SUARELLA.
Au village de Suarella
Aujourd'hui, si Sanvitus rétrogradait les vitesses au moyen de son embrayage quand la côte devenait plus raide, il avait pourtant le sentiment intime - invisible aux yeux ordinaires - d'être conduit par son père, tant ces tournants et ces voyages d'enfance avaient scandé sa vie, et parce que l'alpiniste ou l'explorateur qui marche vers un monde le fait en repensant en esprit au guide qui, la veille au bivouac, lui a indiqué le chemin.
Or Suarella était un monde; un monde à lui seul dès le premier tournant du village dont la courbe très raide était comme une clef, une serrure et une porte de sécurité, à l'instar des cités d'autrefois qui protégeaient leur vie derrière des murs d'enceinte.
Mais ici, point de murs nécessaires, la solitude montagnarde était la gardienne naturelle de ces lieux.
D'ailleurs, bien plus qu'une cité, car antérieur à la forme citadine de l'habitat et de ses mœurs, répétons-le, Suarella était un monde, une communauté authentique et première, où depuis la nuit des temps des générations avaient vécu sans les inutiles hochets et empêchements de vie que l'État et l'ordre actuel mensongers ont prétendu incontournables, à savoir: les banques, la police, les impôts, les tribunaux et les établissements d'enseignements divers à des fins de travaux obligés.
Dans ce village premier, durant des siècles et des siècles, les hommes avaient vécu heureux sans argent, sans organismes répressifs venus du dehors, avec l'enseignement de la nature et du ciel, et la distribution spontanée de la spiritualité, de l'intelligence ou du pragmatisme, selon le destin de chacun.
Dès l'entrée à Suarella, Sanvitus se sentait libre et purifié de toutes les formes de contraintes étrangères au village que sont les appareils d'État, les religions monothéistes, les modes fantaisistes, l'esclavage du commerce universel.
Il entrait immédiatement dans une communauté qui avait créé son caractère par elle-même et il laissait derrière lui tout ce dont cette communauté n'avait pas besoin d'avoir, c'est à dire tout à part elle.
Il y avait ici une terre qui donnait des fruits et des légumes, du blé et du pain.
Il y avait des animaux qui donnaient du lait ainsi que des fontaines qui donnaient de l'eau.
Il y avait des hommes qui, par leur disponibilité, donnaient le sentiment à quiconque se trouvait en demande, de ne pas être toujours seul.
Il y avait des femmes qui donnaient de l'affection et de l'amour.
On n'avait jamais vu en ce village quelqu'un se plaindre de son organisation parfaite.
Parfaite car pensée et adaptée depuis toujours aux seules nécessités du pays.
On n'avait jamais enregistré ici un tel désespoir qu'un suicide ait eu lieu, si bien que l'on pouvait avec pertinence se demander pourquoi les Suarellais avaient un jour franchi le tournant d'entrée dans le sens inverse pour faire si souvent leur infortune.
Mais la réponse se chuchotait en Corse parmi quelques personnes éclairées, au constat que depuis deux mille ans le monde avait été embarqué dans des croyances religieuses, des idéologies honteuses et des contraintes indélicates, toutes étrangères et contraires aux terres particulières de chacun.
Extrait de "La liberté Corse"
Editions "L'Harmattan".
Source : Charles Versini.