U LAMENTU DI SARTÈ.

Un Lamento à Sartène

Ils étaient descendus du plateau du Coscione, ayant appris la nouvelle.


Ils avaient laissé l'âtre encore chaud, leur lit de feuilles, leur bâton de chevriers.


Ils avaient dormi sous les étoiles, la nuit, chacun avait veillé à tour de rôle pour se garder des mauvais esprits lesquels pouvaient rôder tout près, traquant les passants égarés avec une hache invisible.


Le lendemain, Sartène était en vue avec ses maisons de granite en forme de citadelle.


Il y avait, dans la ville médiévale, une fameuse vocératrice qui se nommait Anna-Maria.

Elle avait attisé bien des vengeances quand des crimes de sang s'étaient produits.

Cette fois, il n'y avait eu ni meurtre ni assassinat, mais on l'avait appelée pour honorer de ses chants la mémoire du mort.


Sur la place Porta, devant la maison Tomasi, des hommes au visage grave, vêtus de velours, parlaient silencieusement.

Des enfants s'aventuraient à la porte, à la périphérie de la scène émouvante et tragique, jouant à se faire peur, alors que face à eux, d'abord rangées en cercle puis se déployant en tout sens, une quinzaine de femmes chantaient, psalmodiant des mots puissants à l'adresse de celui qui était déjà parti pour un ailleurs et qui avait laissé, au milieu de ces cris, seulement un corps étendu.


Mais ce corps conservait les attributs de la vie pour ceux qui étaient autour et c'est pourquoi Anna-Maria s'approchait de l'oreille du mort pour lui parler, lui chanter au plus près ce que la douleur des proches de la famille ne pouvait pas toujours exprimé en ces moments-là.

Sans cette mise en scène traditionnelle, quels débordements incontrôlables auraient eu lieu chez les plus faibles?


C'est pourquoi elle était si utile cette intervention des pleureuses, afin de ritualiser les douleurs excessives, de les juguler dans un cérémonial précis pour éviter chez les proches du défunt une trop grande folie contre eux-mêmes.


Mais une fois ce cérémonial collectif enclenché, une fois la douleur investie par l'ensemble du chœur des pleureuses, on tendait alors vers une sorte de paroxysme, codé cette fois, afin de sortir du corps, de s'en libérer.


Les larmes rougissaient les yeux et les visages, la tension montait, un hors du corps s'installait qui ressemblait si fort au départ de l'esprit et de l'âme du mort à partir du corps étendu.

Des esprits se rejoignaient ainsi, un opéra magique, un accord sourd et chanté, une communion stridente puis douce avait lieu, acquise quand l'abattement saisissait l'assistance.

Puis celle qui dirigeait les chants, Anna-Maria en l'occurrence, reprenait la complainte.

Sans doute le mort et les cantatrices, leurs esprits extatiques affranchis des frontières charnelles, se réunissaient-ils en cet instant dans une transe qui détruisait ainsi le pouvoir de la mort telle que l'on peut se la représenter communément.

La solitude de celui qui partait était réparée et ce que le mort avait fait naturellement en se dégageant du corps, en tournant les yeux, en laissant faire, en lâchant prise, les cantatrices l'accomplissaient par paliers difficilement, au prix de bien des efforts.

Le corps, promis au dépérissement, se trouvait ainsi dépassé.

On était allé chercher l'esprit et sa lumière.

L'esprit du mort, du vivant maintenant, était de ce fait rattrapé, reconnu, acquiescé entre amour et déférence.


Quand Anna-Maria revenait par moments vers le corps étendu, c'était juste pour rendre hommage à une identité précise, re-désigner, par son approche, la relique immobile aux yeux de l'assistance pour que l'esprit du défunt se réjouisse, encore une fois, de cette reconnaissance.

Mais c'était juste pour prendre un appui passager, d'une phrase, d'un mot seulement, comme si elle retournait à ce noyau inerte dont l'importance était dépassée pour que les atomes d'esprit qui se mouvaient autour dansent avec plus de force et de grâce, dansent des mots et des sons qui reconstruisent la vie pour un ultime adieu au corps.

Mais déjà, évidemment, on attendait du mort une autre réponse qu'une bouche qui bouge, qui articule, qui parle; celle-là, on savait bien qu'elle resterait close; c'est une voix que l'on attendait mais qui n'avait plus besoin de bouche, une oreille mais qui n'avait plus la forme d'une conque marine, qui serait écoute, écoute omniprésente.

C'est cette voix et cette écoute que les femmes échevelées allaient chercher pour s'y agripper, gestation féminine au-delà de la chair, joie finalement, au cœur de la douleur, de toucher à la vie éternelle.


Dans cette pièce surchauffée d'émotion, de mouvements magiques autour de la simple immobilité de ce corps inerte, à partir duquel - référence de départ vite abandonnée - tout se jouait: une roue vivante qui se meut autour d'une poulie fixe, une culture millénaire exprimait le retour éternel de la vie, sa continuité sans rupture.

Le fleuve vital qui jamais ne s'arrête avait pénétré les consciences, en Corse, comme ici à Sartène.

Le cercle des pleureuses, dans le repli sacré insulaire, formait un monde à lui seul.

Quand on avait trempé son âme au feu rougi de ce peuple, en quoi pouvaient bien compter les péripéties au-dehors?


Il y avait bien d'autres pleureuses, ailleurs, en Syrie, au Liban, en Irak, mais ce n'était pas la même langue, la même exacte sonorité, les mêmes gestes, la même école.

Il y avait bien, en Afrique noire, une communication similaire dans le culte des ancêtres mais, là encore, vivaient d'autres codes, venus d'autres écoles.


La marque particulière des pleureuses sartenaises, comme tous les particularismes de l'univers, ne pouvait avoir son pareil.


Sur l'île, tout était en place pour que rien ne bouge; en dépit des essais d'évasion, des exils, et des plus rocambolesques escapades.

En dépit des déserts, de tous les déserts, plus loin qu'eux!...


Maintenant, ils étaient remontés sur le plateau du Coscione.

Les vaches, les brebis, les chèvres, les avaient attendus avec leur pas, leurs regards, leur présence fidèle, sous les mêmes étoiles, fixes, parfois filantes.

L'homme qu'ils avaient veillé à Sartène les avait accompagnés de son esprit léger, il était berger lui aussi et il voulait ce soir écouter les grelots des troupeaux et regarder filer des étoiles pour s'amuser à faire des vœux.

Extrait du livre: "Une vision en été".

Editions du Journal de la Corse. 2000.

Charles Versini.

 

Retour à l'accueil