LA JOCONDE CORSE.
 LA JOCONDE CORSE.
 
Voilà un regard qui ne saurait passer inaperçu.
 
Les visiteurs du Salon de Paris de 1870 ont sans doute marqué un temps d’arrêt devant cette toile représentant une allégorie de la Corse.
 
L’air renfrogné, cette dernière paraît livrer une mise en garde.
 
"Qui s’y frotte s’y pique", dardent ses yeux à l’air vengeur.
 
Il faut dire que la dame en question incarne la Corse du XVIIIe siècle, autrement dit, l’âge de l’indépendance et des combats livrés au nom de la liberté.
 
Un siècle plus tard, la fierté et le courroux qui vibrent dans les prunelles peintes par Novellini ont dû émouvoir quelques fins amateurs parisiens, certainement partagés entre admiration pour la qualité de la composition et vague sentiment de malaise…
 
C’est ce même portrait, tiré de l’Allégorie de la Corse, qui vient tout juste d’intégrer les collections du palais Fesch - musée des beaux-arts.
 
Le résultat d’un don à l’établissement réalisé par Jean-Michel Pianelli (lire ci-contre).
 
Son conservateur, Philippe Costamagna, est aux anges.
 
Si le peintre natif de Lento a peint de nombreuses toiles et quelques fameux décors pour les églises insulaires, la cité impériale reste en effet assez dépourvue d’œuvres portant sa signature, alors qu’il y a exercé son art durant de longues années et que l’on peut le considérer comme le père de l’école d’Ajaccio.
 
Deux tableaux de sa main, qui font la part belle à saint Pierre - l’un conservé au palais Fesch, l’autre à l’évêché - permettaient, certes, de se faire une idée.
 
Mais, sur le plan pictural, rien à voir avec la puissante force d’évocation de ce visage de femme.
 
 
Au sein du musée, le responsable de la collection des peintures corses, Philippe Perfettini, travaille actuellement à reconstituer l’histoire bien mal connue de l’Allégorie de la Corse.
 
Car, après sa présentation au Salon de Paris de 1870, on perd sa trace.
 
Une chose est certaine : l’État ne l’a pas acheté, comme il est alors souvent de coutume, pour garnir les cimaises des musées des beaux-arts de province.
 
A-t-elle repris le chemin de l’atelier de Novellini, installé depuis 1869 à Ajaccio après quelques années passées à peaufiner son apprentissage et à exercer son métier à Paris ?
 
Ou bien a-t-elle immédiatement intégré une collection privée ?
 
Quoi qu’il en soit, elle refait une brève apparition sur le marché de l’art, du côté de Marseille, dans les années 60.
 
Avant d’être acquise par Jean-Michel Pianelli, voilà plusieurs années, à Paris.
 
Autre question qu’il convient d’élucider : quelle est la nature exacte de ce portrait ?
 
Car, on sait que Novellini avait conçu un tableau bien plus conséquent que ce simple élément pour figurer la Corse du XVIIIe siècle.
 
S’agit-il donc de la copie d’un détail de l’œuvre ou d’un fragment prélevé de l’ensemble original ?
 
La gravure dont on dispose - le peintre ajaccien était aussi un bon lithographe - permet en tout cas de se rendre compte que la composition était initialement plus complexe.
 
La femme, représentée en pied et la tête ceinte d’une couronne de laurier, tient de l’amazone.
 
À ses côtés, une tablette de marbre où sont gravés les noms de trois gloires "nationales", Sampiero, Paoli et Bonaparte - tandis que ceux de Tenda, Calenzana, Capraia et Borgo inscrits sur les bords du tableau renvoient à de célèbres batailles - confèrent à cette allégorie un ton définitivement guerrier.
 
Le tout au nom de l’émancipation du peuple corse, comme le suggèrent les références au bas de la composition:
 
"Terra del commune" et "Costituzione Corsa"…
 
Le style académique de Novellini plaisait à l’État, qui n’hésitait pas à lui passer commande.
 
Mais, ce peintre d’origine italienne, qui n’acquit la nationalité française qu’à l’âge de 56ans, était aussi fortement inspiré par l’histoire tumultueuse de l’île.
 
À ce titre, l’Allégorie pourrait tenir de la propagande visant à mettre en valeur les grandes heures de l’épopée d’une Corse qui n’était française que depuis un petit siècle.
 
Les sourcils légèrement froncés, la Corse contemple donc le reste du monde.
 
Et l’on se prend même à établir un lien, comme n’hésitent pas à le faire Jean-Michel Pianelli et Philippe Costamagna, avec un célébrissime autre portrait de femme.
 
Entre le sourire mystérieux de la Joconde et le regard sombre de la Mona Lisa corse, une façon de livrer un sentiment subtil sans accentuer le trait.
 
Certes, Novellini n’est pas Léonard de Vinci, mais le palais Fesch tient d’un petit Louvre qui méritait bien de compter cette œuvre parmi ses collections.
 
L’Allégorie de la Corse est évidemment appelée à prendre la direction du département des peintures corses.
 
Celui-ci étant actuellement fermé pour cause de travaux, le public devrait pouvoir la découvrir à partir de fin mai.
 
Non loin de certains maîtres que Novellini a inspirés, voire même formés, à l’image d’un certain Jean-Baptiste Bassoul.
 
Une chose est certaine, cette œuvre visuellement marquante est appelée à devenir l’une des ambassadrices du musée Fesch.
 
Qui ne devrait pas manquer d’en faire l’une des cartes postales favorites de ses visiteurs…
 

Un don "à l’américaine"

Deux à trois fois par an, en moyenne, le palais Fesch - musée des beaux-arts d’Ajacico profite de la générosité de donateurs qui souhaitent contribuer à enrichir ses collections.
 
Jean-Michel Pianelli, qui a été responsable de la bibliothèque Marmottan, à Boulogne-Billancourt, fait partie de ces passionnés qui n’hésitent pas à se départir d’œuvres dont ils sont propriétaires pour en faire bénéficier le public.
 
Depuis la réouverture du palais Fesch, en 2010, il a ainsi déjà fait don à l’établissement de sa bibliothèque personnelle et d’un portrait d’homme signé de Louis-Léopold Boilly (1761-1845).
 
Si les motivations des donateurs peuvent être assez diverses, Jean-Michel Pianelli a tenu à spécifier que son geste visait à saluer l’action conduite par le musée des beaux-arts d’Ajaccio en général et de son conservateur, Philippe Costamagna, en particulier.
 
Un don "à l’américaine" en quelque sorte.
 
"Les donateurs sont des gens qui aiment profondément le musée, qui suivent généralement de près ce qui s’y passe et qui témoignent aussi souvent d’un fort attachement pour Ajaccio, observe Philippe Costamagna.
 
Ils sont Corses, à l’image de Jean-Michel Pianelli, ou originaires d’autres régions et pays. Quoi qu’il en soit, cela reste une démarche bien sûr très précieuse pour un musée comme le nôtre."
 
 

Sur Novellini, voir l’Encyclopédie chronologique illustrée des peintres, dessinateurs et graveurs actifs en Corse, de Michel-Edouard Nigaglioni (Piazzola, 2013)
 
Source : Corse Matin.
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