où on les laisse seuls.

Tête-à-tête très cordial ; compliments sur la bravoure réciproque des troupes, assurances de sympathie mutuelle.

Napoléon se montre prévenant, délicat.

Il pose moins des conditions qu'il n'exprime des vœux.


François-Joseph paraît séduit.

Il n'a point de rancune contre la France, n'en veut qu'au Piémont.

Sa réponse est franche.

Il adhère à tout ce que propose Napoléon, ou presque tout :
- J'ai perdu la Lombardie, dit-il, je suis disposé à y renoncer.

- Mais je ne la céderai pas au Piémont, je la donnerai à la France, qui en disposera à son gré.


- Pour la Vénétie, il entend la garder. Il y accomplira de telles réformes qu'elle sera "non seulement heureuse, mais satisfaite".

- Il admet que Parme soit réuni au Piémont, mais demande que Modène et Florence soient rendues à leurs princes.


- L'accord se fait sans peine sur une confédération italienne, placée sous la présidence du pape.

Un congrès réglera les questions en suspens.

En avance de plus d'un demi-siècle sur son époque, Napoléon croit à la puissance constructive de l'Europe réunie en conseil.


Les deux souverains se séparent enchantés l'un de l'autre.

Le soir même, portés à François-Joseph par le prince Napoléon, les préliminaires sont signés.


Victor-Emmanuel connaissait l'offre d'armistice.

Mais l'Empereur ne l'a pas consulté sur les conditions de paix.

Quand Napoléon lui en dit la teneur, le roi, profondément déçu, se laisse aller à un vif accès de colère :

"Pauvre Italie ! s'écrie-t-il. Quoi, nous n'aurons pas la Vénétie ! On nous refuse Mantoue, Peschiera, Modène ! Quel désastre !"


Il semble près d'un éclat, puis il se reprend, par politique plus encore que par dignité, et il assure Napoléon qu'en dépit de sa tristesse, il n'oubliera pas le service rendu à la cause italienne.

L'Empereur peut compter sur sa fidèle amitié...


Rentré à son quartier général de Monzambano, il informe Cavour qui ne recule pas, lui, devant la violence.

Déjà, la veille, à la seule nouvelle de l'arrêt des hostilités, il est allé avec son maître jusqu'à l'injure.

La convention que lui apporte Victor-Emmanuel, il eut voulu la déchirer :

- Vous ne signerez pas cela !

C'est trop ignominieux...

Même sans la France, vous devez continuer la lutte.

Si vous êtes vaincus, eh bien ! vous abdiquerez !


Habitué pourtant à sa familiarité, souvent excessive, le roi se redresse et veut faire taire Cavour :

- Je ne vous laisserai pas répéter vos insolences d'hier.
- Alors, je prie Votre Majesté d'accepter ma démission.
- Je l'accepte, vous pouvez vous retirer.


Après avoir tenté en vain de voir l'Empereur, Cavour part pour Turin, où il attendra la désignation de son successeur.

Il se répand en plaintes et en reproches contre Napoléon.

L'opinion publique est avec lui.

Aux fenêtres, les drapeaux sont mis en berne.

Les vitrines des boutiques s'ornent - insulte délibérée - de portraits d'Orsini.


Quand Napoléon, ayant passé par Milan, traverse à son tour la capitale piémontaise pour regagner la France, il est accueilli, dans des rues presque vides, par une dramatique froideur.

Il le voit dans ce moment même, c'est en vain qu'il a fait couler le sang français, qu'il s'est aliéné ses amis européens.

L'Italie ne lui pardonnera jamais d'avoir trompé son espérance.

Il fait appeler Cavour :
- Je ne veux pas que nous nous quittions brouillés.

Je ne pouvais continuer la campagne.

Il m'eût fallu 300 000 hommes et je ne les avais pas.


Et il promet à Cavour de plaider, devant le Congrès, la cause des régions italiennes rendues à leurs princes.

Il ajoute que, puisque le Piémont n'a pu recevoir tout l'accroissement de territoire qu'on avait prévu, il renonce à l'annexion de Nice et de la Savoie.

Puis il quitte Suse pour passer le Mont-Cenis, mécontent de soi-même et ne laissant point de regrets.
- Ouf ! il est parti ! dit Victor-Emmanuel.


Parole ingrate, l'unité de l'Italie est proche.

Article d'Octave Aubry paru dans la revue Historia.

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