LA JEUNE FILLE À LA ROBE ROUGE.

LA JEUNE FILLE À LA ROBE ROUGE.

Souvenirs du village, souvenirs de soi, ou l'incontournable introspection.

Enfin il s'éloigna.

Il remonta lentement une petite côte que dans sa jeunesse il n'avait pas perçue aussi abrupte.

Il passa devant l'ancienne épicerie, aujourd'hui définitivement fermée, où ses camarades et lui-même se ravitaillaient en carambars, certains d'entre eux les ayant acquis en récompense d'une course ou d'un service rendu à une personne d'âge.

Il se souvenait dans ces parages de fillettes aux longs cheveux noirs qui continuaient à déambuler en son esprit comme si le temps n'avait jamais voyagé, et Sanvitus hésitait encore à leur adresser la parole ou à leur avouer qu'elles lui plaisaient.


Il dépassa la chapelle du village, petite sœur de la grande église qui se situait plus loin, en contrebas d'une descente, entre Suarella et Eccica.

Tant de processions étaient passées par là, en particulier le jour des communions solennelles où les jeunes gens se devaient d'entrer en l'âge adulte vêtus de blanc, comme la répétition solitaire d'un mariage qui aurait lieu plus tard.

Un peu plus loin, il effleura du regard la place aujourd'hui désertée où zia Catalina, la doyenne du village, était assise, en un âge qui lui avait valu ce surnom de "zia", parce que ses années, si nombreuses, lui avaient conféré le mérite de devenir symboliquement la tante de tout un chacun.


Il n'y avait personne sur la place de la mairie par cet après-midi d'hiver.

Une place qui, à l'échelle du village entendons-nous, était par ailleurs si remplie de monde les jours d'élections, les soirs des parties de boules estivales ou bien ceux des bals qu'une modeste affiche avait annoncés, apposée de-ci de-là sur quelques arbres du canton.

Ces bals annuels qui représentaient à l'époque l'entière et unique possibilité des amours du monde, si bien qu'un cavalier éconduit, fort de la patience et du fatum paysan, se disait que l'année prochaine il s'y prendrait autrement avec l'élue de son choix, et qu'il aurait, espérait-il cette fois, gain de cause.

Sanvitus regardait dans sa mémoire la robe rouge de telle jeune fille brune du village qu'il voyait presque tous les jours en un accoutrement ordinaire mais qui ce soir-là, dans son vêtement couleur de feu, le visage encadré par une chevelure noire, animale, évoquant quelque rare félin africain, accompagnée d'un brin de maquillage qui donnait subitement la parole au rêve féminin, représentait la quintessence du désir, illuminant du village le ciel et la terre de l'infini du désir, une immensité qui devait pourtant revenir dans les travées du bal, se réduire, accepter de faire l'effort d'ouvrir la bouche et de prononcer ces mots si difficiles, comme on jette fiévreusement sur une table de jeu toute sa fortune sur le même chiffre:

"Anna, veux-tu danser avec moi?"

Charles Versini.

Extrait de "La Liberté corse"
Editions L'harmattan.

Source photo : Deedee.

 

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